Salman Rushdie : « l’art face aux couteaux »<!-- --> | Atlantico.fr
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Salman Rushdie sur scène lors de la cérémonie de remise des prix annuels du Center for Fiction le 5 décembre 2023 à New York.
Salman Rushdie sur scène lors de la cérémonie de remise des prix annuels du Center for Fiction le 5 décembre 2023 à New York.
©ILYA S. SAVENOKGETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

ATLANTICO-Litterati

Salman Rushdie- rescapé d’une tentative d’assassinat islamiste- publie aujourd’hui « Le Couteau » ( Gallimard), un événement littéraire mondial.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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«Ma première pensée quand je vis cette silhouette meurtrière se précipiter vers moi fut : «  C’est donc TOI .Te voilà. (…) Puis, il m’atteignit », dit sobrement l’écrivain américano-britannique Salman Rushdie  dans son nouveau livre « Le Couteau » (Gallimard) qu’il publie ce jeudi 18 avril, transformant cet essai autofictionnel en événement littéraire mondial. Evoquant sa  réaction face au terroriste se précipitant vers lui pour le poignarder sur scène,  en aout 2022 aux Etats-Unis, Rushdie fait  une fois de plus sensation par les mots ; un verbe comme toujours chez lui admirablement pensé. Répondant à l’arme blanche qui  le transperça une quinzaine de fois et lui fit perdre un oeil,  Salman Rushdie (« un homme libre et fort » avait déclaré Jack Lang  après l’attentat )  utilise son verbe et sa liberté pour combattre  les lames et  la bêtise du tueur, bourreau vaincu par la subtilité de sa victime . Par la grâce et la force de ce récit autofictionnel, et après des mois de rééducation dans la douleur physique et psychologique, Salman Rushdie renoue par cet essai avec la maîtrise de son existence.  Comme tous ceux qui ont vu la mort de  près, l’auteur du « Couteau »  considère qu’il doit profiter de cette   « deuxième chance » qui lui est donnée pour approfondir ce mystère qu’est l’art, celui des autres et le sien ; l’art plus fort et surtout  plus durable que tous les couteaux de la terre, l’art qui pousse le rescapé des couteaux  à vivre intensément - cette vita nova  qu’il compte consacrer -ce qu’il fait sous nos yeux –à l’amour de l’art ainsi qu’à l’amour tout court, sa femme étant, parmi toutes les figures humaines qui lui sauvèrent la vie-  et auxquels Rushdie dédie d’ailleurs « Le Couteau » -  la figure principale, son personnage chéri.

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C’est par le style de Salman Rushdie et son imaginaire puissant que le lecteur ressent  le plaisir de  la littérature,  il sait qu’il se trouve avec Rushdie non pas à côté, maisau cœur de cet empire. La littérature, le lecteur la ressent,  la respire, elle est avec ce narratif du «Couteau »  la matrice textuelle qui parvient à vaincre la mort  par la force des mots. La littérature s’impose dès les premières pages de ce « Couteau », titre  emblématique et du nouveau livre de Salman Rushdie  et de notre époque d’une violence inouie.

Le lecteur sait qu’il est en pays ami  ( Blanchot disait qu’un bon texte s’écrit à deux : l’auteur et le lecteur), comme chaque fois qu’il découvre un titre de Salman Rushdie, cette fois un peu plus qu’hier, car le survivant ayant payé au prix fort le droit d’écrire, il en profite subtilement . La  littérature -ce pays fondé et sans cesse recréé par ces grands auteurs qui tracent la route- lui ouvre ses frontières, la lecture accomplit ses miracles.La vie,  l’art, l’amour, la mort tels sont les lignes de force du « Couteau ». Tout ce qui nous passionne, en somme.« Quelqu’un, probablement un médecin, disait : « Relevez- lui les jambes, il faut que le sang reflue vers le cœur », se souvient tout à coup  l’auteur de cette autofiction aussi glaçante que magnifique. Dédiant son livre «  aux hommes et aux femmes qui lui sauvèrent la vie », Salman Rushdie nous offre avec sa sortie du royaume des ombres et grâce au miracle de sa survie - une fois de plus, avec une forme d’accomplissement jouissif- une ode à l’amour de l’art, et  à l’amour tout court (Rushdie martyrisé par le couteau islamiste est sauvé par ceux et celles auxquels il doit cette vita nova- dont sa femme figure principale de cette autofiction, romancière et photographe : une artiste elle aussi. Devenu borgne, Rushdie  ressent le bonheur de n'être pas aveugle : un résumé de l’esprit de ce texte stoïque quoique d’une sensibilité infinie.Alors que pour faire diversion, nos gouvernants veulent rendre facile  l’euthanasie, il  leur faudrait lire la sortie du calvaire des souffrants tels qu’évoquée en certaines pages du « Couteau », de sorte que ces désespérés le soient moins- voire plus du tout- grâce à l’efficacité des soins palliatifs et à la force du texte de Rushdie. La mort, la douleur, il connaît. Elles lui ont pris un œil mais malgré la douleur, la rééducation, elles n’ont  pas réussi à prendre à Salman Rushdie  sa vision- cette profondeur de champ qui le caractérise- ni son style -  l’âme de  tout écrivain digne de ce nom. « L’art place la vision personnelle  de l’artiste en opposition aux idées reçues. »,  rappelle Rushdie. Et encore ceci : « L’art  n’est pas un luxe, c’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister ». Son assassin-  sans avoir jamais lu une phrase de Rushdie- se contenta d’ obéir à  cette fatwa d’Iran.Loin du gémissement victimaire en vogue aujourd’hui, Rushdie traite son tueur par le mépris : il semble- avec le recul- considérer son assaillant comme un peu/beaucoup limité intellectuellement parlant, le  poussant dans ses retranchements idéologiques en un dialogue imaginaire de plusieurs pages. Ce récit ironico-sardonique d’un grand auteur au faîte de son art résonne d’autant plus fort en nous  que la France voit proliférer les attaques au couteau ( lire ou relire au sujet de la « Multiplication des attaques au couteau en Occident » l’article de Pascal NEVEU,directeur de l’Institut français de  la Psychanalyse Active,  publié le 17 avril dans ATLANTICO)… « Le Couteau » de Salman Rushdie ( Gallimard)  est un livre emblématique d’une époque- la nôtre- qui  voit -partout- mais principalement en France le triomphe de la barbarie.                                    

Annick GEILLE

EXTRAIT 

« Cela faisait beaucoup de sang », me suis-je dit  

Pour les lecteurs d’ ATLANTICO, voici   un extrait des premières pages du « Couteau »de Salman RUSHDIE ( Gallimard).

Je me rappelle être allongé sur le sol et regarder la mare de sang qui s’écoule de mon corps. « Cela faisait beaucoup de sang » me suis-je dit. Et puis j’ai pensé : « Je suis en train de mourir ». Je n’éprouvais pas cela comme un drame ou une chose particulièrement horrible. Cela semblait  simplement probable. Oui c’était vraisemblablement ce qui était en train de se produire. C’était une évidence. 

Il est rare de pouvoir décrire une expérience de mort imminente. Je voudrais d’abord raconter ce qui ne s’est pas produit. Il n’y avait rien de surnaturel là-dedans. Pas de «  tunnel de lumière. »Je n’ai pas eu le sentiment de m’élever hors de mon corps. En fait, je  me suis rarement senti aussi fortement relié à mon corps.  Mon corps était en train de mourir et il m’emportait avec lui. C’était une sensation physique intense. Plus tard, alors que j’étais hors de danger, je me suis demandé quelle pouvait être la nature ou l’identité de ce « moi »/Copyright Salman Rushdie/Le Couteau/Gallimard).

(Lire aussi ce dimanche le compte-rendu complet du livre)

Repères Salman RUSHDIE

Né en 1947 à Bombay, Salman Rushdie est un écrivain britannique naturalisé américain. Son œuvre comprend une vingtaine d’ouvrages, dont « Les enfants de minuit » ( Stock 1983)/Folio 2010) , couronné par le Booker Prize, et La Honte (Plon 1985 ; Folio 2011), prix du Meilleur Livre étranger. Suite à la parution des « Versets Sataniques » en 1988, une fatwa est édictée contre lui.  « Le Couteau » livre événement, signe l’entrée de Salman Rushdie dans la collection du « Monde entier » ( Gallimard)

COPYRIGHT : Salman Rushdie « Le Couteau » (Gallimard/23 euros/270 pages/ Toutes Librairies et « La Boutique » à partir du jeudi 18 avril 2024.

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