Atlantico Litterati
"Les démons" de Simon Liberati (Stock) : la vie d’artiste
Après "Anthologie des apparitions" ( 2004/ Flammarion), puis "L’hyper-Justine" ( Flammarion 2009/ Prix de Flore ), "Jayne Mansfield 1967" (Grasset) (Prix Femina 2011), Simon Liberati publie "Les démons" (Stock). Une méditation sur l’art. Plaisir de lecture garanti.
Annick Geille
Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».
« L’esprit est comme une tapisserie, dont les couleurs sont fournies par les données des sens, et dont le dessin s’élabore dans les circonvolutions du cerveau », dit Carson McCullers dans « Reflets dans un œil d’or » (Folio). On jurerait une définition de l’écriture de Simon Liberati dans son nouvel opus « Les démons » (Stock). Les « données des sens », ou le dessein d’un texte tracé dans les méandres de la conscience autant que dans l’inconscient d’un peintre-écrivain au sommet de son art. Depuis longtemps, personne n’avait capté aussi bien et d’aussi près le processus de la création dans un roman dont le thème est précisément l’impossibilité d’écrire. Soit le musée intime de Simon Liberati, une exposition accessible à tous, avec quelques visites privées via les « visions » de l’auteur, tels des flashes hallucinés. La psyché de Simon Liberati est cet œil énorme qui dévore le réel et voit au delà du champ visuel, permettant au « voyant » de peindre la phrase en train de s’écrire .Simon Liberati n’a pas de passion pour Rimbaud mais on pense à lui. Cette écriture basculant dans la peinture est le concept du roman. Dire une époque et ses acteurs- célèbres ou pas- par une série de tableaux : tel est le pari que gagne Liberati. Une sorte de fusion des arts rarement entreprise hors de la pure poésie. Erudit et fin connaisseur de toutes les règles de l’art, Simon Liberati calcule ses effets pour ne point déroger aux lois qu’il s’est fixées. Ecrire en peignant, peindre en disant.C’est beau. Cela donne un regard renversant sur le processus de création, ce trésor caché des artistes. Autant de visions Baudelairiennes par un auteur inspiré qui, à tous les étages de sa narration, au lieu de simplement « raconter une histoire », fait exploser toutes sortes de formes artistiques Simon Liberati illustre ainsi le désir des protagonistes d’accéder au seul paradis existant ici -bas : l’art. L’art est le maître -titre des Démons, une nécessité, l’impératif catégorique, car Simon Liberati, tel la plupart des artistes, est un obsessionnel passionné, nerveux,actif. Il va jusqu’au bout de son idée au fil de pages éclatant de rythmes contrastés. Voici ce qu’est la création, ou en tous cas un possible empire de la création littéraire. L’intrigue quitte les rives de l’anecdote pour devenir mythique. C’est la vie d’artiste à la fin des années soixante.Un chant funèbre dédié aux impuissants de l’art (érotisme et sexualité occupent une place importante quoique secondaire dans cette entreprise de « libération » des personnages (s’il suffisait du plaisir pour devenir Proust ou Lazareff, cela se saurait). Les personnages des Démons sont de petits marquis et autres duchesses, écrivains ou journalistes à la recherche du fameux déclic. Tous sont agités par l’intranquillité d’un talent mort -né. Comment vivre la vie d’artiste, alors que l’on ne peut créer ? Les démons du vide vous aspirent vers les enfers d’un néant annoncé : d’où le titre. La trame du roman emprisonne ce manque par la richesse luxuriante de la narration. Poursuivant les protagonistes jusque dans les salons des figures artistiques des sixties- « humains trop humains »-, Simon Liberati accentue le contraste entre le vide des uns et le « too-much » des autres, sans tomber dans le piège des clichés dévolus aux portraits des « grands écrivains » .Il ne déboulonne pas les statues, il les peint, pariant sur l’intelligence du lecteur. Point de bobards et de fariboles autour des mythologies de Morand, Aragon, Warhol et autres gloires de l’empire des arts, mais une série d’instantanés de ces géants, failles comprises. Simon Liberati peint furieusement ou à la manière de Poussin, en fonction de l’action. Ce n’est pas un hasard si ce texte hautement graphique est dédié à Pierre Le- Tan, génial illustrateur hélas disparu, l’alter- égo par le trait, la peinture, le dessin, des univers littéraires géniaux de Patrick Modiano.
Avec « Les Démons »,Simon Liberati réalise un hyperréaliste somptueux : une œuvre au noir, avec des éclats d’or, façon de figurer une époque et un milieu également déjantés. Exemple, pour l’ambiance : « Comme tous les débauchés, il avait une part en lui de vertu morale, l’opposé, une part de pureté, d’intransigeance, le goût de l’étude, de l’exercice, de ce qui ne s’acquiert que difficilement ». Et concernant l’influence proustienne :« La vraie question restait de savoir si l’ivresse qu’elle ressentait à relire la description d’une matinée ensoleillée passée depuis longtemps serait partagée par le lecteur ou s’il s’agissait d’un plaisir solitaire, le souvenir d’un jour enfui dont elle était la seule à goûter la nostalgie. Il n’empêche, trafiquer l’opium, vive une vie d’aventures et écrire des romans météorologiques –aux éditions de Minuit par exemple-, ça lui paraissait chic. Taïné resta allongée à écouter la pluie tomber ».
Simon Liberati signe ainsi le roman le plus pictural qui soit aujourd’hui. L’art de marier tout les arts. Les scènes érotiques, par exemple, sont précisées sans une once de vulgarité, en une suite de tableaux vivants rappelant la statuaire de la Grèce antique. Le romancier sait réunir tous les visages de la nature humaine, genres et générations mêlés. Ces fantômes viscontiens sont comme pris dans les phares d’une époque fuyante : les « sixties » s’achèvent. Les années soixante ou les illusions d’une génération dont la défaite est gravée dans le marbre. « Le concret était un masque de fer sous lequel il cachait on ne sait quel vide – un désir de mort aussi extravagant, vif et neuf que ses ancêtres cosaques. Frères et sœurs incestueux et follement raffinés, liés à toutes sortes d’amis, sont en attente du miracle : ce quelque chose qui les transformerait, du jour au lendemain, en artistes tels ces figures sacrées des arts et lettres de l ‘époque défilant pour révéler aux groupies ce qu’est la vie quand on crée. « Donatien voulait soumettre à Morand un brouillon d’article qu’il tira de sa poche. Il n’avait aucune gêne à faire corriger ses fautes d’orthographes par Morand, Jouhandeau, Montherlant, Aragon. Il amusait et réconciliait les vieux méchants par sa seule grâce. »
On peut imaginer que l’auteur travaillait ce texte au moment où son père, le poète André Liberati fut hospitalisé en urgence (André Liberati, prince du surréalisme français, a appartenu au groupe d'André Breton de 1948 à 1953 et fut un proche d'Aragon jusqu'en 1965. Il est l’auteur de nombreux textes poétiques ou en prose). Bouleversé, Simon Liberati abandonna le manuscrit de cette fiction que nous lisons -sans doute ?- aujourd’hui, pour honorer la figure paternelle : « Les rameaux noirs » ( Stock) étant une autobiographie qui cerne l’ enfance heureuse que Liberati-fils doit à Liberati-père. Cet artiste érudit admiré, aimé ; un homme dont la fragilité bouleversa son fils au point que celui -ci, pour conjurer le sort, offrira son futur roman en sacrifice, pour travailler le portrait de ce roi au royaume invisible, celui que cherchent en vain et toutes leurs vies, aveuglés par leur absence de repères et de talent, les personnages des « Démons ». La grâce d’une vie remplie par l’art, telle est la définition que l’on pourrait donner au destin d’ André Liberati. Ce pourquoi Liberati-père éprouva sans doute le désir de se convertir, par gratitude, devenant en plus de tout le reste ce catholique inspiré . Le Père, figure essentielle, soudain en danger, d’où la nécessité pour son fils d’abandonner son travail pour en commencer un autre, en offrande, car l’écriture sauve, en particulier l’écriture de l’amour. ».« Cette influence extérieure qui m'a poussé à écrire et que j'ai appris à entendre grâce à mon père », confie Simon Liberati.
L’auteur sera récompensé par le succès que ses « Démons » obtiennent dans nos imaginaires .Par exemple, la parfaite évocation de cet « intime » propre à tout travail d’artiste qu’est l'inspiration. Inspiration qui manque aux anti-héros des Démons, mais que connaissent les vedettes de la scène artistique d’alors, figures des sixties que fréquentent, espérant capter un zeste de leur génie, les protagonistes des « Démons « . Les « Petit Princes des Ténèbres » savent bien, au fond, qu’ils sont à côté de la plaque. « Alexis préférait la compagnie d’un flibustier anglais snob au vieux écrivains pédés et aux voyous. Son échec à France-Dimanche l’avait dégoûté du journalisme ». Les personnages de Simon Liberati sont mort-nés au seul avenir qui les intéresse : la vie d’artiste. Dans le secret des coeurs, tels les personnages de Fitzgerald, Serge (victime d’un accident), Taïné( comme morte à elle-même), le subtil Alexis et tous les autres ont la nostalgie du paradis perdu. Ce sont des âmes errantes, lucioles affolées d’une époque lumineuse, mais finissante ( comme eux). Les anti-héros de Simon Liberati beaux, jeunes, cultivés, fortunés, vont masqués pour pimenter leurs jeux érotiques. Ils rappellent, avec toute la grâce voulue, ces nobliaux du dix- huitième siècle, tels que peints par Watteau et Fragonard dans leurs « Fêtes galantes » . Sans art, donc en l’absence de toute représentation, la vie se résume à une fuite en avant, dans la recherche périlleuse de substances susceptibles de provoquer, sinon l’inspiration, à tout le moins une forme de rédemption. And the winner is… Personne, car les personnages forment la ronde maudite d’une humanité déliquescente.
Cette recherche proustienne du temps gagné ou perdu autour du « sens et de la perception », Simon Liberati l’accomplit dans une érudition nonchalante. Il s’agit d’une écriture dont la richesse et la singularité n’ont pas d’équivalent aujourd’hui. Dans « les Démons », la fusion des arts est telle que l’on songe non seulement à Rimbaud, mais aussi au « Portique de Tibère », sculpté au cœur de la cité d’Aphrodisias, chef-d’oeuvre de la Grèce antique taillé dans le marbre de Carie. Un concentré d’humanité . « Elle se tourna vers Andy Warhol, un homme d’une trentaine d’années, pâle, maigre, efféminé, avec un blouson de cuir noir, des lunettes fumées et des cheveux gris-blancs d’aspect synthétique sous lesquels dépassaient de petites mèches blondes. » Qu’est ce que l’inspiration ? Un mystère aussi vaste que la foi.
Simon Liberati révèle le chagrin du perdant. On s’oublie à force de substances, mais ces « voyages » pas plus que les parties fines à New York -non loin de la Factory- ou à Bangkok et Paris ne changent rien : l’inspiration ne vient pas, le talent ne s’achète pas. Les transgressions pour épater le bourgeois et déranger l’ordre établi ne servent à rien .« Les Démons » ou la gravité soudaine des libertins, quand l’inspiration les fuit : une tragédie.»Quand les lumières se rallumèrent après dix rappels, la salle avait changéd’aspect.Le velours des fauteuils avait vieilli ». L’échec des aventuriers de l’art, leur mort soudaine disent la fin du film. L’auteur des « Démons » est cet écrivain qui crée une œuvre sur l’impossibilité de créer (CQFD). « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans participation démoniaque ,» déclara Gide. « Fin de l’illusion comique », dirait Frank (Bernard). Anges et démons ne meurent jamais.
Les démons/Simon Liberati/Stock/342 pages/20,90 euros
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