Alain Finkielkraut : « L’ emprise est une bénédiction »<!-- --> | Atlantico.fr
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Alain Finkielkraut publie « Pêcheur de perles » aux éditions Gallimard.
Alain Finkielkraut publie « Pêcheur de perles » aux éditions Gallimard.
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Atlantico Litterati

Dans son nouvel essai « Pêcheur de perles » (Gallimard), Alain Finkielkraut, de l’Académie française, observe les maux et vertus de l’époque. Des relations amoureuses à la courtoisie jusqu’aux nouveaux visages de l’antisémitisme, tels sont -entre autres- les sujets commentés ici. Frémissant, novateur.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Alain FinkielKraut est l’un de nos meilleurs penseurs. En outre, ce philosophe est un homme nouveau. La preuve, il éclate en sanglots lorsque celle qu’il aime forme le projet de le quitter. Alain Finkielkraut se moque du qu’en dira-t-on ; cet homme pleure et ses larmes ne le gênent en rien. Pourquoi ? Parce qu’Alain Finkielkraut est très intelligent et courageux. Il ne pense pas que pleurer pourrait le faire passer pour un homme efféminé : ce serait une pensée médiocre. Il songe plutôt à celle qu’il aime. Il ne veut pas de cette rupture. « Et puis, se cambrer comme un matamore et se sangler comme une femmelette, avoir un corset sous une cuirasse, c'est être ridicule deux fois, note Victor Hugo.Les hommes nouveaux ignorent les parades de la virilité de papa : ils osent être eux-mêmes. Pour les femmes de ce temps, vivre avec ces hommes-là est  bouleversant.

L’EMPRISE si souvent invoquée dans la sémantique néo-féministe est le refrain de jolies fifilles qui tombent parfois entre les griffes du prédateur, hypnotisées par son regard de Chef. Elles subissent ce Chef en silence, comme l’on se tait chez le dentiste, avant la roulette.C’est l’emprise. Alain Finkielkraut a le culot d’utiliser autrement ce vocable. La vie sous emprise, c’est difficile - voire périlleux, mais l’existence sans cet amour fou tel que peint par Finkielkraut, c’est la mort à petits feux. La lectrice, le lecteur de son « Pêcheur de Perles » voient comment et pourquoi tout amour est emprise. Tous ceux qui aiment ou ont aimé comprendront. Un homme qui ose avouer publiquement qu’il est sous emprise est un échantillon précieux ô combien de cette nouvelle masculinité que Christophe Ono-Dit Bio incarnait dans son roman « Trouver refuge » (Gallimard 2022/Folio2024) « Le meilleur du roman est ce contraste qu’établit tout de suite Christophe Ono Dit-Biot entre la violence à l’œuvre dans nos sociétés et la douceur extrêmement moderne de son personnage masculin. Car le pitch de « Trouver refuge », ce n’est pas -contrairement aux apparences- le calvaire d’un Juste poursuivi par des tueurs, mais l’avènement d’une nouvelle masculinité, donc de nouvelles « valeurs ». Sacha (…) incarne une autre sorte d’homme. Pas le type « déconstruit » dont rêvent certaines militantes, mais   l’homme séduisant d’aujourd’hui. » (Cf. Atlantico-Litterati/09/2022). Alain Finkielkraut insiste : « Sortir de l’emprise pour établir une relation contractuelle, démocratique, rigoureusement égalitaire, comme l’exige la nouvelle doxa, c’est sortir de l’amour » ((page 19/ Alain Finkielkraut/Pêcheur de perles/Gallimard). « Tout suffocant
Et blême, quand sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens et je pleure 
», se désolait Paul Verlaine, après la rupture.

« Pêcheur de perles » n’est pas seulement nécessaire concernant les nouveaux codes amoureux, cet essai nous interpelle dans tous les échanges humains, « in » et hors affects. Finky baille, vaguement gêné- comme nous le sommes tous- face- au moindre énoncé un peu pédant, militant, donc ennuyeux ; la démonstration pesante est discourtoise- car elle nous lasse. « La même idée de la courtoisie comme philosophie première conduit Emmanuel Levinas à réévaluer l’immémoriale entrée en matière des échanges humains, et, débouchant nos oreilles trop habituées à en restituer la modeste magnificence : « Le premier mot n’est-il pas bonjour ? Simple comme bonjour ! Bonjour comme bénédiction et disponibilitépour l’autre homme.

Il est vrai qu’un nouveau bonjour a fait son apparition dans l’espace communicationnel : le bonjour égalitaire, indifférencié, pétulant des courriels ; le bonjour électronique et sans façon qui supprime d’un seul coup toutes les nuances et tous les échelonnements de nos anciennes pratiques épistolaires : Madame, Monsieur ; chère Madame, cher Monsieur ; cher ami, mon cher ami ; mon cher Camus, mon cher Malraux ; cher Denis, chère Angélique. Ce bonjour au goût du jour n’est pas une adresse à l’Autre, c’est une irruption du moi. Ce n’est pas un chevalier, c’est un gougnafier. Il n’accueille pas, il déboule ; il ne s’incline pas, il s’invite ; il n’est pas avenant, il est abrupt ; il n’est pas bien disposé, il est éhonté » (Alain Finkielkraut/Pêcheur de perles/ Page 59)

Je relisais « Israël » de Bernard Frank voici peu lorsque je découvris « Pêcheur de perles » d’Alain Finkielkraut et sa vision « du monde comme il va et surtout comme il ne va pas » .Ce beau traité d’éthique contemporaine, articulé à partir de lalittérature- qui est, pour Finkielkraut, ce que les paysages de France sont à nos agriculteurs, me rappela «  le monde qui ne va pas du tout » tel que je le vis à l’œuvre, il n’y a pas si longtemps, à Paris, Boulevard du Montparnasse.Alors qu’il sortait de chez lui, Alain Finkielkraut fut pris à partie par des manifestants. En fin de cortège, des islamo-gauchistes l’entourèrent, et, grimaçant, s’écrièrent : « Retourne en Israël, Youpin », avec d’horribles bruitages de bouche et autres manifestations de dégoût ; effondrée, j’ai pensé au directeur du Musée de l’antisémitisme de Tel-Aviv, tel qu’inventé et immortalisé par Bernard Frank dans son roman «  Israël » ( Flammarion/Poche) Autre figure des lettres françaises, Bernard Frank (1929-2006),fut très souvent traité de «sale Juif  ».Il m’avait dit ne s’être jamais tout à fait remis de ces insultes ; elles pleuvaient sur lui dans les cours de récréation jadis et naguère, lorsque ayant laissé ses amis à Paris, seul donc comme on peut parfois l’être enfant, vers ses douze ans, le lycéen réfugié à Aurillac pour fuir la Gestapo s’était vu souvent cerné pars des gamins de sa classe.

Ce pourquoi devenu écrivain et chroniqueur aux « Temps Modernes » que dirigeait Sartre, Bernard Frank avait décidé d’écrire un jour « Israël » (Flammarion/Livre de Poche), roman faussement réaliste et vraiment sardonique dans lequel il s’imaginait directeur-fondateur du Musée de l’antisémitisme à Tel Aviv  : « Je m'élève simplement contre les tentatives un peu sosottes de philosémites bien intentionnés, qui, pour ne pas attirer l'attention sur leurs protégés, tentent de prouver que les juifs sont pareils (pareils à quoi ? pareils à qui ? le diable le sait !), qu'ils ne sont pas si riches, pas si intelligents, pas si médecins, pas si philosophes, pas si banquiers, pas si Rothschild, pas si Bergson, pas si Dassault que l'opinion ne le croit, ce qui fait doucement ricaner les antisémites, qui ont en permanence sous leurs bras l'annuaire de téléphone – liste par professions – et peuvent vous réciter – vingt sur vingt – le nombre de Weil qui sont fourreur à Paris – c'est leur manière à eux de déposer une gerbe devant le monument aux déportés. Hé ! bien sûr que les juifs sont différents, même s'ils aiment, même s'ils sont jaloux, même s'ils souffrent, même s'ils sont avares, généreux comme les autres hommes. Ils sont différents puisqu'on les a rendus différents. On ne peut pas recevoir en pleine gueule l'Histoire comme ils l'ont reçue, sans qu'il ne leur en soit resté quelque trace. On ne peut pas avoir été considéré comme juif entre 1939 et 1944, sans l'être pour la vie. Mais je ne vois pas pourquoi on se sentirait coupable d'avoir manqué d'être exterminé, et l'important, tant pis si je me répète, ce n'est pas de trouver des arguments pour répondre aux antisémites -qui n'ont aucun intérêt-, c'est de tenter de tirer parti du pétrin supplémentaire où la divine providence (j'aurais volontiers employé un autre mot, un mot plus vif, mais j'en abuserais, paraît-il) nous a mis. C'est là où l’État intervient. Énonçons sans tarder une grosse vérité : si l'État d'Israël fait preuve d'une évidente mauvaise volonté : s'il s'était laissé en 1948 et 1967 gentiment rayer de la carte, comme, d'ailleurs, il l'est dans les atlas des pays arabes, les Arabes auraient été prêts à s'entendre avec lui. Comment voulez-vous que les Arabes, qui sont des Sémites, soient antisémites ? Quelle stupide plaisanterie ! Ces manières sont bonnes, pour ces lourdauds d'Européens ! La preuve irréfutable que les Arabes aiment les juifs, c'est qu'ils n'ont jamais construit de fours crématoires sur leur territoire, et pourtant ils ne manquaient pas de main-d'œuvre qualifiée : l'Égypte a longtemps disputé au Paraguay la plus forte densité de nazis au kilomètre carré. Ah ! si les sionistes avaient voulu perdre la guerre, s'ils étaient tous morts, comme les juifs auraient semblé aimables » (Bernard Frank/Un siècle débordé/Grasset, 1969/Le Livre de Poche). Ce à quoi semble répondre Alain Finkielkraut dans « Pêcheur de perles » : « J’ai longtemps arboré imaginairement l’étoile jaune. Je ne le fais plus. Je suis devenu sobre. Je m’habille sans ostentation, je ne porte aucune médaille. Et voici qu’on m’enrôle dans l’armée des camelots du roi et qu’on épingle sur ma poitrine l’étoile de David. David, c’est-à-dire en l’occurrence, Goliath : la suprématie militaire, la volonté de conquête, l’arrogance de la force. Non seulement en effet, je contribue par ma critique de l’islam, aux discriminations du temps présent, mais je soutiens inconditionnellement un État persécuteur. La gauche de la gauche ne fait pas dans la dentelle. Elle traite la nuance comme une faiblesse ou une ruse et la pluralité comme un trompe-l’œil. Pour elle, les Israéliens et leurs sympathisants diasporiques sont passés dans dans le mauvais camp, de l’autre côté de la barricade. Ils ont changé de statut, de position, d’identité. Juifs hier encore, ce sont maintenant des dominants, des puissants, des forts, des Blancs et même, puisqu’ils constituent l’avant-poste de l’impérialisme occidental, des suprémacistes blancs. (Alain Finkielkraut/page 129/Le pêcheur de perles/Gallimard)

Dieu sait que je suis d’ordinaire assez réservée voire sévère comme nous le sommes tous avec nos dirigeants.Définition du peuple : « celui sur lequel le pouvoir s’exerce ». Cependant, le 7 février, je fus bouleversée par la dignité et les splendeursde cette cérémonie qui, dans la cour d’Honneur des Invalides, rendit hommage à nos compatriotes assassinés par les terroristes du Hamas.Les paroles d’Emmanuel Macron m’allèrent droit au cœur, tant elles étaient belles et sincères. Nous avons tous j’imagine – si j’en crois ma propre émotion – été profondément remués par la dignité de cet hommage que la France sut si bien rendre aux martyrs du 7 octobre 2023 ( « Le plus grand massacre antisémite du siècle », déclara Emmanuel Macron).

Au son du Kaddish de Maurice Ravel, les portraits des disparus portés par la Garde Républicaine semblaient un jamais- vu bouleversant. Mais - et ce fut un grand moment- le discours d’Emmanuel Macron nous parut d’une splendeur telle qu’il reste comme la plus belle prise de parole du Président de la République à ce jour. Court, donc d’autant plus percutant, sobre et très beau sur le plan littéraire, ce discours semblait auréôlé par l’esprit des lumières ; cet esprit bouleversa ceux qui eurent la chance de l’écouter. Nous n’oublierons pas cette « mâchoire de la Mort » qui happa les jeunes fêtards du 7 octobre, à 6 heures du matin, précisa Emmanuel Macron. De toute évidence, ce texte semblait le sien et non celui de ses technocrates habituels, souvent lettrés, mais rémunérés pour ce faire, donc toujours un peu technocrates tout de même ; Dieu sait si, comme bien des Français, préoccupée par cet aujourd’hui français guère reluisant, je ne suis guère indulgente concernant nos dirigeants. Cependant, ce 7 février 2024 restera dans nos cœurs, je le sens, je le sais, car nous autres, Français de tous âges et de toutes conditions, sommes le seul peuple de la terre à chérir autant le langage, les mots, les formules, le verbe, la littérature. Je me suis demandé si le président Macron avait ou pas adressé par mail ce noble propos à son premier ministre et ami Gabriel Attal. Emmanuel Macron pouvait en effet éprouver un certain plaisir à partager ce texte qui nous serra la gorge ce jour-là. Il y avait du nouveau dans l’air, au lendemain du malheur paysan, et nous avions le souvenir de ces visages empreints de noblessede nos agriculteurs défaits, espérant tout de même la victoire, comme si les mots dans leur simple grandeur pouvait faire tout à coup barrage aux défaites injustes ainsi qu’aux manifestations de haine qu’incarne l’antisémitisme. La France, pouvait être fière ce jour-là.Ce n’était rien si l’on songait à tous ces massacres perpétrés à l’aube de la Fête Nova et jusque dans les berceaux des Kibboutz, mais c’était zeste de lumière dans la nuit  pour resister au deuil.

Grâce au discours d’Emmanuel Macron, la langue française triomphait de la barbarie.

« Que les choses soient claires,poursuit Alain Finkielkraut dans son « Pêcheur de Perles », qui repousse lui aussi la barbarie : « Depuis près d’un demi-siècle, je plaide inlassablement pour un compromis territorial car je pense avec David Grossman (cf.très bon écrivain Israélien NDLR) et tant d’autres, qu’Israël doit « se délivrer lui-même de cette mauvaise occupation ». Je ne me résigne ni à ce que les Palestiniens subissent la loi d’une autre nation ni à ce que les juifs deviennent minoritaires dans un pays qu’ils ont créé pour être en majorité. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, nul n’a mieux formulé les choses que le grand historien J.L. Talmon ( Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966) ;dès 1980, dans une lettre ouverte au Premier ministre de l’époque, Menahem Begin (1913-1992/Prix Nobel de la Paix) : « De nos jours, le seul moyen d’aboutir à une co-existence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique et décevant, de les séparer. » Voilà pourquoi en dépit de l’extraordinaire percée diplomatique que constituent les accords d’Abraham passés avec plusieurs États arabes, la radicalisation du gouvernement d’Israël m’inquiète au plus haut point. Inquiétude est un mot faible. Je me sens concerné et même compromis par la politique israëlienne. Lorsque les représentants du sionisme religieux qui font partie de la coalition gouvernementale veulent donner une réponse juive aux attentats en légalisant des implantations sauvages en Cisjordanie, ou en appelant à la destruction d’un village palestinien, cela me met très en colère, mais pas seulement : j’ai honte. Le détachement critique m’est interdit, je ne connaitrai jamais le confort de l’extériorité. (…) Je suis révolté, je suis atteint. Il y a de la douleur dans mon dégoût, une immense tristesse dans mon indignation. On le voit : j’éprouve pour Israël, cet « Altmeuland », un amour tourmenté » (Alain Finkielkraut, de l’Académie française /page 130/ « Pécheur de perles » (Gallimard)

L’on ne saurait mieux dire, cher Alain Finkielkraut :le succès de votre livre prouve combien le public approuve, et vous suit.

Bravo.

Annick GEILLE

Extraits « Pêcheur de perles »

Alain Finkielkraut : « Ma « mère », c’est mieux que « maman »

Les « papas » et « les mamans » (terminologie en général réservée au babil enfantin) sont entrés depuis deux ou trois ans dans le langage courant des adultes, témoignant d’une infantilisation généralisée. Résister !

« Jankélévitch a raison (…) Aimer c’est être dépendant, dominé, subjugué, assujetti. Aimer, c’est passer après. Aimer c’est faire l’expérience inouïe d’une aliénation meilleure que la liberté. Alors que rien ne le laissait prévoir, le pour-soi se renverse miraculeusement en pour- autrui » (page 19 « Pêcheur de perles » /Alain Finkielkraut/ Gallimard)

« Cette beauté est-elle encore concevable ? A l’ère de l’écran total, peut-on toujours dire avec la romancière américaine Cynthia Ozick : « Où que vous soyez au monde, vous êtes européen quand vous êtes en train de lire. » Une chose est sûre :la culture au singulier n’est plus en odeur de sainteté nulle part. Jusque dans les universités, on dénonce son élitisme. Descendue de son piédestal, elle n’est aujourd’hui admise à l’existence que comme pratique sociale, sans plus ni moins de légitimité ou d’intérêt que n’importe quel loisir. Ce tournant sociologique est entériné par l’esprit d’égalité. La démocratie, parvenue à son stade ultime, ne supporte aucune forme de transcendance. Après la sortie de la religion, voici venu le temps de la sortie de la culture. Le « chacun ses goûts a eu raison des valeurs suprêmes. Plus question d’estimer davantage les œuvres artistiques que les produits du divertissement. Plus question même de les séparer : l’heure est à la «  dé-hiérarchisation ». Et les clips, les mangas, ou les jeux vidéo qui n’en demandaient pas tant habitent désormais sous le même toit que ce qu’on appelait jadis les grandeurs de l’esprit ». (« Pêcheur de Perles » (Gallimard) page 73)

« Eh bien non ! Je n’ai pas en vieillissant sombré dans l’amertume. Et je ne suis pas archéophile au point de méconnaître les innombrables bienfaits de la modernité : nous avons la chance de ne plus être soumis à l’ordre des choses, les femmes n’enfantent plus dans la douleur, le foyer n'est plus leur prison, nous pouvons aimer comme bon nous semble, nous nous remettons de maladies jadis incurables. Pour ces améliorations, j’éprouve un sentiment de gratitude, mais j’ai aussi en tête cette phrase de Guy Debord : » Quand être absolument moderne est devenu une loi proclamée par le tyran, ce que l’esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. Et, malgré les ordres, j’ai la mémoire intacte. Je me souviens que :

Les vaches, les poules, les cochons vivaient mieux avant l’élevage concentrationnaire.

La culture, c’était mieux avant le tout-culturel.

Le République, c’était mieux avant les territoires perdus.

Le bac, c’était mieux quand ce n’était pas une blague.

L’élitisme pour tous, c’était mieux que l’antiélitisme.

Le vivre-ensemble c’était mieux quand le mot n’existait pas.
La lutte de classe, c’était mieux que la fracture française.

La presse scrupuleuse qui rapportait modestement les vérités factuelles, c’était mieux que la presse vigilante qui censure impitoyablement tous les faits non- conformes à son grand récit antiraciste. »

« Il est interdit d’interdire » avait bien des défauts, mais c’était quand même mieux que la cancel-culture

Le monde réel, c’était mieux que l’écran total.

Ennuyeux, c’est moins pénible que chiant.

Ma mère, c’était mieux que maman.
L’auteur des bijoux de la Castafiore, c’était mieux que le papa de Tintin »

(pages 203/Alain Finkielkraut/ « Pêcheur de perles » (Gallimard).

Copyright Alain Finkielkraut, de l’Académie française : « Pêcheur de perles » (Gallimard)/224 pages/19,50 euros/Toutes librairies et « La Boutique »

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