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Gilles Hanus a publié "Relief de la mémoire, Théorie des trous de mémoire", aux Éditions Liber
Gilles Hanus a publié "Relief de la mémoire, Théorie des trous de mémoire", aux Éditions Liber
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Essai

Gilles Hanus a publié "Relief de la mémoire, Théorie des trous de mémoire", aux Éditions Liber. Un essai riche de nombreux enseignements pour une époque qui tend à se reposer sur l’extension numérique des supports de mémoire pour s’exonérer de son propre « devoir de mémoire ».

Norbert Hillaire

Norbert Hillaire

Essayiste, artiste-chercheur, Norbert Hillaire est professeur émérite de l’université de Nice  (sciences de l’art et des nouveaux médias, digital studies) et directeur de recherches associé à Paris 1 Panthéon-Sorbonne (laboratoire Art & Flux). Il préside l’association Les murs ont des idées, spécialisée dans le design des espaces collectifs du futur. Son ouvrage l’art numérique, co-écrit avec Edmond Couchot (Flammarion 2005), fait aujourd’hui référence. Dernières publications, L’art dans le Tout Numérique,  Manucius (2015). La fin de la Modernité sans fin, l’Harmattan (2013), à paraître, L’art de la réparation, Scala, 2018.

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Il faut qu’il y ait oubli pour qu’il y ait mémoire, tel serait le premier enseignement, fondamental, de ce livre : l’idée que la mémoire est indissociable du défaut de mémoire.

Et on imagine sans peine le cauchemar existentiel de celui qui passerait son temps à se souvenir ; c’est sans doute à ce cauchemar que fait référence cette phrase de Kafka qui, jaillissant de son journal à mes yeux d’adolescent, m’a longtemps hanté : « je suis une mémoire vivante ».

La première grande leçon de ce court essai est donc de renverser la hiérarchie des valeurs qui associe les trous de mémoire à une défaillance, voire à une pathologie et de montrer qu’ils sont au contraire, dans ces paysages infiniment divers de la mémoire, le lieu d’une réserve, ou d’un secret : il faut que la mémoire nous manque pour que la mémoire fonctionne. Ce serait là une leçon qui vaut pour la mémoire psychique et individuelle - et ce sont d’abord les reliefs de cette mémoire qu’explore ce livre - mais qui peut valoir aussi pour la mémoire collective, singulièrement dans nos sociétés, partagées entre l’hypermnésie (le trop plein de mémoire, la saturation ou la surcharge cognitives), et l’amnésie (la crise de la transmission, la rupture des liens intergénérationnels, le présentisme radical).

La deuxième force de ce livre est qu’il rompt avec certaines philosophies qui ont dominé la fin du siècle écoulé, et en particulier le structuralisme : prolongeant la pensée de Francis Wolf sur ce point, on dira que la réalité de l’être humain au temps du structuralisme était située en deçà de lui-même : dans l’ensemble des déterminismes sociaux, économiques, mais aussi psychologiques qui le définissaient (en particulier avec la psychanalyse).

Mais, cet ouvrage fait aussi rupture avec notre époque, qui ne se reconnait plus tant dans ces limites qui entravaient la liberté de l’homme structural, que dans le no-limit de l’homme neuronal d’aujourd’hui.

Pour le dire avec Wolf, si la réalité de l’homme était située en deçà de lui-même avec le structuralisme, elle est située désormais au-delà de lui-même : dans le franchissement des frontières qui séparaient l’homme de l’animal (avec l’animalisme), mais aussi le franchissement des frontières qui séparaient l’homme et de la machine (avec le trans ou le post-humanisme).

C’est ce nouveau paradigme computationnel qui tend aujourd’hui à imposer le dépassement des limites comme une seconde nature, comme un nouveau naturalisme.

L’apport décisif de Gilles Hanus est de rompre avec le désenchantement propre à ce double réductionnisme, celui de l’homme structural des années 70, comme celui de l’homme neuronal des débuts du XXI° siècle, marqué par la montée en puissance des sciences cognitives et l’essor des technologies de la communication et du calcul.

Et contre ce nouvel ordre cognitiviste mondial de la pensée qui a envahi l’ensemble des disciplines universitaires et en particulier la psychologie, Gilles Hanus montre au contraire la formidable liberté qui régit les relations entre la mémoire et l’oubli, et dont les trous de mémoire ne sont pas tant le symptôme que la condition : cette liberté est tout entière à l’œuvre dans les jeux de l’hypermnésie et de l’amnésie.

Loin d’être ce handicap dont souffriraient nos contemporains (à l’échelle individuelle mais aussi collective), l’amnésie constitue en effet une formidable réserve d’inventivité : car cette discontinuité de la mémoire individuelle ouvre au contraire l’horizon de la vie humaine a l’expérience du savoir et de l’apprentissage (en quoi celle-ci se distingue cependant, selon Emmanuel Levinas de l’historiographie et de la mémoire collective qui exigent quant à elles la continuité pour s’inscrire dans cette totalité narrative qu’est l’Histoire).

C’est la troisième bonne nouvelle de ce livre : nous comprenons que le savoir, la connaissance ne procèdent pas tant d’une forme d’accumulation - dont l’une des modalités serait l’apprentissage par cœur - de ces objets de connaissance, qu’il suffirait de rappeler à l’esprit pour qu’ils surgissent comme autant de souvenirs intacts, que d’une forme d’inventivité.

Pour le dire autrement, la mémoire n’est pas tant souvenir que ressouvenir : non pas une technique à notre service qu’il suffirait de mobiliser quand nous en avons besoin, qu’un paysage qu’il s’agit d’entretenir et de remodeler en arpentant ses reliefs de part en part. Car, l’oubli, la distraction, la paresse menacent constamment : et, contre cette menace de l’oubli, pas d’autre solution que dans l’effort, dans le retour incessant aux textes. Et c’est là tout l’enjeu : tout commencement est un recommencement. Tout apprentissage est une reconfiguration de ce que l’on avait déjà appris : non pas tant une simple répétition, qu’un renouvellement.

C’est pourquoi cette promenade dans les reliefs de la mémoire est aussi agréable, car elle nous conduit à revisiter certains auteurs, Platon, Descartes, Sartre, ou Emmanuel Lévinas, par des chemins inaccoutumés, oeuvres qui se présentent ainsi sous un nouveau jour, comme autant de nouveaux paysages en formation à l’horizon de notre propre pensée et de notre mémoire, mais sous une forme différente : ces œuvres, même si nous les connaissions, ne nous reviennent pas à l’esprit sous la forme d’une remémoration mais sous celle d’une anamnèse. Ou, pour le dire plus précisément, la remémoration serait une sous-mémoire en ceci « qu’elle ne fait que répéter sans ressaisir », quand l’anamnèse serait une « sur-mémoire », en ce sens qu’elle reconstruit le passé dont elle s’empare, qu’elle l’actualise, le reconfigure et le « rehausse » au présent de notre vie et de notre pensée, évitant ainsi que la connaissance ne se fossilise, ne se réifie en habitudes.

En ce sens, cette promenade n’est pas seulement agréable, elle est riche de nombreux enseignements pour une époque qui, insensiblement, tend à se reposer sur l’extension numérique des supports de mémoire pour s’exonérer de son propre « devoir de mémoire », expression qui n’est le plus souvent qu’un vain mot, destiné à rester lettre morte dans les collèges, les lycées, ou les discours politiques.

Cette question de l’extériorisation de la mémoire est pourtant consubstantielle à l’histoire de l’humanité (et on en trouve une première expression avec l’apparition de l’écriture dans le Phèdre de Platon), mais elle pose aujourd’hui de considérables questions qui appellent des réponses nouvelles, que ce livre nous aide à tracer en arpentant, avec de nouvelles balises, des chemins à la fois nouveaux et très anciens.

Pour le dire autrement : face à cet envahissement de supports et de techniques mémorielles sur lesquelles nous nous déchargeons à si bon compte (de Google au GPS), il est plus que salutaire d’en appeler aujourd’hui à la responsabilité individuelle de chacun dans l’entretien de cette responsabilité et de cette liberté qu’est au fond la mémoire.

Cette responsabilité a un nom et un lieu : l’étude, d’abord au sens de la maïeutique et du dialogue socratique (et l’auteur nous offre une merveilleuse lecture du Menon, ce dialogue socratique qui nous montre un Socrate d’abord oublieux de la définition de la vertu, et qui finit par s’en souvenir dans le mouvement même de son dialogue avec Menon).

Et l’étude encore, mais dans un deuxième sens : au sens de ce lieu qu’est la schule, cette école dans laquelle la tradition mosaïque établit le lieu de la mémoire par l’étude de la Torah, y compris sous la forme de la répétition de la Torah (Mishne Torah).

Mais cette étude de la Torah n’est jamais simple répétition en vue de la transmission d’un enseignement. Elle est le monde qui vient, à l’œuvre même dans la respiration d’un air neuf dans la pensée de celui qui étudie.

Bref, elle n’est pas tant transmission d’une tradition que « reconquête de la tradition contre le conformisme qui risque de la neutraliser », ainsi que le rappelle Gilles Hanus avec une formule saisissante de Walter Benjamin : c’est à ce prix, celui d’une mémoire active et appliquée sans cesse à éviter que la tradition ne se fige en quelques formes congelées et formules consacrées, que l’on évitera peut-être ce conflit des mémoires qui, sous les formes les plus diverses et perverses du révisionnisme et du complotisme mêlés, se profilent comme le plus sombre avenir promis à notre passé – à notre pensée.

Docteur en histoire et sémiologie du texte et de l’image, Gilles Hanus enseigne la philosophie au lycée et dirige les Cahiers d’études lévinassiennes. Parmi d’autres ouvrages, il a publié Quelques usages de la parole (Hermann, 2019), Sans images ni paroles. Spinoza face à la révélation (Verdier, 2018) et Penser à deux ? Sartre et Benny Lévy face à face (L’âge d’homme, 2013)

Gilles Hanus a publié "Relief de la mémoire, Théorie des trous de mémoire", aux Éditions Liber 

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