David Haziza : la révolution de la chair, ou la vitalité du monde <!-- --> | Atlantico.fr
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David Haziza publie "Le procès de la chair" aux éditions Grasset.
David Haziza publie "Le procès de la chair" aux éditions Grasset.
©DR / JF Paga / Grasset

Atlantico Litterati

Le philosophe David Haziza, déjà auteur d’un -beau- texte sur le « Cantique des Cantiques » ( « Talisman sur ton cœur. Sacré parce qu’érotique, érotique parce que sacré » / Éditions du Cerf- 2017 ) publie « Le procès de la chair » ( 2022-Grasset). Troublant.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

David  Haziza- philosophe enseignant la littérature française à l’université américaine de Columbia- publie « Le procès de la chair »  (Grasset), essai restaurant la grandeur et la beauté de la vitalité charnelle. Au présentiel, préférons la présence,  refusons le neutre, désirons le divin désir, effaçons l’effacement des corps, osons vouloir la chair qui est la preuve du  vivant . La chair n’est ni triste ni sale, elle rayonne malgré le puritanisme ambiant, la vogue du virtuel, les réunions Zoom, l’I. A., les robots, les réseaux etc. Or, nous sommes d’abord notre corps (le plaisir fortifie les neurones). Cessons de faire le jeu des pisse-froid : vive la révolution de la chair et la vitalité du monde.« Que n’entrent ici doctrinaires, bigots athées ou pies, trafiquants d’impeccabilité́. Et que ces pages soient lues comme on regarderait, sans dédain, telle peinture naïve ou étrange : la vitalité́ du monde s’exposerait là avant sa géométrie, la liberté́ y ferait pièce à la décence  » 

Cinquante ans après la révolution sexuelle, la « cancel culture » et le wokisme règnent. « Comment définir le "nouvel illibéralisme" ? C’est une manière de juger le passé d’après les mœurs du présent, plutôt que d’essayer de le comprendre. C’est une éducation qui n’apprend pas à penser, mais qui impose ce que l’on doit penser. Ce sont ces collèges où l’on a retiré des programmes, pour des motifs variés, des ouvrages comme Des souris et des hommes de Steinbeck, Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain ou Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee. » (Cf. France-Culture( à propos, France 24 est désormais interdite en Russie). En Occident, les nouveaux puritains condamnent la sexualité. «  S’insurger contre le procès fait à la chair, c’est rendre ses droits à̀ ce qui échappe au public. À ce qui, à la pointe de l’immanent et du transcendant, brûle et éclaire. Aux forces obscures et lumineuses de la nature, ainsi qu’aux symboles et aux rites qui transpercent, élèvent et couronnent cette dernière, plutôt qu’au social replié sur lui-même ». Cette sexualité est -elle devenue ringarde, offensante, l’ affaire de papa ?  Pas sûr. David Haziza  dénonce ce procès ..« La neutralité, c’est l’indifférenciation sexuelle que l’on veut substituer à l’érotisme. C’est aussi la place grandissante des machines et des écrans »  Nous sentions bien que quelque chose n’allait pas. Le confinement nous a ouvert les yeux . « La claustration que nous nous sommes imposée résume la pusillanimité́ de l’époque ; la surveillance des malades annonce des extases encore inédites de contrôle technique ». David Haziza , universitaire renommé, écrivain enseignant la littérature à Columbia a étudié les maux de notre société.Selon lui et pour résumer : nous devenons tellement intelligents, secondés que nous sommes par nos logiciels épatants et les robots de l’I. A., que nous avons oublié la chair, qui n’est pas triste, contrairement à ce que dit le poète (après le départ de la femme aimée)..Honteux de notre animalité, à force de faire l’ange, nous devenons bêtes. (cf. « avoir quelqu’un dans la peau » ; «  ne pas pouvoir sentir X ou y », etc. : la vérité est enclose dans la bouche des parlants/es ). Notre corps n’est ni laid ni sale : il est. Sans lui point de vie. Pour se faire une opinion, David Haziza écouta les conversations des professeurs, des étudiants. Il trouva stupide la culture Woke, nous aussi. Ce conservateur distingué relut  des centaines de nouveautés  et Bret Easton- Ellis- qui fut le premier à dénoncer les ravages du wokisme. Il consulta ses étudiants, interrogea quelques anciens, aima, quitta,  revint, vécut en somme. L’écrivain-philosophe comprit : nous vivions dans une abstraction qui allait croissant. Les écrans nous accompagnaient à chaque instant. Nous portions un uniforme invisible : celui qu’autrui voulait voir sur nos corps désormais enfouis dans la vérité du moment . L’époque nous dirigeait si bien que nous étions les acteurs de nos vies virtuelles. Nos vêtements à Paris, Londres, New York ou Philadelphie se ressemblaient.  Solides, gris, pratiques,infroissables comme nos cœurs, ils voyageaient bien, point.  Dans les réunions « zoom » rien ne nous distinguaient du voisin.Le neutre partout  régnait . C’était un peu la fin du monde, la fin de la vitalité du monde. Pendant que nous devenions choses, tout choses, l’agriculture intensive tuait poules et canards par millions. Les œufs de Pâques baignaient dans  leur sang. Parfois, un livre pouvait tout changer. Avec celui de David Haziza,  c’est le cas. « Dans ce monde de plastique et d’acier, d’immeubles en verre et d’étoffes – de viande bientôt – synthétiques, Eros, avec toute sa violence, a encore son mot à dire. L’Éros qui charme et qui dégoûte, qui effraie et qui ravit. «Cela ne vous répugne pas, de me donner à boire?» demande la Bête. « Non, cela me plaît », lui répond la Belle. » Beaux passages  (proustiens) sur le goût des étoffes et  le plaisir de retrouver certaines odeurs, en particulier celles des  bistrots parisiens . La chair est gaie. Quant à la vie de tous le objets du monde, elle est sacrée. « En postulant une distribution universelle des humains et des non-humains dans deux domaines ontologiques séparés, nous sommes bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d’objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. Une telle distinction paraît, en outre, aller à l’encontre de ce que les sciences de l’évolution et de la vie nous ont appris de la continuité phylétique des organismes. Notre singularité par rapport au reste des existants est relative, tout comme est relative aussi la conscience que les hommes s’en font.»( Philippe Descola/ Leçon Inaugurale/Collège de France/ 29 mars 2001)

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Extrait  « Le procès de la chair »

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Face aux robots, Bernanos annonçait la révolution de l’Esprit. Je n’ai murmuré dans ces pages d’amour et de colère que le rêve d’une révolution de la chair. D’une révolution, d’une révolte plutôt, au sens où Camus entendait ce terme, et même alors de la révolte par excellence, car contrairement aux révolutions, qui supposent toujours « l’absolue plasticité́ de la nature humaine, sa réduction possible à l’état de force historique », la révolte, elle, « est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire ».

À moins qu’il ne s’agisse d’une restauration, comme toute révolte vraie peut-être. Tout révolutionnaire authentique est un conservateur, puisqu’il accomplit une promesse et un espoir, et pour la même raison, tout conservateur authentique est un révolutionnaire. La révolution, comme écrit Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, est « saut du tigre dans le passé ».

De la chair, ai-je dit, c’est-à-dire de la vie intime et interstitielle et non seulement de la vie intérieure – comme on l’appelle bien improprement du reste, puisque la vie complètement spirituelle serait, au contraire, une vie extérieure. De la chair, soit aussi de l’intelligence, de la pauvre intelligence charnelle, contre l’intelligence artificielle. Il n’est pas de plus grand besoin, à notre époque, que d’un contre- poids charnel – et spirituel parce que charnel – à l’alternative opposant machinisme et brutalité, fuite hors de la nature et primitivisme.       

La sensualité́, elle, n’est que temps perdu. Elle n’est pas intelligente et elle ne sert à rien : c’est seulement le chatoiement de la chair – soit la faculté qui nous est donnée de recevoir des impressions profondes de tout ce qui peut agir sur nos organes. En elle s’agrègent, secret de la madeleine, l’instant ancien, immémorial, et l’instant présent qui lui ressemble, l’appelle et l’émeut – le frivole et l’éternel. Elle mêle suavité et cruauté, bonté et égoïsme. C’est elle qui nous révèle le fantastique réel de la vie.

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J’aime les étoffes, au toucher comme à l’œil, une fourrure, un velours. Avec mes arrière-grands-parents polonais, tous tailleurs ou maroquiniers, je dois avoir cela dans le sang. La pourpre et le vison du Titien, lové sur la chair pleine et nue de sa Vénus, me lancinent.

J’aime le goût duveteux de la tonka et l’âpre faconde des tripes, la caresse moite de la figue maraudée au coin d’une route, le fumé du Chasse-Spleen. J’ai grandi dans une famille où l’on cuisine, les hommes surtout, et je sens souvent que ce qui m’oppose aux « performativistes » et autres amateurs d’entités creuses pourrait se résumer à leur ignorance des plaisirs de la table, voire d’autres sensualités : j’aime les parfums, et la corruption de l’oud, la fécalité de l’ambre, la cuisson lente et prolongée de la tubéreuse me chavirent. J’aime ces odeurs de cafés un peu sales et enfumés, à Prague ou à Rome, elles me manquent chez les « civilisés ». Je visitai un jour une tannerie du Dauphiné dans l’espoir d’y découvrir quelque senteur fauve, un peu de la saloperie sublime des jours anciens : j’en sortis déçu, l’odeur des détergents se mêlait à celle des entrailles, et je songeai qu’il me faudrait voyager loin pour jouir de l’abjecte opulence dont j’avais vainement rêvé.

La mode contemporaine me charme parfois par sa fantaisie et sa liberté, mais la dissemblance actuelle du vêtement quotidien à son parent « artistique » me chagrine. La laideur des tissus et des coupes, le peu d’attrait qu’ils présentent à la vue comme au toucher me rappellent à chaque instant combien l’utile vient nous entraver le frémissement extérieur de la vie. Günther Anders signale dans L’Obsolescence de l’homme que nous ne vivons plus depuis longtemps à l’ère matérialiste mais à celle d’un « second platonisme » : l’objet particulier de l’industrie de masse possède un degré d’être inférieur à son Idée. Monde décharné, exsangue, insipide, c’est bien la matière, plutôt que l’esprit, qui lui manque. Un vêtement n’est souvent pour nous à peu près rien d’autre qu’un vêtement : pour le narrateur de la Recherche, un bouton de satin, une soutache avaient au contraire l’air « de déceler une intention, d’être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de répondre à une superstition, de garder le souvenir d’une guérison, d’un vœu, d’un amour ou d’une philippine » quand tel velours bleuou tel renflement « en insinuant sous la vie pré- sente comme une réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques ».

Me reviennent ces mots du Jour de la Comtesse, de David Shahar, au sujet des derniers jours de l’empire ottoman et de la profuse lasciveté d’alors : « En ce temps-là chaque chose avait un goût, une odeur, une couleur, une réalité tangible. » La moelle, les nerfs de la création ne palpitent que si le passé persiste à les animer. Autrement, le plastique et la communication font tout le travail. Aujourd’hui, même les chiffres imprimés sont jugés trop matériels encore : jusqu’à quel degré d’effacement de notre chair, de notre matérialité veut-on descendre ? Nos murs ne sont-ils pas assez blancs, nos appartements assez vides, assez glacial notre air conditionné ?

Or dans ce monde de plastique et d’acier, d’immeubles en verre et d’étoffes – de viande bientôt – synthétiques, l’Éros, avec toute sa violence, a encore son mot à dire.

L’Éros qui charme et qui dégoûte, qui effare et qui ravit. «Cela ne vous répugne pas, de me donner à boire?» demande la Bête. « Non, cela me plaît », lui répond la Belle.

Joseph K. faisait l’amour au milieu des dossiers effondrés de son procès : à la fin, il n’en est pas moins exécuté, « comme un chien », mais il aura tout de même un peu battu la honte en brèche. À sa manière, il sera entré dans la Loi, la marque du charnel au front. Le parfum amer et brûlant de Leni, cette « sorte d’odeur de poivre » et sa morsure qui le stupéfient, sa difformité qui l’excite et l’attendrit, ont un instant réussi à jouer l’effrayante banalité de la persécution, l’abominable régularité technique dont il est victime.

Sensualité et fangeuse et céleste, sensualité au-delà des sens, la jouissance sexuelle, si le courage de s’avouer chair, de s’avouer sang, n’est pas perdu, peut encore nous vivifier. Le temps est à ressusciter les rites, à faire dire de nouveau à l’art son approbation de la vie jusque dans la mort. J’ai, pour moi, plein d’espoir encore. »

Lire aussi ( à propos des objets du monde et leurs « solidarités mystérieuses »)

-Les larmes /Pascal Quignard/ Grasset/ 2018 (Folio)

-L’amour La mer/ Pascal Quignard/ Gallimard/ 2021

Copyright David Haziza « Le procès la chair » (Grasset)

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