« Alias », ou le journal secret de Sagan<!-- --> | Atlantico.fr
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Françoise Sagan en 1987.
Françoise Sagan en 1987.
©GEORGES BENDRIHEM / AFP

Atlantico Litterati

De nombreux classiques de l’auteure de « Bonjour Tristesse » sont réédités chez Stock et Julliard ces jours-ci. Devenue post-mortem une immense figure des lettres, Sagan souffrit toute sa vie de l’accueil réservé à ses « petits romans à la noix ». Pour répondre aux démolitions systématiques (« superficialité », « mondanité », « parisianisme », « addictions », etc.) la romancière décida de devenir patronne de presse. Son journal Alias devait narguer la critique. Explications.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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« En avril 57 la Une de Match révéla les traits du « petit monstre » salué par François Mauriac à la sortie de « Bonjour Tristesse » . Paris Match battit des records de vente : 2 101 471 exemplaires. Colette venait de nous quitter. La légende Sagan était née. (...) Au cœur des années cinquante, « Bonjour Tristesse » fut l’irruption de la liberté dans la France de René Coty », avais-je dit dans Match, justement. Sagan. Une esthétique intraitable, le choc des mots, le chic du propos. Sagan : le casque blond reconnaissable à Paris comme à New York. Sagan, écrivain-femme qui ne vivait que pour l’art des mots. Le rythme, son beau souci. Sagan,faussement désinvolte, travaillait jusqu’à cinq heures du matin toutes les nuits, à Paris, France. « Quelqu’un avait écrit cela, quelqu’un avait eu le génie, le bonheur d’écrire cela, cela qui était la beauté sur la terre, qui était la preuve par neuf, la démonstration finale de ce que je soupçonnais depuis mon premier livre, à savoir que la littérature était tout. (…)et il n’y avait rien d’autre à faire, une fois qu’on le savait, rien d’autre que de se colleter avec elle et avec les mots, ses esclaves et nos maîtres. Il fallait courir avec elle, se hisser vers elle et cela à n’importe quelle hauteur » (Françoise Sagan « Avec mon meilleur souvenir »/1984/Folio/Gallimard) ; de même que « Derrière l’épaule »  déroule la bobine existentielle du « petit monstre » via le défilé de ses œuvres (« À y penser, les seuls jalons de ma chronologie seraient les dates de mes romans, les seules bornes vérifiables, ponctuelles, et enfin presque sensibles de ma vie » ) - de la même façon, « Avec mon meilleur souvenir », roman autobiographique, est une promenade guidée parmi certains êtres rares rencontrés par l’auteure. Une autobiographie réalisée grâce aux autres. Une galerie de portraits et un exercice d’admiration pour ces êtres exceptionnels, que Sagan a « de si près tenus et tant aimés ».Billie Holiday, Orson Welles, Carson Mc Cullers, Marie Bell, Rudolf Noureev, Tennessee Williams... Et Sartre. Évoquant l’auteur de la Nausée, Sagan précise  : « Ce qu'il aimait entre nous, me disait-il, c'est que nous ne parlions jamais des autres et de nos relations communes : nous nous parlions comme des voyageurs sur un quai de gare... Il me manque. J'aimais le tenir par la main et qu'il me tînt par l'esprit. J'aimais faire ce qu'il me disait, je me fichais de ses maladresses d'aveugle, d'admirais qu'il ait pu survivre à sa passion de la littérature » C’est d’ailleurs non loin de chez Sagan(25 rue d’Alésia, 75014), au restaurant «Le Moniage Guillaume » que Françoise convia souvent Sartre en fin de semaine. Logeant alors chez Françoise, dans sa maison de la rue d’Alésia, je me souviens de la stupeur des convives entrant dans ce bistrot de quartier pour découvrir leurs voisins de table : Sartre et Sagan devisant gaiement. Françoise coupait la viande de Sartre, presque aveugle. Je dînais non loin, en compagnie de Bernard Frank (1929-2006). Françoise disait que Sartre était tenu de respecter une certaine sobriété : sans Beauvoir, il oubliait son régime.

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La vie de Sagan n’étant d’après elle que la somme de ses œuvres et de ses rencontres, je n’étais pas peu fière d’avoir été à la source de la parution d’« Avec mon meilleur souvenir ».J’avais en effet présenté à Sagan l’immense éditrice qu’était Françoise Verny. Sagan venait de rompre avec Pauvert (1926-2014) Désespérant (Dieu sait pourquoi !) de retrouver un éditeur, elle m’annonça la nouvelle, catastrophée. Le soir- même, Jean-Claude Lattès, patron du Livre chez Hachette, que j’avais contacté sur son stand, au Salon du Livre de Paris, se présenta chez Sagan. Le lendemain, ce fut le tour de Françoise Verny. L’éditrice venait de quitter Grasset pour Gallimard : alertée par mes soins elle aussi, elle surgit chez Sagan à midi pour n’en plus partir, les deux femmes devenant aussitôt amies. Jean-Claude Lattès, gentleman talentueux, généreux- qui faisait prospérer le Livre chez Hachette-Filipacchi -avait proposé beaucoup d’argent à Sagan- elle me l’a dit- mais, à ce chèque imposant, « Kiki » préféra le fait de travailler chez Gallimard, sous la houlette de « La Verny ». Une immense figure de l’édition française, sorte de Pythie de toutes les Rives Gauches de la terre, directrice des âmes et confidente de tous les écrivains de France et de Navarre. Une « mère littéraire » qui ne se trompait jamais sur les auteurs, leurs éditeurs, les journalistes et toute la confrérie éditoriale de France : ses enfants, sa vie. « Tu ne m’avais pas dit qu’elle était géniale », me confia ensuite Sagan, évoquant un coup de foudre amical.  Ravie, elle brûlait déjà de commencer son prochain livre sous la houlette de « La Verny ». Ce fut « Avec mon meilleur souvenir ».L’impératif catégorique de Françoise Verny ? Celui évoqué par Françoise Quoirez -alias Sagan. «  Les mots, esclaves de la littérature, sont nos maîtres ».Et aussi : « J’aurais voulu demander aux gens : «  Êtes- vous amoureux ? Que lisez-vous » ? Soit les deux seules questions qui comptent dans la vie. (« Un certain sourire »Sagan/Julliard/1956). A propos de Julliard qui fut son premier éditeur, voici que la Maison qui publia « Bonjour Tristesse » en 1954 nous offre en 2021 un recueil de « d’Aphorismes et pensées » signés Sagan.Lorsqu’on découvre « Aphorismes et pensées », l’on est un peu surpris par la -relative- platitude de certains extraits choisis pour rendre la vie au « petit monstre ». Certes tout est bel et bon, mais la splendeur de certaines phrases que l’on découvre en lisant Sagan, et qui illumine longtemps nos esprits, n’apparaît pas dans ce recueil qui veut bien faire mais n’y parvient pas vraiment. Il faudrait savoir qui a arbitré et décidé que telles étaient les meilleures pensées de Sagan dans un ouvrage se targuant de les recenser. Il suffit par exemple d’ouvrir « De Guerre Lasse » (1986) pour découvrir la sublime définition que faisait Françoise de son personnage- c’est-à-dire d’elle-même (on la reconnaissait pour peu qu’on la connût un peu) :« Toute sa vie n’avait été qu’une longue bataille, une sournoise et âpre lutte entre les conventions et sa propre nature. ». Superbe.

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« Cette « société idéale » de la rive gauche, ce « rêve » éveillé des sorties de casino, les poches vides ou cousues d’or, ces petits cris et chuchotements d’une piapiatante mondanité sont mis en scène par Sagan dans son théâtre comme dans ses romans. Et c’est avec une « étonnante sûreté » que la romancière scrute les affres dela café-society. Malheurs qui frappent aussi le commun des mortels, car tels sont les ressorts de la psyché. Comme dans une partie de Mikado – ce jeu d’adresse ancestral – où il suffit de bouger une baguette d’un demi-millimètre pour risquer sa propre perte, les zones de contact sont d’autant plus risquées que chaque partie dépend du tout et le tout de chaque partie.Ainsi en est-il des protagonistes chez Sagan. Dans une totale interdépendance, soudain, ils voient leur destin basculer», disais-je toujours à propos de Sagan dans les colonnes du « Salon Littéraire » de Joseph Vebret.

Ce que je ne disais pas, c’est qu’à l’époque où je fus son invitée permanente rue d’Alésia, Sagan souffrait  : ses « petits romans» n’avaient pas les faveurs de la presse.« En ce temps-là, déclara Bernard Frank, le monde littéraire était une rosée exquise, une caresse des dieux ; d’adorables écrivains doux et blancs comme des anges goûtaient les fruits de la science. On les voyait tout nus sauter d’arbre en arbre, c’était Sartre, c’était Aragon, c’était Cocteau, c’était Paulhan, c’était Camus. Qui pourra jamais chanter cet âge d’or comme il le faudrait. La Sagan avait surgi comme une victoire, contraignant nos biches à gagner d’épais fourrés. Sagan était arrivée et tout s’était dépeuplé. Et le chœur des critiques adressait tout bas des prières au ciel.  « ô Seigneur, protègetes enfants. Fais, s’il se peut, que tout revienne comme avant. Eloigne de nous l’étrangère. (Bernard Frank/La nef 1957) « Bernie »- comme Françoise appela toute sa vie Bernard Frank -fait mine d’ignorer ce qu’il sait: la souffrance qu’endurait Sagan chaque fois qu’elle était moquée par la critique pour « ses petits romans à la noix ».

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Je me souviens d’un séjour à Equemauville. Nous avions quitté le manoir du Breuil pour nous rendre à Deauville. A l’heure du thé, après avoir passé pas mal de temps sur les planches, face à la mer, nous avons choisi au Bar du Soleil une table en terrasse. Il faisait beau, malgré les premiers frimas. Il y avait sur la mer cette lumière que Françoise aimait tant. Nous étions les seules clientes en terrasse : parfois, des promeneurs, reconnaissant Françoise, venaient la saluer ; elle avait toujours un mot pour chacun d’entre eux. Elle portait un jean pâle avec un cardigan rouge. Elle étala sur la table les feuillets qu’elle avait tapés toute la nuit sur sa petite Remington. Elle me révéla son projet  : « Alias ». Un mensuel qu’elle me proposa de diriger avec elle (je la remerciais, lui expliquant que je ne pouvais accepter: je n’avais pas une minute à moi).

-Alias ? Bon titre, lui dis-je, facile à mémoriser  ; elle n’en avait parlé à personne, sauf à Peggy. Peggy Roche, sa compagne, grande et belle rédactrice en chef de la mode au magazine Elle. Peggy, la compagne de Sagan, la « patronne ». Altière et bonne comme le pain blanc. Peggy décidait de tout, des menus de la semaine aux dates des vacances. Elle faisait les valises de Françoise, puis proposait de partir : Françoise suivait. Elle adorait obéir à Peggy.

Alias serait un succès fou, déclara Françoise en allumant une Kool. « Alias », un mensuel rédigé par les meilleurs plumes de France, des écrivains fondus -par jeu- dans un même anonymat. Alias, « sans publicité », ajoute-t-elle, et ses cheveux blonds lui allaient si bien qu’au Bar du Soleil, on aurait pu croire que tout était possible, que la vie était belle et qu’Alias- le premier journal de France sans aucune signature- rencontrerait le succès. Le doute m’agita d’emblée sans que j’eusse le courage de l’exprimer. Comme si elle m’avait devinée, Françoise eut un sourire crispé.

« Pour moi c’est toujours pareil, quoi que je fasse quoi que j’écrive, signé Sagan, cela veut dire superficiel, snob, bavard, mondain, à côté de la plaque. Signé Sagan, c’est un petit roman léger, bâclé, peut mieux faire, toujours la Rive Gauche, les voitures de sport, l’alcool, Saint-Germain- des Près.

-Et Proust que tu aimes tant, que tu vénères même, Proust, ton parrain, celui auquel tu dois ton nom, n’est-il pas un peu snob et terriblement mondain ? Comme tu le fais, Proust utilise cette mondanité, il l’observe, il la pense et s’en sert dans sa littérature, exactement comme tu le fais. Françoise, s’il te plaît, ne change rien.

Ce fameux dimanche d’automne sur les planches, face au tapuscrit étalé entre nous au Bar du Soleil, Françoise m’avait expliqué le concept de son journal. Elle avait tapé ses brouillons de la veille avec la Remington qu’utilisait sa secrétaire. Françoise pensait- à tort ou à raison- que je pouvais être de bon conseil concernant le lancement d’un journal.

- Quoi que j’écrive, quel que soit mon sujet, mes personnages, c’est toujours la même chanson : «  peut mieux faire, petit roman essoufflé, texte bâclé, intrigue surfaite, couples stéréotypés : je n’en peux plus.Alias prouvera à la critique qu’il est plus difficile d’encenser ou de démolir un auteur lorsqu’on ignore son identité. Alors, il faut et il suffit de se fier à son style. A-t-il une voix ou pas ?

Bien des années plus tard, je découvre parmi les rééditions et nouvelles publications signées Sagan un nouvel inédit  post-mortem (décidemment !) : un recueil de lettres de jeunesse miraculeusement retrouvées.« Cette correspondance joyeuse, mutine, adorable, fait déjà résonner la « petite musique » de tous les livres à venir. Une publication inédite qui donne à voir une nouvelle facette de l’écrivaine ». Ce « mutine » ne me dit rien qui vaille . Pas le genre de Kiki. « Adorable » augmente ma méfiance .

Je m’abstiens.

Nous quittâmes Deauville et fîmes halte dans une station- service. Françoise se remaquilla dans le rétroviseur. Lorsqu’elle quitta la voiture, claquant la portière, je pressentis qu’elle allait briser la vitre la séparant du monde avec une nouvelle dose de Palfium. Comme si elle avait deviné mon inquiétude, Sagan revint sur ses pas. Je baissais la vitre. « Ne t’inquiète pas Minou : ça ira.» J’aurais voulu être sûre qu’elle disait vrai, mais quand on aimait, l’était-on jamais ?

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