Derrière la réticence d’Olaf Scholz à livrer des armes à l’Ukraine, l’état catastrophique de l’armée allemande ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les députés du Bundestag se sont largement opposés, mercredi, à la livraison de missiles de croisière Taurus allemands à l’Ukraine.
Les députés du Bundestag se sont largement opposés, mercredi, à la livraison de missiles de croisière Taurus allemands à l’Ukraine.
©Sebastian PIEKNIK / AFP

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C’est ce que suggère la lecture du rapport annuel sur l’état de la Bundeswehr.

Nicolas Richoux

Nicolas Richoux

Général (2S) Nicolas Richoux, ancien commandant de la 7e brigade blindée et ancien attaché de défense à Berlin.

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Atlantico : Au vu du dernier rapport du Parlement allemand, dans quel état est larmée allemande ?

Nicolas Richoux : La Bundeswehr reste dans un état très préoccupant. Malgré le vote d’un fonds d’urgence de 100 milliards d’euros et l’atteinte en 2024 des 2% du PIB consacrés à la défense, elle manque à peu près de tout. Les matériels lourds, chars, blindés et avions sont en nombre insuffisant, parfois hors d'âge comme le Tornado, et mal entretenus. Les casernements sont dans un état préoccupant, les transmissions obsolètes et l’entraînement insuffisant. Il existe de plus une crise sévère du recrutement et il manquerait actuellement entre 16 % des effectifs, soit 18 000 postes. Le métier militaire n’attire pas dans un pays à grande tradition pacifiste et habitué au plein emploi, à tel point que l’on songe à recruter à l’étranger. Dans son état actuel, la Bundeswehr n’est tout simplement pas opérationnelle. La commissaire à la défense Eva Högl estime qu’il faudrait quelques 300 milliards d’euros pour réformer efficacement l’appareil de défense et elle rappelle qu’à cette heure pas un euro des 100 milliards promis n’est encore arrivé dans les unités. Son constat est à juste titre particulièrement sévère. Même avec des mesures fortes et efficaces, j’estime les délais de remontée en puissance à 10 ans minimum. Il ne suffit pas de vouloir se rééquiper rapidement pour que les équipements et les hommes soient immédiatement disponibles. La désorganisation générale est trop profonde. Elle est appelée à durer.

Comment expliquer la dégradation de larmée Allemande au cours des dernières années ?

L’armée allemande était encore un modèle en Europe il y a 25 ans, lorsque j’y ai suivi les cours de la Führungsakademie (école de guerre) à Hambourg. Les réformes successives l’ont mise à l’os et ont déstructuré profondément l’appareil de défense : coupes sombres et dissolutions d’unités, civilianisation à marche forcée de certains segments, et surtout restrictions budgétaires tout à fait déraisonnables. Lorsque j’étais en poste comme attaché de défense à Berlin entre 2017 et 2020, l’Allemagne ne consacrait plus que 1,37% de son PIB à son appareil de défense, bien loin donc des 2% requis par nos engagements auprès de l’OTAN. Il faut rajouter à cela des process excessivement lourds et paralysants en matière d’équipement, et une certaine marginalisation des décideurs militaires. Ainsi il n’existe pas d’état-major dédié pour le chef d’état-major des armées. Il n’est, au sein du BMVg (état-major central du ministère fédéral de la défense), qu’un simple conseiller du ministre, lequel conserve directement la main sur cet état-major. Il convient de rajouter à ce constat peu flatteur, les effets dévastateurs de la directive européenne sur le temps de travail qui prétend aligner le temps de travail des armées sur celui du secteur civil. Elle a fait perdre plusieurs millions d’heures travaillées à la seule armée de Terre et l’a profondément désorganisée. Les recrutements qui ont suivi n’ont permis que de compenser partiellement cet état de fait.

À quel point l’état de larmée allemande, première puissance économique européenne, met en péril la sécurité du continent ?  

C’est un point effectivement très préoccupant pour la première puissance démographique et économique de l’UE. Elle est en effet un membre important de l’OTAN dans laquelle elle a toujours beaucoup investi. Son état d’impréparation pèse évidemment sur l’Alliance. Ceci étant, la sécurité du continent est un tout, et l’OTAN comprend 32 membres qui comptent parmi les pays les plus industrialisés de la planète et ont les armements les plus modernes. Parmi eux, trois pays sont dotés de l’arme nucléaire (Etats-Unis, France, Royaume-Uni). Il n’y a donc pas véritablement péril en la demeure immédiat, d’autant que la menace n’est pas directe à cette heure. L’Ukraine est loin d’avoir perdu la guerre et la Russie est fortement affaiblie. Incapable de venir bout d’un pays considéré comme négligeable militairement, Il lui faudra des années peut-être cinq à dix à l’issue de la guerre, pour régénérer son appareil militaire. Encore faut-il qu’elle gagne cette guerre ce qui est loin d’être assuré. D’autre part, j’estime que prétendre s’attaquer directement ensuite à l’OTAN relève aujourd’hui de la fiction.

Est-ce que l’état de larmée justifie que les Allemands ne souhaitent pas envoyer de Taurus en Ukraine ? 

Je pense que l’état de la Bundeswehr n’a pas grand chose à voir avec l’affaire des Taurus. On peut toujours donner ses Taurus et en commander d’autres, comme nous avons initialement donné nos canons Caesar. L’Allemagne n’a pas de menace immédiate. La raison du blocage m’apparait plutôt politique. M. Scholz doit faire face à une opinion publique profondément pacifiste pour des raisons historiques. Il est de plus à la tête d’une coalition hétéroclite rassemblant les socialistes, les libéraux et les verts. ll est à ce stade bien plus un animateur et le coordinateur en chef de sa coalition, qu’un chef tout puissant et indiscuté comme nous en avons l’habitude en France. L’autre équation importance est celle du Bundestag. Il est inenvisageable de ne pas le consulter avant de prendre une décision d’importance, car l’Allemagne est un véritable régime parlementaire. C’est d’ailleurs le Bundestag qui a refusé dernièrement l’envoi des Taurus. Il ne faut pas non plus négliger le fait que Berlin ne souhaite certainement pas voir son armement longue portée être employé sur le territoire russe.

Bref, actuellement la situation n’est pas mûre en Allemagne, mais rien ne dit qu’elle ne le sera pas demain. Les Allemands se savent regardés et critiqués et ils aiment donner l’image d’être les bons élèves de la classe. À ce titre, je considère que l’envoi de Taurus est tout à fait possible à terme. Souvenons-nous des Leopards II ! Il était inenvisageable de les engager en Ukraine, et ils y sont désormais. C’est en ce sens qu’il ne faut pas être trop sévère. L’Allemagne vient de très loin et elle déjà pris des décisions lourdes, et impensables à l’époque où j’étais à Berlin. Ses premières propositions de livraison de matériel étaient de 4000 casques lourds et de quelques équipements annexes. Elle est désormais l’une des premières contributrices de l’Ukraine. La réflexion n’est évidemment pas close à Berlin.

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