Antoine Compagnon, de l’Académie française : le chant du cygne, ou la question de l’œuvre extrême<!-- --> | Atlantico.fr
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Le professeur de littérature française au Collège de France Antoine Compagnon pose avec son épée lors de la cérémonie de son intronisation à l'Académie française, le 11 mai 2023.
Le professeur de littérature française au Collège de France Antoine Compagnon pose avec son épée lors de la cérémonie de son intronisation à l'Académie française, le 11 mai 2023.
©Thomas SAMSON / AFP

ATLANTICO LITTERATI

« Comment finir une vie d'écrivain ? Cette question s'imposa pour ma dernière année d'enseignement au Collège de France en 2020. Parce que la retraite m'attendait au tournant. Parce que je venais de perdre une amie très proche, compagne de longues années. L'hiver était au chagrin. La littérature a un lien essentiel avec la mort, le deuil et la mélancolie. De Montaigne à Roland Barthes, c'est son fil rouge.(…) Ces nouvelles leçons poursuivent une méditation sur la fin, à la fois terme et issue, sur l'âge, condition du sénile, mais aussi du sublime, sur les ultima verba, le chant du cygne, la seconde chance, le poète éternel... Ad libitum. Que faire du troisième ou du quatrième âge de sa vie ?« Qui connaît le pouvoir du cercle ne craint pas la mort », écrit Maurice Blanchot, citant Hugo von Hofmannsthal, qui citait lui-même Djalâl ad-Dîn Rûmî. La ronde littéraire ne s'arrête jamais. » Antoine Compagnon.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères Antoine Compagnon

Élu à l’Académie française, le 17 février 2022, au fauteuil d’Yves Pouliquen (35e fauteuil), et reçu le 11 mai 2023 par Pierre Nora. Son ouvrage Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes est salué en 2005 par le prix Pierre-Georges Castex de l’Académie des sciences morales et politiques et, en 2006, par le prix de la Critique de l’Académie française. Antoin Compagnon reçoit en 2011 le prix Claude Lévi-Strauss de l’Académie des sciences morales et politiques. En 2018, l’Académie française lui décerne son Prix Guizot pour Les Chiffonniers de Paris.

Avant les nouveautés de la rentrée littéraire de janvier 2024, le lecteur songe, désolé, à cet automne lugubre avec ses morts, ses otages, contemplant la pluie. Revenant vers son bureau, l’amateur de littérature découvre  parmi les  paquets, les livres, la presse, ces dernières livraisons, ce  trésor de sagesse et d’intelligence qu’est « La vie derrière soi, Fins de la littérature » ( Folio), de l’académicien Antoine Compagnon. Longtemps professeur de littérature au Collège de France et spécialiste de Proust, Antoine Compagnon est l’écrivain qu’il faut lire tout le temps mais en particulier ces temps-ci. Ses dernières leçons au Collège de France nous rappellent ce que la France a de meilleur : cette vitalité intellectuelle, sa force de frappe littéraire, cette culture française que le monde nous envie, son histoire, l’érudition qui s’incarne en ce temple du savoir qu’est le Collège de France, un palais  ouvert à tous, où tout le monde peut entrer. « La vie derrière soi » publié cet automne dans la collection Folio est la vitamine de l’esprit dont nous avions besoin. Il suffit d’ouvrir au hasard ce concentré d’intelligence et de sagesse pour retrouver, malgré l’actualité  (à l’instant où je rédige cet article, en ce « Jour des Morts », la tempête  agite le jardin. Les arbres se tordent et les chats vont se cacher. Vu l’actualité, ce jour des Morts porte bien son nom. Je tourne les pages, cherchant  tel ou tel passage, retrouvant ma lecture préférée, vivante, revigorante,  me guérissant de cet automne  inquiétant. Dans le métro, des gamins antisémites chantent leur Marseillaise, se croyant autorisés à exhiber une laideur jusqu’alors cachée. « Proust fut perçu comme un vieillard lors de l’attribution du prix Goncourt en 1919, un homme d’avant-guerre, d’une autre époque », dit Antoine Compagnon dans « La vie derrière soi » ; mais - note-t-il  ailleurs au fil des pages de son meilleur livre- : « la littérature a un lien essentiel avec la mort, le deuil et la mélancolie. » L’académicien reprend page 258 : « Proust écrit à son ami  le peintre Jacques-Emile Blanche dans les derniers jours de décembre 1919 : «  la veille du prix (…) ils imprimaient que je ne méritais pas de l’avoir car j’avais 47 ans. Le lendemain j’étais indigne de l’avoir car j’en avais cinquante. Mais maintenant ils en sont à 58, j’attends avec résignation d’être prochainement centenaire. » Le vieil homme de lettres, le temps, le deuil comme matières de la littérature, et la « généralité » de notre chagrin ( « je ne tenais pas seulement à souffrir  mais à l’originalité de ma souffrance », tels sont, entre autres, les thèmes développés par Antoine Compagnon. L’auteur voit chez Barthes -et à juste titre- une « vitalité désespérée ».Que signifient les dernières œuvres de l’artiste? Décevantes ou géniales ? « Dans Jacob luttant avec l’ange » contre lequel Delacroix a lutté tant d’années à la fin de sa vie, le peintre a donné ses ultima verba. Telle est en effet la conclusion de Barrès. « Ce testament mural du génie, n’est-ce pas en prenant le mot page dans son grand sens, la mise en œuvre du conseil du Père de l’Église à l’artiste, aussi bien qu’au lettré et au savant : « Candetem faciem pagina sancta suspiciat. Quand ton visage se penchera dans la mort, qu’il tombe sur une noble page. ».Et encore ceci : «C’est toutefois dans « Greco ou le secret de Tolède », publié en 1911, que Barrès  pousse au plus loin sa théorie du style tardif ou du sublime sénile :

À Lire Aussi

Arthur Schopenhauer : le « vieillard ardent » au « précieux bagage »(donc pas tellement pénible pour l’entourage)…

« Peu de temps avant de mourir, Greco peignit pour l’église Saint-Vincent de Tolède une ascension de la Vierge dans sa dernière manière et pourtant merveilleuse de couleur (…) Sainte Folie, magnifique audace de ce vieillard Greco ! Désormais avec ses moyens à lui, il est en mesure d’exprimer  tout ce que renferme son cœur impatient, qui se gonfle de richesses, et dans peu de mois va mourir ».

Dans  sa dernière manière, Greco appartient enfin à lui-même. (…) « Comme je les aime ces œuvres mystérieuses des grands artistes devenus vieillards, le second Faust de Goethe, la vie de Rancé de Chateaubriand, et le bruissement des derniers vers de Hugo quand ils viennent du large s’épandre sur la grève. Pressés de s’exprimer, dédaigneux de s’expliquer,  contractant leurs moyens d’expression comme ils ont resserré leur paragraphe , il arrivent au poids, à la concision des énigmes ou des épitaphes(..) Ils nous semblent détachés de tous les dehors, solitaires au milieu de leurs expériences qu’ils transforment en sagesse lyrique. Et le chef-d’œuvre du Greco selon mon cœur, la fleur de sa vie surnaturelle, c’est justement le dernier tableau qu’il a peint, sa Pentecôte que l’on voit  au musée de Madrid. »

Écrire rend heureux en effet, et ces textes réunis dans  « La Vie derrière soi » communiquent aux lecteurs que nous sommes  des instants de cette joie éprouvée par l’écrivain accompli- « solitaire au milieu de ses expériences qu’il transforme en sagesse lyrique ».Pour finir, point de miracle ni de gâchis, on est le plus souvent ce que l’on a été et les « écrits tardifs » ne sont pas forcément tièdes, ou tristes. Bravo Antoine Compagnon : « que faire du troisième ou du quatrième âge de la vie ? » vous demandez-vous. Ecrire, bien sûr, c’est -à -dire continuer. De toute façon vous avez le temps de vous en inquiéter.

Annick GEILLE

Copyright Antoine Compagnon « La vie derrière soi » Fins de la littérature ( Folio essais) 400 pages / 9 euros 70 / Toutes librairies et «  La Boutique »

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