L’Asie centrale, nid de terroristes islamistes ? Voilà pourquoi la Russie a en réalité un problème de radicalisation domestique similaire au nôtre<!-- --> | Atlantico.fr
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Un agent des forces de l'ordre crie à l'extérieur de la salle de concert Crocus City Hall en flammes après la fusillade à Krasnogorsk, dans la banlieue de Moscou, le 22 mars 2024
Un agent des forces de l'ordre crie à l'extérieur de la salle de concert Crocus City Hall en flammes après la fusillade à Krasnogorsk, dans la banlieue de Moscou, le 22 mars 2024
©STRINGER / AFP

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Le retour des talibans à Kaboul, en août 2021, avait réduit le champ d’action de l'État islamique en Asie centrale. Mais le groupe djihadiste responsable de l'attentat du Crocus City Hall de Moscou reste solidement implanté dans la région

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Existe-t-il réellement un problème de radicalisation islamiste en Russie ?

Alexandre Del Valle : En Russie, la radicalisation islamiste est principalement concentrée dans la région du Caucase, en raison des contentieux historiques et territoriaux persistants entre la Russie orthodoxe, chrétienne et européenne, et le Caucase musulman. Cependant, contrairement à l'Europe occidentale, la radicalisation en Russie n'est pas aussi répandue. Les libertés religieuses sont limitées, les Frères musulmans et les salafistes sont interdits, tandis qu'un islam soufi et confrérique prédomine malgré ses difficultés.

La radicalisation provient principalement des régions du Caucase, bien que sa présence sur le territoire russe soit de plus en plus contrôlée. Une nouveauté réside dans l'immigration en provenance des pays d'Asie centrale, facilitée par des accords de libre-échange et de circulation des personnes. Les services de sécurité russes n'ont pas réussi à enrayer une radicalisation anti-russe émanant notamment des Tchétchènes, qui accusent la Russie d'oppression séculaire des musulmans.

Ces individus, provenant de régions fortement radicalisées, sont plus difficiles à contrôler en raison de leur origine et de la complexité de la situation. Contrairement à la Tchétchénie qui a été plus stabilisée sous le régime de Gadirov, les pays d'Asie centrale présentent des défis plus importants en termes de répression de l'islamisme, en raison de leur vaste territoire et de la difficulté à détecter les signes de radicalisation.

La radicalisation perçoit généralement les Russes comme des oppresseurs historiques de l'islam, que ce soit à travers l'histoire communiste, les guerres en Tchétchénie sous Poutine, ou encore l'intervention en Syrie aux côtés de Bachar al-Assad, perçue comme une agression contre les sunnites. Ce schéma d'oppression perçue par les musulmans s'étend de l'Afghanistan pendant la guerre froide à l'Asie centrale après la chute de l'Union soviétique, jusqu'à la Syrie contemporaine. L'alliance entre la Russie et l'Iran, bien que tous deux islamistes, est rejetée par certains groupes sunnites extrémistes tels qu'Al-Qaïda et Daesh.

Pourquoi le statut d'immigré pousse ces populations à se radicaliser ?

Ces Tadjiks, ces Ouzbeks sont très mal perçus par une partie de la population russe, où persiste un racisme flagrant malgré la rhétorique officielle vantant la Russie comme un État multiculturel et multiethnique. Bien que Poutine en fasse constamment mention, le racisme et l'ethnicisme sont plus répandus chez le peuple russe que chez ses dirigeants. Pour beaucoup de Russes "authentiques", être russe signifie être blond, européen, blanc, chrétien et russophone. Ils considèrent déjà les Tchétchènes et les autres peuples caucasiens, bien qu'intégrés à la fédération russe, comme des étrangers, mais réservent un traitement encore plus discriminatoire aux turcophones et persophones d'Asie centrale, tels que les Ouzbeks, les Tadjiks et les Kazakhs, qu'ils perçoivent comme des citoyens de seconde classe, voire comme des étrangers de moindre niveau que les Occidentaux.

Ainsi, si les Russes éprouvent un certain ressentiment envers l'Europe, ils ont tendance à valoriser le contact avec elle, tandis que les peuples d'origine turcophone et orientale sont sujets à un mépris ethnique, historique et identitaire profond. Ce racisme est véritablement ancré, contrairement à l'attitude plus ambivalente envers l'Occident. Alors que l'Occidental est parfois détesté en Russie, il est également considéré comme prestigieux, voire admiré, alors que les peuples d'Asie centrale sont souvent méprisés et stigmatisés.

Ce racisme latent en Russie semble jouer un rôle dans le processus de radicalisation, similaire au concept d'islamophobie en France. Il est exploité par les prédicateurs islamistes pour recruter des individus se sentant marginalisés et victimes de discrimination. Cet aspect a été souligné par certains spécialistes russes du djihadisme en Asie centrale, révélant ainsi comment ces tensions ethniques et raciales peuvent être exploitées pour des desseins radicaux.

La situation de radicalisation en Russie, avec cette condition d'immigré où l'on se sent rejeté en raison de son origine turcophone, est-elle comparable à celle observée en France, en Angleterre, en Espagne ou en Belgique ? 

Il existe un point commun, bien que ce ne soit en aucun cas comparable, mais les islamistes s'efforcent de créer cette comparaison.

Les islamistes utilisent partout une stratégie que j'ai nommée "la stratégie de la paranoïsation". Tout comme Hitler ou Staline, toutes les idéologies totalitaires ont un aspect paranoïaque. Hitler accusait les juifs, les Anglo-Saxons et les démocraties de tous les maux, ainsi que le communisme, pour les Aryens, ils étaient diabolisés, victimes des juifs et des capitalistes, et ainsi de suite.

Pour les islamistes, c'est toujours le non-croyant qui persécute le mouvement, c'est pourquoi cette stratégie fonctionne partout. Il est facile de prendre un immigrant d'Asie centrale en Russie et de lui dire : "Tu vois, les Russes ne t'aiment pas parce que tu es musulman", mais ce n'est pas la réalité. Beaucoup de Russes, pas tous, mais beaucoup, ont un certain mépris car il n'y a pas le même niveau d'antiracisme ni de culte des minorités qu'en Occident. Malgré le multiculturalisme revendiqué par le pays, il subsiste une fierté nationale russe qui tend à considérer les non-Russes comme inférieurs.

Ainsi, il est très facile de dire à un musulman tadjik qu'il est maltraité en raison de sa religion, alors qu'en réalité, il est maltraité parce qu'il est tadjik. On lui dira qu'il est maltraité en raison de l'islamophobie. Les Russes ont toujours persécuté nos frères musulmans. Cette rhétorique est similaire en Occident.

Les islamistes, notamment les Frères musulmans, présentent toujours les musulmans comme des victimes, que ce soit des sionistes, des communistes russes, des orthodoxes russes, des Serbes à une époque, des laïcs français, des républicains français, et pas seulement l'extrême droite. Pour les islamistes, la France est structurellement raciste car elle est trop laïque.

Pour les autres, les musulmans sont persécutés par les sionistes qui considèrent tous les musulmans comme des Palestiniens, des citoyens de seconde zone. Vous voyez, c'est le même carburant. Le carburant de la victimisation, de la paranoïsation.

Lorsqu'on rend quelqu'un paranoïaque, on le rend mauvais. Ainsi, on attire un Tadjik à Moscou car beaucoup ont été radicalisés en Russie même. La Russie n'a pas été suffisamment attentive à la prédication de certains islamistes sur son territoire car elle souhaite plaire au monde musulman.

Il existe une stratégie eurasiatique russe rejetée par l'Occident depuis 2014, alors la Russie se tourne de plus en plus vers la Chine, l'Asie centrale, le monde arabe et musulman, et l'Iran. Il y a eu une sorte de politiquement correct islamique de la part des autorités russes.

Cela semble paradoxal car si l'État russe est islamophile, comment les musulmans pourraient-ils se sentir persécutés ? En fait, l'État russe est tellement préoccupé par la menace ukrainienne, polonaise, de l'OTAN et américaine qu'il pourrait être naïf. Comme la Russie se rapproche de plus en plus de certains musulmans et est membre de l'Organisation de la Conférence islamique, elle a peut-être cru être épargnée par le djihadisme, du moins chez elle.

Peut-être a-t-elle naïvement pensé qu'elle pouvait massacrer des islamistes en Syrie, soutenir la répression de l'islamisme au Tadjikistan et être associée à Kadirov en Tchétchénie sans conséquences. Je pense qu'il y a eu une baisse de vigilance des services russes. En Russie comme en Europe, le carburant du recrutement djihadiste est la radicalisation psychologique avant même de prêcher des doctrines. On attrape les gens en leur faisant croire qu'ils sont persécutés parce qu'ils sont musulmans.

Ensuite, une fois qu'ils sont convaincus d'être persécutés par les non-musulmans, on leur dit : "Viens dans une communauté où tu trouveras des frères qui te soutiendront". C'est ainsi que se fait la radicalisation. On attrape quelqu'un en lui disant qu'on est le protecteur des musulmans et qu'il est persécuté en raison de sa religion. Psychologiquement, cela le rend vulnérable. Il sera intéressé par notre discours. Une fois qu'on l'a attiré avec ce carburant, on passe à la phase supérieure.

"Puisque tu es d'accord pour dire que tu es persécuté en tant que musulman, je vais te donner les clés du véritable islam. Puisque de toute façon, ils te détesteront toujours pour ta religion, autant revenir au vrai islam, celui qui te défendra contre les mécréants, l'islam politique qui protégera les musulmans en visant à créer un État islamique mondial, califal, ou à obtenir des droits spéciaux pour nous". C'est ainsi que cela fonctionne.

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