Vétocratie, rentes indues et obsessions identitaires : quand Francis Fukuyama identifiait les maux qui étranglent la démocratie française aujourd’hui <!-- --> | Atlantico.fr
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Francis Fukuyama a réussi à établir le diagnostic de l'ensemble des démocraties libérales, au-delà de leurs différences et de leurs organisations qui peuvent varier d'un pays à l'autre.
Francis Fukuyama a réussi à établir le diagnostic de l'ensemble des démocraties libérales, au-delà de leurs différences et de leurs organisations qui peuvent varier d'un pays à l'autre.
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Malaise français

Dans ses ouvrages (Les Origines de l’ordre politique et L'ordre politique et la déchéance politique), Francis Fukuyama abordait les nombreuses causes du déclin politique en Occident à travers l'inertie institutionnelle et les contraintes excessives imposées aux décideurs (la « vétocratie » selon lui).

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Dans ses ouvrages (Les Origines de l’ordre politique et L'ordre politique et la déchéance politique), Francis Fukuyama abordait les nombreuses causes du déclin politique en Occident à travers l'inertie institutionnelle et les contraintes excessives imposées aux décideurs (la « vétocratie » selon lui). À travers ses ouvrages et son analyse, Francis Fukuyama n’a-t-il pas été en mesure d’identifier les maux qui étranglent la démocratie française ? En quoi Francis Fukuyama a-t-il été capable de décrypter un phénomène très français alors qu’il faisait un diagnostic beaucoup plus large dans ses écrits ?

Pierre Bentata : En réalité, Francis Fukuyama a réussi à établir le diagnostic de l'ensemble des démocraties libérales, au-delà de leurs différences et de leurs organisations qui peuvent varier d'un pays à l'autre. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il reprend, depuis son ouvrage sur La fin de l'histoire, la même analyse et la même théorie initiale: fondée sur le thymos, le désir de reconnaissance. A partir de ce concept, il observe que toutes les démocraties  sont en fait confrontées à des défaillances, des biais, des difficultés ou des nouveaux défis, communs à l'ensemble des démocraties libérales.

Eric Deschavanne : Fukuyama s’inscrit dans une lignée d’auteurs, que l’on peut faire remonter à Tocqueville, qui, en observant la démocratie américaine, identifient les traits du destin commun des démocraties occidentales. La démarche est légitime, dans la mesure où il existe des « moteurs de l’Histoire » qui sont communs, et toujours discutables, car il existe bien entendu une diversité de cultures politiques nationales irréductibles les unes aux autres.

Les moteurs de l’histoire occidentale moderne, en l’occurrence, ont été identifiés dès le début du XIXe siècle. Marx a fait la théorie du moteur économique, la dynamique du capitalisme qui détruit les structures sociales existantes ; Tocqueville, celle du moteur culturel, la dynamique de l’égalité des conditions qui génère toujours plus d’individualisme, à la fois positif (la consécration de l’autonomie et de la responsabilité individuelles) et négatif (décomposition du lien social et politique). Les trois « moteurs » contemporains de la crise interne des démocraties libérales qu’identifient Fukuyama, les conséquences sociales de la mondialisation au cours des dernières décennies, l’impuissance publique résultant de la « vétocratie » et le tournant identitaire du débat politique, ressortissent à ces deux grandes dynamiques. Ils affectent évidemment la France.

Francis Fukuyama était également préoccupé par la croissance rapide des politiques identitaires. Au regard des arguments utilisés par Fukuyama, comment expliquer que certaines minorités parviennent à capter le pouvoir politique ? S’agit-il d’un désir de reconnaissance ?

Pierre Bentata : Il faut repartir de sa grande idée initiale, celle de la fin de l'histoire, qui remonte à Hegel relu par Kojève, et qui est liée au désir de reconnaissance, le thymos. Il explique que tout le mouvement de l'histoire des organisations politico-économiques consiste en une tentative de trouver un système qui permette à chacun d'être reconnu en tant qu'homme à part entière. Et ce mouvement prend fin dans l'avènement des démocraties libérales. Car, ce n'est qu'au sein de celles-ci que chacun va pouvoir reconnaître l'autre sans être lui-même dénigré ou nié dans ce qu'il est, et cela grâce aux piliers que sont l'État de droit, la garantie des libertés individuelles et la reddition des comptes par ceux qui vont agir au nom de l'ensemble de la population. 

Alors qu’il était très optimiste dans La fin de l'histoire, voyant dans la victoire des démocraties libérales la preuve que l'humanité était enfin parvenue à résoudre la question de la reconnaissance, Fukuyama vient nuancer cette conclusion dans ses ouvrages suivants, car il observe que le désir de reconnaissance ne se satisfait pas d'une simple égalité devant le droit.

Plusieurs éléments expliquent cela. La démocratie libérale est par définition une société ouverte dans laquelle tout le monde est invité et accueilli du moment qu'il accepte de jouer avec les règles du jeu et les valeurs fondamentales et fondatrices de la démocratie libérale. On retrouve ici la notion de société ouverte chez Popper ou de Grande Société chez Hayek. La globalisation est la matérialisation de cela. Or, la globalisation crée une forme de tension dans les cultures. Lorsque la démocratie libérale devient une sorte d'idée universelle, le désir de reconnaissance a du mal à se satisfaire de cette idée selon laquelle nous serions tous identiques. Parce que si nous sommes tous égaux, il y a cette idée que nous sommes tous identiques. Et si nous sommes tous identiques, alors quelle est la singularité d'une identité ? Concrètement, ce phénomène se traduit par une forme d'homogénéisation des modes de vie, des règles, de l'architecture - partout les mêmes magasins, les mêmes informations et les mêmes divertissement...  

C'est de là qu'émerge pour Fukuyama cette nouvelle crise identitaire qui est un nouveau désir de reconnaissance. Nous ne nous sentons pas suffisamment reconnus par le droit donc nous allons tenter de montrer cette reconnaissance. Certains, notamment d'abord la gauche, vont tenter d’évoquer des spécificités ou des traitements qui ne seraient pas pris en compte par des points aveugles du droit. Toute cette idée vient d'Edward Saïd et de son orientalisme, puis des théories critiques de la race et enfin de l'intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw, comme l'explique très bien Yasha Mounk dans "Le Piège de l'identité". Mais par contre-coup, cela va amener les individus qui sont des opposants, et notamment la droite et l'extrême droite, à s'interroger sur ce qu'est l'identité de ceux qui sont considérés par cette partie de l'extrême gauche comme responsables. Cela contribue à une double crise identitaire qui n'est pour Fukuyama que ce désir de reconnaissance mal satisfait par l'Etat de droit et la garantie des libertés individuelles. 

Eric Deschavanne : Il n’y a pas à proprement parler de captation du pouvoir par les minorités, le tournant identitaire de la politique concernant également la majorité. La politique identitaire, pourrait-on dire, est une politique antipolitique, une politique qui génère une atmosphère de guerre civile, de lutte de tous contre tous, sur fond de disparition des projets communs intégrateurs. La dynamique telle que la dépeint Fukuyama procède des groupes minoritaires, LGBT, Afro-Américains, etc., des groupes en effet animés par le désir de reconnaissance. La rhétorique de la reconnaissance conduit cependant mécaniquement la majorité, les Américains blancs, notamment ceux qui s’estiment socialement vulnérables et/ou méprisés par les élites et les médias, à exprimer leurs revendications à travers le prisme identitaire.

Reconnaissance et ressentiment vont de pair, que ce soit du côté des minorités ou de celui de la majorité, de même que le discours de la lutte. La rhétorique identitaire est une rhétorique de la haine et du mépris. Le paradoxe ultime est que le désir de reconnaissance conduit à l’impossibilité de la reconnaissance, laquelle requiert la communauté et le projet commun comme conditions de possibilité.

En quoi les trois maux évoqués par Francis Fukuyama (la vétocratie, les rentes indues et l’obsession identitaire) correspondent à la description du malaise français ?

Pierre Bentata : Ces maux correspondent au malaise français mais ils sont partagés par la plupart des démocraties libérales. L'obsession identitaire chez nous se traduit, avec un peu de retard par rapport aux États-Unis, par un retour à une lutte entre différents essentialismes, opposés uniquement en apparence, et portés par les extrêmes. Il y a les identitaires de droite, qui opposent ceux qui viennent de quelque part à ceux qui sont de nulle part; les somewhere aux anywhere, les enracinés et les cosmopolites. viennent de nulle part et ceux qui viennent de quelque part, c'est la racine contre le cosmopolitisme. On retrouve ici les partis qui s'opposent à la démocratie au motif qu'elle serait capturée par des intérêts globalistes ou maastrichtien et plébiscite la fermeture et le repli. De l'autre côté, ce qui vient les nourrir et qui les renforce, il y a cette nouvelle gauche, qualifiée, - faute d'avoir un terme plus structurant et plus scientifique pour le moment -, de woke, dont la stratégie consiste à culpabiliser en permanence le système dans lequel elle vit, au nom d'un non-respect ou d'une incapacité à voir des discriminations qui se répètent sur certaines identités ou communautés. Il y a donc une double forme d'identitarisme qui vient des deux extrêmes et sur lequel il est très difficile pour les partis modérés ou les anciens républicains de répondre car, eux, se focalisent sur le droit et n'ont pas renoncé aux principes d'universalisme et d'égalité devant le droit. Par conséquent, ils sont relativement démunis pour répondre sur le terrain de l'essentialisme. 

La vétocratie et les rentes indues ont le même point de départ. La particularité de l'évolution de nos démocraties libérales est qu'elles ont donné une place, au nom justement pour beaucoup de ce désir de reconnaissance, à un État providence de plus en plus fort. Or, en ayant un État providence de plus en plus fort, dans un monde qui est globalisé, il y a nécessairement des structures bureaucratiques, administratives, techniques et juridiques qui sont de plus en plus complexes. Cette complexité nécessite le recours à des groupes d'intérêt, pour s'assurer que chacun puisse réellement faire valoir son point dans de vue dans un processus de prise de décisions de plus en plus technique et opaque.  

La complexité, pour résoudre un problème, pour définir des priorités et pour financer des actions, concrètement, cela nécessite que chacun soit capable de venir influencer ou faire valoir sa voix d'une certaine manière. Ainsi, le lobbying et les groupes d'intérêts, qui sont plutôt nécessaires dans une démocratie et dans un système complexe, permettent aussi d'avoir des rentes indues. Si vous arrivez à parler plus fort que les autres, finalement, vous parvenez aussi à orienter les décisions politiques. Et le corollaire de cela, c'est que des groupes d'intérêt ou des partis devront eux-mêmes arriver à se maintenir et à garder de l'influence, voire à en gagner en essayant uniquement de bloquer les décisions des autres. Dans un système qui a tenté d'avoir une articulation de la politique avec des contre-pouvoirs particulièrement forts et effectifs, il y a donc aussi une forme d'inertie avec un véto qui est quasiment permanent. C'est l'idée de la démocratie des marchandages théorisée par Hayek ou de la lutte légale de tous contre tous décrite par Bruno Léoni. Or, cela a des répercussions concrètes. On le voit au niveau international dans toutes les conférences, les COP, les accords entre les démocraties libérales au niveau mondial mais aussi au niveau national. Le budget américain qui est bloqué en permanence et qui se débloque toujours au dernier moment en est un parfait exemple. Ce phénomène peut être constaté avec la terrible force d'inertie sur les retraites ou dans le cas de la réforme sur l'éducation. A chaque fois, il y a des mobilisations et des combats qui sont d'ampleur titanesques pour accoucher au final d'une souris; ce qui implique qu'il faudra réformer à nouveau dans quelques années, avec en perspective les mêmes types de luttes.

Les groupes d'intérêts, la capacité de mobilisation des syndicats et en fait finalement la tentative pour le politique de conférer énormément de pouvoir à la société civile ou aux représentants de la société civile font que les démocraties libérales ont une structure qui est presque inertielle. Elles mettent énormément de temps à bouger. Cela a été constaté avec l'Europe au niveau de la crise du Covid ou de l'Ukraine. On le voit dans nos réformes, la démocratie est beaucoup plus lente à agir. Et par conséquent, elle paraît beaucoup moins agile qu'un État autoritaire.

Eric Deschavanne : La mondialisation libérale initiée dans les années 80 a été bénéfique économiquement mais elle a bouleversé la structure sociale. La classe ouvrière et la paysannerie sont en voie de disparition. La « métropolisation de l’économie » génère un nouveau clivage social, dont les critères sont le niveau d’éducation (la transformation de l’économie bénéficie à ceux qui disposent d’un haut niveau d’éducation) et le lieu de résidence (le niveau de vie, l’influence et la reconnaissance sociales déclinent à mesure qu’on s’éloigne de la métropole). Fukuyama met en évidence le fait que la croissance économique ne bénéficie pas également à tous. Elle a principalement bénéficié à l’élite, tandis que la désindustrialisation a eu pour effet le déclin de la classe ouvrière et la stagnation des bas salaires. La situation française est analogue mais différente, du fait à la fois de la présence d’un État redistributeur et du faible dynamisme économique. Les inégalités sont compensées mais la stagnation économique fait qu’un salarié qui ne peut espérer hériter d’un patrimoine vit aujourd’hui davantage dans la crainte du déclassement que dans la perspective du progrès économique et social.

La version française du tournant identitaire résulte à la fois de la transformation économique et de la dynamique de l’individualisme démocratique. L’obsession identitaire naît à gauche, en raison de l’importance qu’avait le discours de la lutte des classes dans l’histoire politique de la gauche française. Le prolétariat ayant quasiment disparu, il a fallu le remplacer. Le rôle de remplaçant a d’abord été joué par le fonctionnaire, nouvel acteur de la lutte sociale dans le contexte d’hypertrophie et de déclin de l’État social, puis, de plus en plus, par le migrant et le musulman. L’antiracisme multiculturaliste puis décolonial, ainsi que l’islamo-gauchisme, ont promu en France la rhétorique identitaire, générant la réaction d’un « populisme patrimonial » (Dominique Reynié) luttant à la fois contre l’insécurité économique et sociale et contre « l’insécurité culturelle » (Laurent Bouvet). Wokisme et populisme sont des expressions de l’individualisme dans la mesure où le facteur mobilisateur est exclusivement la défense d’un groupe auquel on s’identifie par des caractéristiques personnelles, non un projet commun intégrateur. La politique identitaire est une politique nombriliste.

La « vétocratie » est également l’expression du déclin du monde commun, de la difficulté à s’identifier à un idéal politique commun. La politique devient antipolitique lorsque la mobilisation n’a d’autre but que d’empêcher le gouvernement, ce qui revient à bloquer toute possibilité pour la communauté politique de produire une action consciente pour maîtriser son destin. Le véto vient à la fois d’en haut et d’en bas. Pour évoquer deux débats contemporains, la résistance de l’opinion à l’égard de la réforme des retraites, pourtant nécessaire à la pérennité dudit système, et le refus des élites de mettre en œuvre une politique de maîtrise des flux migratoires, pourtant nécessaire au maintien de la cohésion sociale et donc à la stabilité des démocraties libérales, sont deux illustrations de la « vétocratie » française.

Comment est-il possible de sortir de cette réalité ? La France peut-elle s’extraire de ces trois maux au regard des enseignements des écrits de Fukuyama ?

Pierre Bentata : Je dois avouer un biais particulier : je suis plus Fukuyamiste que Fukuyama lui-même. Je continue à penser que son diagnostic de 1992 était le bon. Je pense qu'il faut simplement le combiner à la vision politique  d'Isaiah Berlin. D'abord, il faut se souvenir des dernières pages de La Fin de l'histoire, dans le chapitre intitulé Les grandes guerres de l'Esprit. Alors que le ton est très enjoué, très enlevé, très optimiste pendant tout le livre, soudainement il soulève un moment d'inquiétude. Il comprend très bien ce qui va se passer. Il se pose alors une question essentielle, qu'on pourrait résumer ainsi: quand les petites histoires chassent la grande, comment dessiner un horizon commun ? Pour les personnes nées après l'histoire, il n'y a plus de grands combats idéologiques, donc plus de nécessité de choisir un camp (il n'y a plus de camp!); dès lors, vivre en société ne relève plus d'une nécessité mais d'un choix. Voilà le changement et le défi majeur. Tant qu'il existait des idéologies alternatives, on faisait société pour vaincre l'ennemi nécessaire. C'était nous contre eux, une idéologie contre une autre. Mais quand les idéologies sont mortes et que la démocratie libérale a définitivement gagné, il est très difficile pour des individus de se dire qu'il va falloir maintenant choisir de vivre ensemble. Ce diagnostic est essentiel car il est révèle la source de la crise démocratique, qui est en réalité une crise de sens. 

La crise politique ne provient pas d'une quelconque défaillance du système politique. Nos pays restent les pays les plus riches. Personne ne les a rattrapés. Ceux qui prévoyaient que la Chine serait la prochaine puissance mondiale doivent bien admettre à présent que cet essor n’était qu’un feu de paille. Personne ne veut aller en Russie, pays sans Etat de droit qui ne sait produire que des armes - donc aucune valeur en réalité - et dont la majorité de la population vit dans un état de semi-pauvreté. Pour comprendre quelle est la valeur de la démocratie libérale, il suffit de regarder, et c'est un des arguments de Fukuyama même aujourd'hui, les flux migratoires. Le fait que l’on vive nous-mêmes en Europe une crise migratoire est bien la preuve que les gens veulent vivre en Europe et pas ailleurs. 

Victorieux dans les faits mais pas dans les idées, voilà au fond le problème de la démocratie libérale. Et cela, s'explique par le fait qu'il est très difficile de convaincre les individus de la puissance de la philosophie des Lumières pour une raison qui est simple. Nous finissons par prendre les avantages de notre système pour des défaillances. Le fait que nous soyons capables nous-mêmes de voir ces problèmes de vétocratie, de crise identitaire, d'inefficacité du politique, d'existence de discriminations qui subsistent, nous laissent penser en permanence que nos systèmes sont défaillants. Or, nous oublions de voir et nous ne parvenons pas à voir ces réalités dans les systèmes qui ne sont pas comme les nôtres. Ils relèvent tellement d'un impensé que finalement ils ne sont même pas évoqués. Cela ne veut pas dire qu'ils n'existent pas. Cela veut dire qu'ils sont beaucoup plus forts là-bas.

Notre difficulté est de constater cela. La solution que propose Fukuyama, la nécessité de continuer à conserver une société ouverte en redéfinissant finalement une sorte d'amour de la démocratie libérale à travers une nouvelle idée de ce qu'est la nation ou de l'identité, rejoint exactement les conclusions qu'avait, notamment dans « En toutes libertés », Isaiah Berlin.

Selon Isaiah Berlin, la crise de nos systèmes vient de ce qu'il nomme le "monisme" de la philosophie des Lumières dont nous sommes les hérétiers, c'est-à-dire de la croyance selon laquelle à tout problème existe une solution et que s’il existe une solution pour chaque problème, alors toutes les solutions doivent normalement pouvoir se combiner. On doit donc arriver à un système qui est idéal, une sorte de vérité ultime. Or, Isaiah Berlin démontre dans ses travaux que le politique et donc la société par définition est le lieu où il n'y a pas de solutions aux problèmes. L'idéal est inaccessible, ce qui ne veut pas dire que le système est défaillant. Selon lui, il ne faut pas abandonner la démocratie mais il faut revoir notre idée d'universalisme en adoptant un pluralisme. Dans chaque pays, il va falloir être capable de décider parmi les valeurs que nous considérons comme essentielles, quelle est la hiérarchie à établir. Mais il n'existe pas une hiérarchie meilleure entre plus d'égalité et de l'autre côté, plus de liberté. Ces deux systèmes se valent. Des démocraties libérales doivent vivre en ayant le même corpus de valeurs, qui sont en fait relativement faibles la justice et la compassion, la fraternité et la solidarité, l'esprit d'entreprise et en même temps la sécurité, la liberté et l'égalité. Mais la façon de les ordonner va dépendre de la culture et des attentes d'un pays à l'autre. A partir du moment où l’on comprend cela, on comprend que le système n'est jamais parfait, qu'il faut toujours le remettre en question, mais que la capacité même de penser les problèmes est la preuve que ces systèmes sont supérieurs aux autres. On se donne aussi les moyens d'apprendre des autres cultures, de tolérer des choix différents quant à l'ordre des principes fondateurs de nos sociétés, sans pour autant sombrer dans le relativisme ni abandonner l'universalisme.

Selon Fukuyama, telle est la voie de sortie, il ne faut surtout pas jeter le bébé avec l'eau du bain en se disant que la démocratie libérale ne marche pas. C'est un miroir aux alouettes que de considérer les pays autoritaires comme plus plus agiles ou plus efficaces. En réalité, ils ne sont ni l'un ni l'autre, puisqu'ils nient complètement les libertés et s'avèrent incapables de satisfaire le désir de reconnaissance des hommes. D'ailleurs, le Covid l'a montré: les pays les plus autoritaires ont agi plus rapidement mais ont finalement été incapables de sortir de la crise. Il suffit de regarder la Chine ou la Russie. De la même manière, il n'existe aucun indicateur aujourd'hui qui nous laisse penser que la Chine soit plus avancée que les États-Unis. C'est tout le paradoxe des habitants des démocraties libérales. Ils se croient décadents alors qu'ils sont plus riches, plus prospères, plus innovants et plus heureux que n'importe qui sur le reste du globe. En fait, ce qu'ils admirent dans les Etats autoritaires et les pays en développement, c'est le fait que ces derniers ne soient pas encore sortis de l'Histoire. 

Eric Deschavanne : Le vœu de Fukuyama est que les démocraties libérales puisent dans leurs ressources afin de résister à leur pente individualiste. Le libéralisme n’est viable que dans le cadre d’un État-nation générant une cohésion et une capacité d’action collectives. Il faudrait donc restaurer la dimension nationale et communautaire de la démocratie libérale, la communauté nationale « libérale » se distinguant par son caractère non ethnique. La nation démocratico-libérale n’est fondée ni sur la race, ni sur la religion, mais sur des principes intégrateurs universalistes.

À cet égard, la culture politique française est presque un modèle. Notamment si l’on songe à la conception de la laïcité et à l’ambition républicaine d’une instruction publique pour tous. Il nous faudrait pouvoir régénérer ce modèle républicain. La France, dans cette perspective, comme en 1945 et en 1958, ne peut espérer restaurer la cohésion sociale et l’efficacité politique qu’en demeurant fidèle à son identité républicaine, celle d’un État-nation fondé sur les principes de liberté et d’égalité bien compris, opposant l’universalité des droits et des devoirs aux tentations centrifuges de l’individualisme et de la politique identitaire.

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