Caryl Férey : « Soudé au monde de la douleur » <!-- --> | Atlantico.fr
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FEREY Caryl © Editions Gallimard - Francesca Mantovani .jpg
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Atlantico Litterati

Vingt-cinq ans après Zulu, Caryl Férey revient en Afrique avec Okavango, un polar qui nous emmène en Namibie, au cœur des réserves africaines. L’écrivain profite de son intrigue pour louer la beauté d’un monde sauvage menacé par la bêtise et l’avidité des hommes.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

«  Un jour vous vous retrouvez soudé au monde de la douleur et à partir de ce jour-là,  tout est foutu », affirmait Philippe Djian dans son premier roman "Bleu comme l'enfer" ( J’ai Lu ). Le style admirablement « parlé » de Djian déclencha chez Caryl Férey le désir d’écrire. Le grand lecteur et petit motard au blouson noir avait trouvé sa voix. « Je suis un plouc », s’écria le roi du polar, en direct-live sur le plateau de la Grande Librairie. Un plouc qui pensait le monde sans en faire des tonnes. Ce plouc-là n’avait pas les yeux dans sa poche, sillonnant le globe terrestre à la recherche de sa prochaine intrigue. Le petit gars de Rennes - natif de Caen mais breton de cœur - qui adorait sa « mère- grand »comme tout breton qui se respecte - avait construit une œuvre ( voir « Repères » ci-dessous). 

       Caryl Férey voit tout, en effet.  L’on ne peut échapper à ce regard perçant  d‘auteur « augmenté » par un détective invisible, engagé par ce même Caryl Férey. LE grand reporter dont rêvent tous les patrons de presse. L’expert du thriller. On a rarement vu unjournaliste aussi doué. Caryl Férey passe en moyenne six mois en  Colombie, en Nouvelle Zélande ou en Afrique du Sud - à moins que ce ne soit au Pérou - partout où le futur polar l’entraîne. Puis le détective -- reporter enquête. Il observe, interroge, questionne encore, visite, rencontre, et les notes s’accumulent dans sa besace. L’une des raisons de la force des romans noirs de Férey ? La vérité qui s’en dégage. Le vrai qui accuse. Le vrai affirmant : « Le roi est nu ». On n’est pas là pour oublier un voyage en TGV en tournant les pages d’un polar moyen. Avec Caryl Férey, on apprend, on en prend pour son grade, car le spectacle du monde tel que nous l’offrent ce conteur hors-pair  et son enquêteur associé n’est pas folichon. C’est même à désespérer. Noir comme l’enfer, dirait Djian. Les victimes s’accumulent, les coupables prospèrent. La faune et la flore disparaissent, anéantis par l’argent. L’humanité est en danger. Avec ces feux gigantesques partout, la barbarie qui tient le haut du pavé, serait-ce un début de longue fin du monde ? Dans presque tous les livres de Férey, l’innocent succombe. Pas gai, pas juste, mais VRAI . La roublardise des petits suspenses à trois sous, qui se moquent de la véracité comme d’une guigne, n’intéresse pas l’ex- breton taciturne en blouson noir. Le moteur de son hors-bord ? Sa devise : « Ce qui m’intéresse pour mes romans ce ne sont pas les aléas du  moi, l’introspection etc. Ce qui m’intéresse, ce sont les autres ». En particulier « ceux sur lesquels s’exerce le pouvoir » dirait un « sachant ». En d’autres termes, les floués, les vaincus, les perdants, les recalés, les fragiles, les menacés. Ceux qui n’ont pas le micro, en somme. C’est ainsi que l’on devient un expert du « thriller » - ethnique ou pas - et tant mieux pour nous autres lecteurs. « Les grenouilles s’étaient tues à l’heure où le jour peinait à sortir du bush. L’Okavango s’éveillait au rythme du mokoro qui remontait ses méandres. n/Kon progressait à allure réduite au son du clapotis contre la coque, l’œil rivé sur les hippos qui émergeaient çà et là. Une grue à houppette noire s’envola à son approche, puis un nouveau rugissement fit trembler l’air, moins de deux kilomètres en amont ; les lions échappés des cages après l’attaque du comptoir? n/Kon frissonna en songeant à la fin atroce de son frère... Le soleil émergeait, encore pâle ; alerté par des remous à tribord, le San découvrit alors un cadavre coincé dans les branchages. Un homme à la peau blanche, à demi immergé, dont les poissons-tigres s’arrachaient les chairs avec acharnement  » 

       Caryl Férey, gamin, voyait tout en noir en sa Bretagne où l’on se réchauffe par les confidences du voisin de comptoir. Depuis sa rencontre avec Philippe Djian et John Fante, il se consacre à noircir des feuillets.  Caryl Férey est devenu ce qu’il est : un super-grand reporter qui, par la force de sa narration et  la précision de ses enquêtes sur le terrain s’est imposé comme l’expert du roman noir civilisationnel. Derniers esclaves pas prêts d’être libérés, dernières victimes « sur lesquelles s’exerce le pouvoir » : la flore qui brûle et la faune qui disparaît désormais. La faune méprisée par cette humanité qui massacre sans vergogne ce qu’il reste d’animaux sauvages sur la planète, tel est  le sujet de Férey en cette rentrée littéraire. Un très important sujet. Un ami me demandait le titre du roman dont je rendais compte en cette rentrée littéraire. Il s’étonna de mon choix. Un polar. Alors qu’il y avait tant et tant d’inédits de nos meilleurs auteurs  chez les libraires ! Je lui ai dit que ce choix était non seulement réfléchi mais que je considérais « OKAVANGO » comme un texte prioritaire. Il devait le lire : ainsi, il comprendrait. L'OKAVANGO de Férey est un thriller pessimiste . A chaque page d'OKAVANGO - roman noir de chez noir, donc - nous ressentons - bien qu’elle ne soit jamais dite -  cette tendresse désespérée de l’auteur pour les animaux massacrés par l'homme. Les lecteurs d’Atlantico apprécieront.     

                                                    Annick GEILLE

Repères Caryl Férey

( source BABELIO)
« Né à Caen, le 01/06/1967, Caryl Férey.a grandi en Bretagne après que sa famille se fut installée à Montfort-sur-Meu près de Rennes en 1974. Grand voyageur, il a parcouru l'Europe à moto, puis a fait un tour du monde à 20 ans. En 1994 paraît chez Balle d'Argent son premier roman "Avec un ange sur les yeux". Il sort la même année son premier polar, "Delicta Mortalia : péché mortel", puis quatre ans plus tard le très remarqué "Haka" (1998).
Il a obtenu le Prix SNCF du polar 2006 pour "Utu" (2004) et le Grand prix de littérature policière 2008, le Prix Mystère de la critique 2009 et le prix Jean Amila au Salon du livre d'expression populaire et de critique sociale d'Arras 2009 pour "Zulu" (2008). En 2013, "Zulu" est adapté au cinéma, réalisé par Jérôme Salle d'après le roman homonyme, avec Orlando Bloom et Forest Whitaker. "Mapuche" (Série noire, 2012) obtient le Prix Landerneau Polar 2012 ainsi que le Prix Ténébris en 2013. En 2015, il est le parrain de la 11e édition du salon Lire en Poche. « Condor » est paru en mars 2016 , « Plus jamais seul » en février 2018, « Paz » en octobre 2019, « Lëd » en 2020 aux éditions les Arènes. »

-Interview de Caryl Ferey  publiée par la revue « Mouvements »

« Je ne viens pas d’un milieu paysan mais plutôt de la middle-class à la campagne, en Bretagne. Je n’avais aucun contact avec des milieux artistiques. Personne ne m’encourageait à écrire ; il y a eu les révélations : Philippe Djian, « Bleu comme l’enfer », une sorte de polar avec une écriture | hyper moderne, John Fante, une narration simple et forte. Je me suis dit que j’avais droit moi aussi à ce type d’écriture. J’avais vingt ans. C’est à ce moment-là que je suis devenu écrivain. (…).Je mets aussi dans la modernité des auteurs comme Jack London, ou Blaise Cendrars en France. Joseph Kessel en fait également partie. (…) »

Vos propres romans forment la trilogie « Haka », « Utu » et « Zulu ». Ils mettent en scène la minorité maorie en Nouvelle-Zélande et la minorité zouloue en Afrique du Sud, le dernier se situant dans le contexte post-apartheid à la veille de la coupe du monde de football. (…)Pourquoi des thrillers politiques ?

 C. F. : Quand j’étais petit, je trouvais les « indiens d’Amérique » fascinants. Je les trouvais non seulement exotiques mais ils représentaient aussi une autre façon de penser. Je me suis passionné très tôt pour l’ethnologie et l’anthropologie, avec notamment « Tristes tropiques », et ça m’a rappelé les Indiens de mon enfance. »  ( propos recueillis par Patricia Osganian) 




Extrait 1

Titre : Le tigre au menu de l’humanité

       "Les chasses aveugles du XIXe siècle avaient lancé la ruée vers l’Afrique et les premières tueries de masse – douze mille éléphants massacrés pour la seule année 1887. maharadjahs, émirs, rois et princes fortunés, industriels en manque de sensations fortes, chasseurs de trophées ou d’ivoire, les caravanes partaient dans la brousse et les forêts africaines pour des semaines de traque, des centaines de porteurs et serviteurs embarquant argenterie, vaisselle, toilettes, lits à baldaquin et mobilier divers. Les cours des rois et les premières agences de tourisme se succédaient à la suite de ces gens bien nés qui trouvaient exotique la mise à mort d’animaux alors à peine craintifs, puis l’hécatombe se démocratisa. Récits de peur bleue face à la charge d’un lion, de maladies attrapées là-bas, de « nègres » qui parfois se rebellaient et créaient des sociétés secrètes, comme ces aimables mau-mau devenus la nuit coupeurs de têtes et attaquant les fermes des Blancs d' Europe et de l’Amérique. enfin, le gibier devenu rare et fuyant à force de mas- sacres, on avait décidé, au milieu du xxe siècle, de parquer la faune rescapée, créant ainsi les premières réserves animalières. 

       De l’or à sang chaud pour les mafias du braconnage, qui en avaient fait le quatrième commerce illégal au monde. L’Afrique australe n’était pas épargnée par le trafic. Sentant le vent de l’apartheid tourner en leur défaveur, des officiers de l’armée sud-africaine avaient monté des sociétés privées de sécurité́, en fait des X,on échangeait les animaux ou leur ivoire contre du pétrole et des diamants, alimentant les guerres jusqu’en Sierra Leone.Enfin, les paix relatives avaient fini par contraindre les belligérants et ceux qui tiraient les ficelles à changer leur fusil d’épaule. Ancien gradé de l’armée sud-africaine, expert de la guerre en brousse, Rainer Du Plessis avait vite compris que les animaux sauvages, de plus en plus rares, devenaient encore plus précieux. 

       Le bouillon aux dés de peau d’éléphants commençant à concurrencer la soupe d’ailerons de requins, la chasse aux pachydermes avait repris de plus belle. Du Plessis et ses hommes utilisaient surtout le cyanure, qui tuait plus facilement que les balles ; les exploitants des mines d’or disposaient de stocks à usage local, on pouvait s’arranger avec eux comme avec les villageois qui connaissaient le parcours des éléphants. L’ivoire était exfiltré brut ou transformé sur place – Kenya, 0uganda, Burundi, Zambie, Zimbabwe –, les longues défenses étaient coupées en tronçons, celles des juvéniles ou des petits transformées en bijoux et en babioles par les artisans locaux. Le nombre d’éléphants d’Afrique diminuant au fil du temps, les quatre cent mille survivants risquaient d’autant plus la mort que Xmais le must restait le rhinocéros.

       Rainer Du Plessis avait réalisé son plus gros coup en 2013, au Mozambique, quand l’intégralité des trois cents rhinos recensés dans le parc du Limpopo avaient été exterminés par ses soins. L’afrikaner avait frappé vite et fort, gagnant le surnom de « Scorpion ». 

       L’ancien officier avait embauché ses meilleurs hommes, resserré les liens de ses filières avec les agents corruptibles des pays concernés par la sauvegarde des espèces, où son pragmatisme décomplexé finissait de convaincre les réticents – « Si tu ne prends pas cet argent, un autre le prendra». Le Scorpion possédait plusieurs passeports, prenait parfois le soin de se grimer ou de teindre ses cheveux poivre et sel selon l’identité qu’il choississait, de faux profils qu’on retrouvait sur internet et autant d’activités dans le commerce et l’import-export qui lui servaient de vitrine légale. Une armada de camions sillonnait l’Afrique subsaharienne, ses bateaux mouillaient dans les ports de Walvis Bay, Durban, Lagos, Mombasa, Lomé, remplissant les containers de marchandises diverses où l’on pouvait tout cacher. 

       Du Plessis avait étendu son empire en toute discrétion, se montrait peu ou sous son meilleur jour, côtoyait décideurs et VIP impressionnés par son argent et ses largesses caritatives, défiscalisait en arrosant les partis politiques au pouvoir. M. Zeng connaissait le Scorpion de réputation – la bête noire des rangers, qui n’avaient de lui que des portraits- robots rarement concordants, et aucune identité fiable. Importateur de produits destinés à la médecine traditionnelle, m. Zeng n’était jamais allé en Afrique et le restaurant où il venait de retrouver l’afrikaner était réputé chez les amateurs de viande exotique comme lui. Un repas de gourmet, très cher, à la hauteur des services fournis. 

— Vous allez voir, assura Du Plessis, c’est tout simplement exquis... 

       Le chinois en salivait de l’autre côté de la table, l’embonpoint comme cliché dans son costume de sueur. Le Scorpion avait réservé la meilleure table de Nairobi pour son plus gros client, dans une arrière-salle à la décoration massaï. Rodé aux repas d’affaires, Du Plessis plastronnait, sûr de son effet. Le temps de préparation était conséquent, m. Zeng aurait un appétit d’ogre quand on apporterait son fameux plat. Le mets était évidemment interdit à la consommation mais un lobbying forcené des restaurateurs de Nairobi et quelques petits arrangements privés avaient assoupli la législation. Les clients se pressaient : notables, politiques, hommes d’affaires, vedettes... 

— Les gens veulent ce qu’ils ne peuvent pas avoir, commenta le Sud-africain, c’est l’essence même du capitalisme. Affilié au Parti communiste chinois, m. Zeng acquiesça. 

— Vous avez un élevage, n’est-ce pas ? 

— Dans le natal, oui, confirma l’Afrikaner. Il a fallu exporter quelques spécimens pour assurer une reproduction viable, mais celle-ci ne sera jamais exponentielle. c’est aussi ce qui fait son charme : ces splendeurs de la nature ne se reproduisent pas comme des porcs ! 

       Emporté par son élan, et devant le sourire crispé de son interlocuteur, Du Plessis comprit qu’il avait commis une bourde – les chinois étaient de grands consommateurs de cochon, symbole de chance et de prospérité.

— Enfin, vous jugerez par vous-même, dit-il pour noyer le poisson. 

La chemise immaculée de M. Zeng commençait à s’auréoler aux aisselles malgré la climatisation. 

—Et ma commande ? s’enquit-il.
—On s’en occupe, en ce moment même.
Vingt kilos de cornes de rhinocéros, soit plus d’un million de dollars américains de chiffre d’affaires. 

— Vous me garantissez la quantité?
—Avant la fin du mois, comme convenu. 

— Par containers ou par avion ? 

— Le plus rapide.
—Et le Longue-corne ?
— Il sera bientôt dans notre ligne de mire.
— Parfait ! sourit m. Zeng.
Du Plessis avait la morphologie bufflonne de ses ascendants boers, le crâne et le teint rougis par le soleil, une courte moustache drue et grisonnante sur un visage rond plutôt commun, le regard assuré de l’entrepreneur à l’automne de sa vie et des mollets énormes plus à l’aise dénudés que sous un pantalon de costard. 

Une rumeur enfla dans les allées du restaurant : les serveurs arrivaient avec la cage. 

Les murmures accompagnèrent la ribambelle noire endimanchée qui dirigeait le trophée sur roulettes jusqu’à leur table. La mine rebondie, riboulant des yeux avec une satisfaction cette fois-ci non feinte, m. Zeng jouit à plein du cérémonial : il était le client le plus important de l’établissement, et la bête était réellement impressionnante derrière les barreaux. Un tigre mâle, dont les crocs luisaient comme des sabres.

Rainer Du Plessis vantait les caractéristiques et les légendes qui entouraient l’animal quand son portable vrombit dans sa poche. c’était Joost, son neveu... Il se détourna de la nappe blanche pour prendre la communication. 

— Je suis occupé, qu’est-ce qu’il se passe ? 

—On a un problème, répondit Joost : le deuxième pisteur n’est pas revenu. Je l’ai envoyé dans la réserve privée hier, mais lui aussi s’est volatilisé. aucun corps n’a été découvert, d’après nos infos, ni le sien ni celui du premier pisteur. À mon avis, ils n’en sont jamais sortis. 

—Et les rhinos ? Le Longue-corne ? 

— Sans pisteur, autant chercher une aiguille dans une botte de foin... Je ne sais pas ce qu’il se passe dans cette réserve mais c’est louche. 

Joost s’occupait du terrain, le Scorpion des transactions avec la clientèle asiatique, et il n’aimait pas les contretemps, encore moins quand son acheteur se trouvait face à lui. m. Zeng souriait d’aise tandis qu’on s’activait autour de la cage, demandait aux serveurs qu’on le prenne en photo devant le grand fauve, aussi drogué qu’il pouvait l’être tout en tenant encore debout. 

— Je te rappelle, abrégea-t-il car la machine était prête.Alerté, le tigre lança un regard de feu aux hommes qui s’agitaient près de lui. Il fallait que la bête soit vivante, fraîcheur oblige, avant d’être préparée par les cuisiniers. 

— À vous l’honneur, monsieur Zeng ! l’encouragea Du Plessis, revenu aux affaires. 

Le chinois leva son quintal pour saisir le manche du pic d’acier relié à une boîte au voltage surpuissant : la mise en marche fit reculer le félin.Ce n’est pas son instinct qui le fit feuler et plaquer ses oreilles en arrière – le tigre n’avait jamais vu pareille machinerie –, mais la terreur. Le visage de m. Zeng se crispa quand il piqua la fourrure du fauve à travers les barreaux – et d’une décharge foudroyante il l’électrocuta." 

EXTRAIT 2  

 Titre : « Sa majesté chaotique »  ou le martyre de la girafe

       "Le piège avait fonctionné. Une corde solide d’un mètre de long terminée par un nœud coulant et, à l’autre extrémité, par une lame lourde, épaisse et tranchante. On avait creusé un trou de cinquante centimètres de profondeur et vingt-cinq de diamètre sur le passage qui menait au seul point d’eau du secteur, après quoi on avait placé un plateau de bambou puis le nœud coulant largement ouvert, avant de recouvrir le tout de feuilles et de brindilles. La girafe qui y posait le pied crevait le plateau, les fines pointes de bambou se refermaient vers le bas, empêchant la patte de ressortir : et plus la girafe remuait son membre entravé, plus le nœud coulant se resserrait. Elle donnait fatalement un grand coup de patte pour se dégager et la lame tranchante du glaive venait sectionner ses jarrets. 

Saisie par la douleur, cherchant désespérément à se dépêtrer, la girafe s’agitait de plus belle sans comprendre que chaque tentative de s’échapper aggravait ses blessures. Le membre brisé, elle finissait par s’affaisser, se traîner en vain, et mourir en agonisant pendant des heures sous le soleil. 

Solanah l’avait repérée dans ses jumelles alors qu’ils patrouillaient dans le parc de Bwabwata, ahanant pour se libérer. Une girafe dont les cris désespérés risquaient d’alerter les lions. Mettant pied à terre, les rangers s’étaient approchés en file indienne, les bras collés au corps pour prendre le moins de place possible dans son champ visuel. Il n’y avait pas de chasseur pour achever l’ongulé, comme c’était souvent le cas avec ce genre de pièges, du moins aucun de visible dans les bosquets voisins. Solanah avait une boule de pitié rageuse dans la gorge – le fusil, vite. affolée, la girafe gesticula pour se défaire des crocs qui mordaient sa patte, plus violemment tandis que les petits hommes prenaient place autour d’elle, recevant autant de fois la lame d’acier qui, lui infligeant d’affreuses plaies, sciait ses ligaments et bientôt lui broierait les os. 

Solanah épaula son arme.


— Prêts ?
Les trois rangers se tenaient dans l’angle mort de la girafe, parés. Solanah appuya sur la détente; la fléchette se ficha dans le mou du ventre blanc de la girafe, répandant aussitôt le liquide anesthésiant. 

Ils n’avaient que deux minutes devant eux pour contrôler la chute de la géante mais les rangers étaient bien entraînés. L’indolence gagna l’animal, qui déjà ne se débattait plus; les hommes dressèrent leurs perches de différentes tailles, l’extrémité en forme de fourche, et les calèrent le long de son cou. Les mouvements de la girafe qui cherchait à se dégager leur faisaient perdre prise, le moment de la chute était imminent, décisif. Une mauvaise manœuvre et, en tombant de ses cinq mètres, la malheureuse se briserait les vertèbres ; Solanah levait la tête pour deviner de quel côté la géante s’affalerait, prête à bondir pour tenter de l’accompagner sans se faire écraser sous son poids, priant pour que la girafe étourdie mette d’abord les genoux à terre. 

«Allez ma vieille, l’encouragea Solanah, oublie le piège qui te fait mal et pose tranquillement tes longues pattes devant toi. », car la girafe tanguait dangereusement. Solanah et ses hommes bourdonnaient autour d’elle, tenant les perches à bout de bras pour qu’elles épousent son cou si fragile. 

—Attention, elle perd connaissance ! 

Nerfs tendus, yeux écarquillés vers le ciel, les rangers guettaient la chute quand les longs cils se fermèrent enfin ; ne craignant plus les coups de sabot, Solanah prit le risque de caler ses bras contre le poitrail de l’animal pour l’inciter à s’incliner, accompagna sa première patte antérieure tandis qu’elle se pliait, aida la seconde sans se soucier de l’inclinaison du cou – elle avait confiance en ses hommes, surtout en Seth. 

—Encore, encore ! 

La bête fléchit inexorablement, se tassa sur elle-même dans un ballet baroque, maladroit mais efficace ; elle s’affala, sa tête délicate retenue par Solanah, qui la posa doucement à ses pieds. Du bon boulot, estima l’officier des rangers. Elle le dit à ses gars, qui firent la sourde oreille. Jouer au fier n’était pas le style de la maison et le parc namibien de Bwabwata se trouvait sous leur protection. 

Solanah coupa la corde du piège au canif, se pencha sur la blessure. De méchantes plaies striaient le jarret, les ten- dons étaient à demi sectionnés mais l’os de la patte n’était pas brisé. La girafe pourrait remarcher. Elle serait sans doute la proie des lions avant de pouvoir courir mais au moins elle pourrait se défendre. 

Solanah nettoya les plaies à vif, appliqua une crème cicatrisante, injecta un sérum antibactérien, banda le membre endommagé. Seth et les autres revenaient de leur patrouille dans les bosquets voisins. 

— Vous avez trouvé quelque chose ? 

—Non. même pas de marques de pneus... Un coup des chasseurs locaux peut-être, avança Seth. 

Une activité illégale dans les parcs nationaux. Celui de Bwabwata était libre d’accès, excepté à la frontière sud avec le Botswana, et comportait trois clôtures standard pour des raisons vétérinaires (éviter que les épidémies des troupeaux domestiques ne se répandent) : il était donc facile de s’y introduire... 

Les rangers attendirent à l’ombre que l’anesthésiant cesse d’agir, virent bientôt l’animal reprendre vie puis épousseter son cou livré à la poussière. L’effort pour se relever était douloureux mais, s’ébrouant et après plusieurs tentatives infructueuses, la girafe parvint enfin à se dresser sur ses pattes. 

Elle n’eut aucun regard pour les humains qui l’avaient sauvée, sûre que d’autres chercheraient encore à la tuer. Solanah la suivit du regard, majesté chaotique, jusqu’à la mare d’eau qui, mieux que le reste, étancherait sa soif après son combat contre la douleur et la mort. Avec un peu de chance, elle vivrait. elle buvait déjà, escabeau renversé, avant de rejoindre les siens."

Copyright Caryl Férey/ « OKAVANGO »/ parution 17 août 2023/550 pages/21 euros/Série Noire/Gallimard).Toutes librairies et « La Boutique ».






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