IA : Mistral, le magicien français qui atteint l'excellence malgré des moyens beaucoup plus limités que ses concurrents<!-- --> | Atlantico.fr
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Arthur Mensch, l'un des fondateurs de Mistral.
Arthur Mensch, l'un des fondateurs de Mistral.
©TOBY MELVILLE / POOL / AFP

Prodigieux

L’un des champions français de l'intelligence artificielle, Mistral AI, a conclu un partenariat pour l'heure exclusif avec Microsoft pour sa distribution.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : L’un des champions français de l'intelligence artificielle, Mistral AI, a conclu un partenariat pour l'heure exclusif avec Microsoft pour sa distribution. Quels sont les principaux enseignements de cet accord pour la Tech française ? Est-ce inquiétant pour la souveraineté française ?

Rémi Bourgeot : Mistral AI est parvenu en quelques mois à développer des modèles d’IA qui talonnent en performance ceux d’OpenAI, Google et Meta, avec des moyens certes conséquents, mais incroyablement plus limités que ceux des géants américains. Cela est particulièrement marquant sur le plan des effectifs, avec sa petite trentaine d’employés ! Il s’agit d’une prouesse de la part de cette équipe, mais cela éclaire aussi la nature de la technologie qui sous-tend l’explosion de l’IA générative. En plus de nouvelles architectures de réseaux de neurones (transformers), les progrès spectaculaires de l’IA depuis une petite décennie sont surtout liés à l’utilisation d’une quantité de données et d’une capacité de calcul phénoménales. Tout en prenant cette vague d’explosion quantitative, Mistral creuse le sillon d’une ingénierie d’IA plus raffinée, plus qualitative, qui lui a permis de s’établir sur la scène mondiale en un temps record.

Là où le bât blesse, c’est que Mistral, après s’être présentée en champion des modèles ouverts, « open source », réutilisables par tous, a décidé que son nouveau modèle le plus performant serait fermé… qui plus est suivant un accord de distribution avec Microsoft, qui prend au passage une participation dans l’entreprise. La voie de l’open source l’avait propulsé en termes de popularité chez les développeurs, en parallèle d’autres modèles ouverts comme LLaMa de Meta, face au modèle désormais radicalement fermé de la malnommée OpenAI. D’ailleurs, c’est précisément sur cette base qu’Elon Musk (qui avait participé à son lancement) a récemment annoncé poursuivre OpenAI en justice. L’entreprise de Sam Altman souffre encore d’une structure labyrinthique, entre sa vocation initiale, fondée sur l’open source et la recherche, et sa finalité actuelle, purement commerciale.

De même, l’accord de Mistral avec Microsoft entérine son succès technique et sa popularité. L’entreprise française propose d’ailleurs maintenant un chabtbot, nommé « Le Chat », sur le modèle de ChatGPT. Cependant, ce partenariat enterre, pour l’heure, le rêve d’une IA européenne open source et indépendante.

Cet accord est-il encourageant pour le succès des licornes françaises ? La France est-elle en train de rattraper son retard dans la course à l’intelligence artificielle ?

Le succès de Mistral confirme l’opportunité d’une IA relativement économe au regard de ce que fait la Big Tech en termes d’utilisation de données, de moyens financiers et humains. Alors que beaucoup avait tendance à penser que l’Europe devait se cantonner à un rôle d’utilisateurs des modèles d’IA américains pour toutes sortes d’usage et d’applications, Mistral démontre qu’avec des moyens beaucoup plus limités, il reste possible d’atteindre une excellence dans les modèles fondamentaux d’IA générative. 

Dans un pays aussi désindustrialisé, où l’ingénieur est souvent considéré comme un simple exécutant, il reste possible de mobiliser des compétences conceptuelles de pointe, issues des meilleures formations malgré la crise éducative, pour rivaliser avec les géants mondiaux. C’est une leçon importante, au-delà de la déception qu’a suscité la volteface de Mistral sur l’open source et l’indépendance. Au-delà des attaques virulentes des derniers jours contre les dirigeants de l’entreprise (dans le champ lexical de la trahison), il convient de s’interroger sur l’environnement économique français et européen. Le problème reste celui des perspectives de développement, de financement et de débouchés commerciaux nécessaires à un positionnement de pointe dans le numérique. Dans un domaine connexe, la spectaculaire débâcle d’Atos en est un exemple, sur fond de gestion calamiteuse.

Alors que la réglementation européenne, avec le Digital Services Act ou l’AI Act, a tenté de réguler les géants de la Silicon Valley, l’accord entre Microsoft et Mistral met-il un terme à l’espoir de l’indépendance technologique européenne ?

L’AI Act répond à un besoin évident de réglementation et d’encadrement des risques liés à l’IA. Pour autant, ses auteurs ont manqué la révolution de l’IA générative et, dans un contexte institutionnel d’une complexité redoutable, se sont lancé dans un travail titanesque d’adaptation l’an dernier. Cette genèse compliquée a rendu les éléments de l’accord particulièrement tortueux.  L’idée de se positionner en gendarme numérique du monde, en se souciant trop peu de l’offre technologique européenne, pose en elle-même un risque existentiel à l’économie européenne et à la souveraineté des Etats. Surtout, avec sa complexité et sa confusion terminologique, l’AI Act risque plutôt de servir les intérêts de la Big Tech, qui a les moyens de naviguer dans ce genre de labyrinthes réglementaires. L’entrée de Mistral dans l’orbite de Microsoft semble en fait le confirmer.

A l’opposé, sur le plan technique, ses succès apportent la preuve que des entreprises européennes pourraient rivaliser avec les géants, pour autant qu’on le leur permette, du point de vue réglementaire notamment.

Mistral a milité fermement, à la fin de l’année passée, pour l’assouplissement de l’AI Act, en particulier en ce qui concerne les modèles fondamentaux d’IA générative open source. On peut naturellement penser que l’entreprise avait alors déjà prévu ou au moins envisagé son virage vers un modèle fermé, en partenariat avec Microsoft. Pour autant les concessions consenties en réponse aux objections des gouvernements français et allemand, défendant leurs entreprises nationales comme Mistral et Aleph Alpha, concernait surtout l’open source, qui bénéficiera ainsi d’une plus grande latitude réglementaire. Bien que l’on puisse déplorer le revirement commercial de Mistral, son lobbying a surtout débouché sur un assouplissement de l’AI Act qui pourrait encourager l’émergence future de ses propres concurrents open source… Disons que l’on a déjà vu plus diabolique en matière de stratégie d’influence.

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