Déstabilisation de la Cisjordanie et attaques par drones : que réserve l’Iran à Israël ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, s'exprime lors d'une conférence de presse avec son homologue syrien (sans photo) au ministère des Affaires étrangères à Damas, le 8 avril 2024.
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, s'exprime lors d'une conférence de presse avec son homologue syrien (sans photo) au ministère des Affaires étrangères à Damas, le 8 avril 2024.
©LOUAI BESHARA / AFP

Geopolitico Scanner

L’Iran s’apprêterait à mener une « attaque massive » contre Israël, selon des sources proches du renseignement américain.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Selon le journal Bloomberg, les Américains craignent qu'une attaque massive de l'Iran contre Israël soit imminente. Quel est votre avis sur la question ?

Alexandre del Valle : Les spécialistes du renseignement craignent en effet des cibles israéliennes de type ambassade, consulat, etc, dans une sorte de logique de « proportionnalité » des représailles, suite à l’attaque israélienne inédite contre le consulat iranien de Syrie qui a fait 15 morts dont le plus haut gradé des Pasdarans iranien dans la région. D’ailleurs, ce genre de cibles a déjà été visée par l’Iran, via ses proxys (à l’époque le Hezbollah international avec Imad Mugniyeh) dans les années 1990, notamment en Argentine, lorsque le centre communautaire juif AMYA en 1992 et l’ambassade l’Argentine, en 1994, furent frappés par deux attentats à la bombe qui firent respectivement 29 et 84 morts.

Mais ce qui est nouveau, et que les services israéliens savent depuis des jours, c’est qu’apparemment, l'Iran est déterminée aussi à frapper cette fois-ci, sûrement par proxys interposés, le sol israélien lui-même, bien sûr pas directement, mais ce sera signé… Certes l'Iran n'a aucun intérêt à une guerre directe avec Israël d’Etat à Etat, ce qui mettrait en danger son programme nucléaire militaire et son régime, au plus grand bonheur des Etats arabes du Golfe sunnites et même de l’Egypte et de tous les pays des accords d’Abraham. Mais l'Iran, cette fois-ci, voudrait cibler des cibles israéliennes à travers l'utilisation des Houthis, des milices irakiennes chiites, du Hezbollah, déjà lui-même frappé régulièrement, des milices palestiniennes comme le djihad islamique et le Hamas, qui n'ont plus grand-chose à perdre, parce que le plan d'Israël est bel et bien de les réduire. L'Iran utilise depuis des mois également l'acheminement d'armes vers la Cisjordanie à travers des réseaux criminels et bédouin via l’Irak et la Jordanie, mais peut aussi acheminer des armes supplémentaires via le Liban et donc le Hezbollah, et pourquoi pas des groupes terroristes moins identifiés et plus ou moins indépendants, le but étant de frapper des cibles israéliennes à partir de groupes régionaux mais aussi de Judée-Samarie. Donc soit trois fronts ouverts simultanément, soit même quatre, puisque des armes clandestines arrivent en Cisjordanie, au Yémen (Houthis), en Irak, en Syrie, et au Liban via le Hezbollah, ces fronts pouvant être actionnés en même temps, ce que redoute l’Etat hébreu. Donc il y a une vraie volonté iranienne de frapper soit des objectifs externes, soit des objectifs internes à Israël, voire les deux à la fois. Toutefois, je ne vois pas l’intérêt des Iraniens à se tirer une balle dans le pied en donnant un prétexte à Tsahal pour l’attaquer directement, ce que Netanyahou souhaite de longue date.

Et si une telle attaque massive devait effectivement se produire, comment pensez-vous qu'Israël et ses alliés, tels que les États-Unis, réagiraient ?

Alors, il y a plusieurs scénarios. Si des cibles américaines sont également touchées, ça peut être tentant pour les Israéliens d'avoir des représailles assez massives, puisque l'Amérique sera elle-même touchée et ne pourra plus trop appeler à la retenue israélienne comme maintenant.Si les proxies de l’Iran sont assez malins et arrivent à se retenir pour ne pas toucher du tout de cibles occidentales et américaines, ce serait un peu plus difficile pour les Israéliens d'avoir un prétexte pour frapper de manière massive. Mais en tout cas, l'attaque contre le consulat tuant plusieurs Iraniens, dont un haut gradé, c'était quelque chose d'assez nouveau. Donc on peut s'attendre à des représaillesproportionnelles, et probablement à quelque chose d’inédit sans que cela ne provoque une déflagration régionale. Donc ça ne veut pas dire que ce sera suffisant pour qu'Israël attaque l'Iran. Netanyahou va donc plutôt aller vers une logique d’instrumentalisation de l’attaque iranienne éventuelle - via ses proxys – afin de « terminer le travail » à Rafah, où se terrent les derniers combattants organisés du Hamas. Donc s'il y a une attaque iranienne à travers des proxies très meurtrière sur des cibles israéliennes, cela donnera une légitimité à Israël pour liquider totalement ce qu'il reste du Hamas mais pourquoi pas aussi du Hezbollah.

Pour l'instant, Israël est obligé de faire un peu attention avant de raser Rafah, ce qui sera un grave problème des populations civiles. Et je ne suis pas sûr que l'Iran ait un grand intérêt à perdre ses proxys avant la guerre Israël-Iran, donc Téhéran va devoir être très inventif... Je n'ai pas l'impression que l'Iran ait un grand intérêt à ce que cette guerre soit précipitée, même si le Guide suprême de la Révolution islamique l’Ayatollah Khamenei est proche des idées millénaristes-messianiques les plus apocalyptiques….Les Pasdarans ont une vision plus terrestre et pragmatique, quoi que fanatique, car ils tiennent 70 % de l’économie et sont devenus aussi des hommes d’affaires avec des intérêts terrestres.

L'Iranachemineraitdes armes de contrebande en Cisjordanie, à en croire plusieurs officiers américains, israéliens et iraniens. L'objectif final vise apparemment à déstabiliser Israël. Que sait-on de cette opération au juste ?

L'Iran déploie une stratégie indirecte, hybride et multifactorielle. Ainsi, plutôt que d'opter pour une confrontation directe avec Israël, l'Iran recourt depuis des décennies à tous les moyens pour lui porter préjudice, sans jamais aller jusqu’à la ligne rouge de la guerre directe. Son objectif n'est pas tant de détruire l'État d'Israël que de déstabiliser la région du Proche et du Moyen-Orient puis d’utiliser la cause palestinienne et antisioniste pour légitimer et masquer sa volonté hégémonique sur le monde arabe et le Proche-Orient. La stratégie radicale de Téhéran et de ses proxys contre Israël vise également à mettre en difficulté les différents gouvernements arabes, souvent critiqués par leur population pour leur apparente passivitéface représaillesisraéliennes après les attaques terroristes du Hamas. 

Pour répondre à votre question, c’est dans ce contexte que l'Iran entretient de nombreux réseaux criminels et d’acheminements parallèles, via des proxys et des structures bédouines transfrontalières et criminelles, afin de faire acheminer des armes non plus seulement vers la Syrie, le Yémen, l’Irak ou le Liban et Gaza, mais depuis 2022 vers la Judée-Samarie via la Jordanie… Ces derniers jours, Téhéran a accru les trafic d'armes, légères mais aussi roquettes, vers la Cisjordanie, via un itinéraire passant par l'Iran, l'Irak, la Syrie et la Jordanie. L'objectif est aussi de créer un troisième front de déstabilisation pour Israël, en plus du Hezbollah et du Hamas dans la bande de Gaza. Ce front émergent Cisjordanie, également appelé Samarie, pourrait constituer une menace sérieuse pour Israël.

La contrebande d'armes, principalement orchestrée par des réseaux bédouins, représente un défi majeur pour Israël. Les bédouins, étroitement liés au-delà des frontières, exploitent des solidarités transfrontalières similaires à celles observées chez d'autres groupes, tels que les druzes. Bien que les bédouins puissent être enclins à la loyauté envers Israël, certains entretiennent des contacts avec des groupes de l'autre côté de la frontière, y compris en Irak, en raison de liens tribaux transnationaux. Et les affaires n’ont pas d’odeur idéologique…

Ces réseaux de contrebande, associés à des activités criminelles, constituent un moyen privilégié d'acheminer des armes à travers les frontières de plusieurs pays. Par exemple, des armes interceptées récemment par les Etats-Unis et données aux Ukrainiens, initialement destinées aux Houthis, étaient d'origine iranienne. Donc l’Iran alimente toute la région de sa machine de guerre asymétrique par proxies interposés.

Comment l'Iran s'y prend-il pour faire parvenir des armes à la Cisjordanie ? Quelle est l'efficacité de l'opération ?

L'Iran a grandement contribué à la déstabilisation de la région, notamment au Yémen. Bien que les tensions existaient déjà, la République islamique a exploité cette situation à son avantage depuis le printemps arabe et surtout 2013, avec un succès remarquable. Aujourd'hui, le Yémen est en effet plongé dans le chaos, divisé entre différents groupes soutenus par divers acteurs régionaux. Les rebelles Houthis, soutenus par l'Iran, ont gagné en influence depuis 2014, contribuant à la fragmentation du pays, tandis que les Frères musulmans et les sudistes aidés par les Saoud et les Emirats sont pris entre plusieurs feux et ont du mal à résister à la fois aux jihadistes d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique et des chiites zaydites houthistes. La mer rouge est menacée plus que jamais, comme le détroit de Bab al Mandeb et le canal de Suez, donc l’économie régionale et mondiale. Cette « réussite » de l'Iran au Yémen s'inscrit dans un contexte plus large de déstabilisation régionale. Depuis le Printemps arabe, l'Iran a su tirer de plus en plus parti des fractures politiques et sociales pour étendre son influence. Par exemple, en soutenant les Houthis au Yémen et en nommant des alliés influents, comme YahyaSinouar, à des postes clés, à Gaza, l'Iran a sapé la stabilité de la région et même court-circuité en partie les dirigeants du Hamas basés à Doha.La déstabilisation de Gaza constitue un autre exemple marquant des efforts iraniens. En favorisant la montée en puissance du Hamas et du Jihad islamique, depuis des années, l'Iran a indirectement provoqué des affrontements majeurs avec Israël, entraînant une escalade de la violence et une délégitimation sans précèdent de la politique israélienne sur la scène internationale puisque Tsahal ne pouvait pas faire autrement que de tomber dans le piège de l’usage de la force disproportionnée en ripostant de façon massive au Hamas et à l’Etat totalitaire jihadiste qu’était devenu Gaza.En outre, l'Iran a joué un rôle significatif dans la déstabilisation de l'Irak depuis 2003, après la mort de Saddam Hussein, et du Liban depuis les années 1980. Au Liban, le Hezbollah, soutenu par l'Iran, a exercé une influence prépondérante, affaiblissant les institutions étatiques et marginalisant d'autres groupes politiques, chrétiens comme druzes ou sunnites, tous soumis directement ou indirectement aux chantages du Hezbollah, plus puissant que l’armée libanaise. En Irak, la démocratisation post-invasion américaine (2003) et post-débaathisation, a permis aux forces pro-iraniennes chiites de prendre le contrôle d’une bonne partie du pays, contribuant ainsi à l'instabilité politique et sociale de l’Irak.Dans l'ensemble, l'Iran a réussi à déstabiliser plusieurs pays de la région, renforçant ainsi son influence régionale au détriment de la stabilité et de la sécurité dans le Proche et le Moyen-Orient ; et démontrant son pouvoir de nuisance croissant dans une logique de « négociation à la dure » en vue de se faire accepter comme une puissance régionale et nucléaire, à terme, puis de sortir un jour des sanctions en échange de quelques concessions hypothétiques.

De quels moyens Israël dispose-t-elle pour lutter contre cette agression ?

Aujourd'hui, Israël se trouve dans une position délicate : le pays est extrêmement vulnérable. Face à un acteur asymétrique commele Hamas, Israël est pris au piège. Soit il choisit de ne pas réagir massivement, laissant ainsi le Hamas et le jihad islamique opérer comme des bases terroriste quirégulièrement attaquentIsraël et ses citoyens, prenant même des otages. Soit Israël réagit, mais une réaction partielle n'est pas viable, car pour éliminer efficacement la menace, il faudrait une action à grande échelle qui entraînerait un nombre de pertes civiles inacceptable pour la plupart des pays.

Preuve de l’efficacité des actions terroristes en termes de propagande et de soumission : l'Espagne, par exemple, va reconnaître officiellement l’Etat de Palestine, une victoire pour les victimes de Gaza et le Hamas, qui voulaient détruire Israël dans sa légitimité même et refaire reparler de la cause palestinienne « oubliée » depuis les accords d’Abraham qui ont été depuis le 7 octobre délégitimés aux yeux des masses arabes au point de mettre les dirigeants signataires en porte-à-faux avec la « rue arabe ». C'est donc à la fois une guerre asymétrique, où les adversaires ne sont pas des États traditionnels, mais où des groupes parviennent à déstabiliser des États en se cachant derrière des civils, tout en se présentant comme les plus faibles face au plus fort, puis une guerre symbolique visant à délégitimer celui qui répond aux provocations violentes par des représailles dix fois supérieures. Dans ce contexte, toute réaction d'Israël est un piège dedélégitimation, donc de « guerre des représentations ».

Je ne vois pas de solution évidente. Une réponse globale semble être la seule option. Les accords d'Abraham, initiés par Trump et Jared Kushner, visaient à réunir les États arabes, Israël et les pays occidentaux pour contrer la menace iranienne. Cependant, l’acte irréparable et inédit du Hamas le 7 octobre 2023 a mis ces accords en veille, obligeant même l'Arabie saoudite à reconsidérer sa position, certes, momentanément si les choses évoluaient dans les mois qui viennent vers une victoire rapide de Tsahal et une réussite dans le volet politique en trouvant une solution inclusive visant à remettre sur place une administration palestinienne et palestino-Gazaouite crédible, faite des notables et grandes tribus locales pas favorables au Hamas , ceci dans le cadre d’une refonte de l’Autorité palestinienne avec des personnes acceptables par tous et surtout par les Saoudiens qui vont payer la reconstruction, comme par exemple Mohamed Dahlan. Mais on en est encore loin… La vraie solution semble résider dans une collaboration israélo-arabe, tout en trouvant une issue à la question palestinienne avec une forme d’Etat palestinien non souverain sous tutelle israélo-saoudienne transitoire.

Le problème de cette question palestinienne est complexe. Pour certains Israéliens, les Palestiniens représentent tout simplement une population « indésirable ». Certains suggèrent qu'ils devraient partir, vers la Jordanie, le Sinaï ou d'autres pays arabes. Cependant, forcer les Palestiniens à quitter leurs terres serait moralement inacceptable et rencontrerait une forte opposition de la communauté internationale.Éradiquer ou terroriser les Palestiniens pour les faire fuir n'est pas une option viable même si les faucons de droite dure y pensent comme leurs alliés ultrareligieux. Les conséquences politiques et morales seraient désastreuses pour Israël, qui risquerait de se retrouver isolé sur la scène internationale. La solution doit être sécuritaire mais aussi inclusive, donc impliquant toutes les parties concernées, comme l'a montré l'exemple de l'Irak à l’époque des seules réussites (« Surge ») entre 2007 et 2009, voie hélas stoppée d’un coup avec le retrait US subit d’Irak sans « services après-vente » qui a laissé la place libre à DAECH qui s’est reconstituée. Idem pour Gaza : ne approche inclusive, certes longue et difficile à mettre en œuvre, est souvent la seule solution viable sur le long terme, mais elle nécessite une « ingénierie » sociale et une stratégie de moyen et long terme avec suivi et investissements afférant qui est presque impossible avec les agendas court-termistes des politicards … Et la polarisation extrême Nord-Sud ou Est-Ouest suscitée par les conséquences de la guerre en Ukraine ne facilitent pas la tâche de Tsahal puisque tous les dossiers sont liés, y compris le changement d’attitude de la Russie vis-à-vis d’Israël et son rapprochement avec le paria déstabilisateur iranien…

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