"Narcos", ou le reflet de l’ingérence américaine en Amérique du Sud dans le cadre de la guerre contre la drogue<!-- --> | Atlantico.fr
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Virginie Martin et Anne-Lise Melquiond publient « J’assure en géopolitique grâce aux séries » aux éditions De Boeck Sup.
Virginie Martin et Anne-Lise Melquiond publient « J’assure en géopolitique grâce aux séries » aux éditions De Boeck Sup.
©AFP / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Charley Gallay

Bonnes feuilles

Virginie Martin et Anne-Lise Melquiond publient « J’assure en géopolitique grâce aux séries » aux éditions De Boeck Sup. Chute du communisme, mondialisation, changement climatique, suprématie américaine… Vous ne verrez plus ces concepts de la même manière après les avoir (re)découverts à la lumière des séries. Extrait 2/2.

Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

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Anne-Lise Melquiond

Anne-Lise Melquiond

Anne-Lise Melquiond est docteure en études cinématographiques et chercheuse rattachée au laboratoire HAR à l’Université Paris Nanterre. Elle enseigne l’histoire et la géographie au CNED et est l’autrice d’articles et d’un essai.

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Narcos, série originale de Netflix inspirée de faits réels, raconte la traque par la DEA (Drug Enforcement Administration) de Pablo Escobar et de l’ensemble du cartel* de Medellín, en Colombie, en multipliant les points de vue : policier, politique, judiciaire et aussi personnel, créant un puissant effet de réel.

Dans cette chasse aux activités des trafiquants de drogue en Colombie, la série suit particulièrement deux personnages inspirés de véritables agents de la DEA, Stephen Murphy et Javier Peña, dont les photographies apparaissent au générique de début. Ces agents de la DEA se présentent comme les défenseurs de l’intérêt américain face aux trafiquants et à la police colombienne corrompue. Ils doivent également satisfaire les demandes de l’ambassade américaine liée à la CIA, qui entretient des relations ambiguës avec les narcotrafiquants, puisque ceux-ci contribuent à servir ses objectifs politiques dans la région.

Le générique de Narcos :
la cocaïne, héroïne de la série

Le générique commence par une table de montage qui juxtapose deux mondes : d’un côté, les images d’archives d’événements réels et, de l’autre, la bobine d’un film, d’une série fictive. Les couleurs vintage et bleu rappellent le passé et le présent, la réalité et la fiction.

Les vues satellite ou aériennes de la Colombie et de ses rues ren- voient aux recherches des policiers pour trouver les lieux de trafic. Il s’agit de débusquer le criminel Pablo Escobar, mais aussi la drogue et l’argent (gros plans sur les mallettes de dollars). Il va aussi être question du transport de la drogue vers les États-Unis, auquel font référence les nombreux avions et aérogares visibles dans le générique.

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Comme l’indique le mouvement de la caméra de gauche à droite, on va nous raconter une histoire. Mais qui en est le héros ? Le personnage de Pablo Escobar n’apparaît qu’à la moitié de la séquence. Ce ne sera donc pas lui, le sujet principal ; il s’agit évidemment de la drogue, titre de la série, magnifiée par une esthétique eighties et de nombreux plans de femmes au style « poupées de narcos ». La série va nous parler de la drogue, son évolution, son explosion et sa conquête des États-Unis. La photographie de Ronald Reagan, président des États-Unis, évoque en premier la fameuse war on drugs qu’il a menée dans le sillage de Nixon. Narcos raconte aussi une histoire des États-Unis en Colombie.

Défilent aussi des images d’animaux sauvages, notamment des zèbres, dont la présence est signifiante puisque, animaux très sociables, ils sont toujours en troupeau. Raccord avec les images du vrai Pablo Escobar, portant un tee-shirt à rayures, avec sa bande d’amis : il accordait beaucoup d’importance à sa communauté, sa famille. Les rayures des zèbres et ceux de son vêtement signalent que la vie de Pablo Escobar est tout en nuance : ni toute blanche ni toute noire.

En fin de générique, l’ambiance vire à la violence et la destruction : des voitures brûlent, des militaires prennent d’assaut un bâtiment, un mort est étendu dans la rue. Les paroles de Tuyo, de Rodrigo Amarante, accompagnent ce sentiment de danger et de mort avec les mots « brûle », « épée », « tue », « feu » : « Je suis le feu qui brûle ta peau. Je suis l’eau qui tue ta soif. Le château, la tour je suis. L’épée que garde la fortune. »

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En conclusion, comme un symbole, la vue de la ville de Medellín sera masquée par le titre de la série : Narcos, comme si la ville ne pouvait plus exister à cause du trafic et de ses conséquences.

(…)

La célèbre phrase «Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des États- Unis » prononcée par Porfirio Díaz, président du Mexique de 1876 à 1910, est toujours d’actualité au Mexique puisqu’elle a été détournée récemment : « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près de Trump », montrant l’acuité de la question de l’ingérence américaine dans cette région.

La doctrine Monroe :
histoire de la relation entre les États-Unis et le continent sud-américain

À l’occasion de son message annuel au Congrès, le président James Monroe énonça, en décembre 1823, un ensemble de principes de politique étrangère.

La doctrine Monroe stipule que le territoire allant de l’Alaska à la Terre de Feu appartient aux Américains, et que l’Europe est aux Européens : « Aux Européens le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde. » Cela comprend l’Amérique du Sud partiellement décolonisée à l’époque. Les propos de Monroe visent les Européens, à qui il défend toute intervention dans les affaires américaines : l’ensemble du continent ne peut plus être soumis à la colonisation ni à l’ingérence européenne, qui sera considérée comme une menace pour la sécurité et la paix. Les États-Unis se posent en tant que protecteurs de l’Amérique du Sud et instaurent un rapport de centre à périphérie. C’est un impérialisme à peine masqué.

Cette doctrine va être complétée en 1904 par le « corollaire Roosevelt ». La politique du « Big Stick » de Roosevelt donne aux États-Unis le droit d’intervenir dans les affaires sud-américaines et en fait ainsi le policier régional : « Les États-Unis [...] peuvent être amenés à exercer un pouvoir de police international ». L’évolution de la doctrine justifie ainsi les interventions dans son espace proche (Cuba, Panama, Haïti, Nicaragua), devenu une véritable « arrière-cour ».

Durant la guerre froide, l’Amérique du Sud devient un véritable enjeu pour les États-Unis et entre dans leur logique de containment (stratégie de politique étrangère visant à bloquer l’extension de la zone d’influence soviétique). Seule l’île de Cuba refuse la domination américaine et fait alliance avec le bloc soviétique, ce qui fait d’elle un poison interne pour les États-Unis, qui répondent alors par une stratégie de démantèlement qui se solde par un échec (l’épisode de la baie des Cochons) menant à un embargo.

Narcos n’est pas seulement une série centrée sur la question de la drogue. Cette fiction raconte une partie de l’histoire de l’ingérence américaine en Amérique du Sud comme le montre une séquence sur la raison du soutien de Nixon à Pinochet dans sa prise de pouvoir au Chili. Située dans le premier épisode de la première saison, la scène comporte de nombreuses images d’archives du coup d’État : « Prenez Richard Nixon, par exemple. Les gens oublient, mais 47 millions d’Américains ont voté pour lui. On le prenait pour un gentil. Et Nixon prenait Pinochet pour un gentil puisqu’il détestait les rouges. On l’a donc aidé à prendre le pouvoir. Puis Pinochet s’est mis à tuer des milliers de gens. Peut- être pas si gentil que ça, finalement. » La voix off est celle de l’agent de la DEA, ce qui nous indique que le point de vue de la série sera américain.

De fait, les États-Unis n’hésitent pas à intervenir dans les pays d’Amérique du Sud pour empêcher une autre révolution communiste, quitte à mettre au pouvoir de véritables dictateurs formés au sein de l’US Army School of America, l’École militaire des Amériques au Panama gérée par le département de la Défense des États-Unis.

Depuis 1946, le centre d’entraînement américain à Panama avait l’objectif d’instruire des militaires sud-américains dans le but de diffuser les valeurs américaines et de développer une meilleure compréhension des États-Unis sur le continent. Mais la mission et le nom de cette institution changent en 1963, juste après la révolution cubaine, pour faire de ce centre d’entraînement militaire l’avant-garde de la lutte anticommuniste dans la région. Des dizaines de milliers d’officiers et de soldats sud-américains y étudient, dont Manuel Noriega et Omar Torrijos (Panama), Leopoldo Galtieri et Roberto Viola (Argentine), Juan Velasco Alvarado (Pérou), Rios Montt (Guatemala) et Hugo Banzer (Bolivie). Plusieurs de ces anciens étudiants ont participé à des escadrons de la mort ou ont été mis en cause dans des juntes et diverses violations des droits de l’homme. Cette école militaire développa une terrible réputation, au point qu’on la surnommait «l’école des assassins». Des méthodes de torture, de chantage, d’enlèvement et d’exécution y étaient enseignées aux élèves.

WAR ON DRUGS : QUAND L’AMÉRIQUE SE SERT
DE LA LUTTE CONTRE LA DROGUE POUR INTERVENIR EN AMÉRIQUE DU SUD

Sous le mandat des présidents Nixon et Reagan, les États-Unis s’engagent dans une campagne contre la toxicomanie s’inscrivant dans une logique plus globale de lutte antidrogue, comme l’explique l’agent de la DEA Steve Murphy à la fin de l’épisode pilote :

« De 1979 à 1984, il y a eu 3 245 meurtres à Miami. Hormis l’Office du tourisme et les flics, tout le monde s’en foutait. Ce qui préoccupait le gouvernement, c’était l’argent.
Des milliards de dollars s’envolaient chaque année pour la Colombie. Et ça, les États-Unis ne l’acceptaient pas. Un groupe d’hommes d’affaires a tenu à rencontrer Reagan. Ils craignaient que la narcoéconomie coule l’économie. Ou alors, ils étaient furieux de ne pas pouvoir en profiter. En tout cas, ils sont arrivés juste à temps. L’heure de la rentrée a sonné... L’heure était venue pour nous d’affronter le nouvel ennemi. – La drogue met en péril notre société. Elle menace nos valeurs et ronge nos institutions. Elle tue nos enfants. – Du Reagan
tout craché. Rustique, direct, coriace. Il s’est engagé à combattre la drogue à la source. »

La question étant devenue très vite une priorité nationale, les États-Unis se donnent les moyens de démanteler les réseaux de narcotrafiquants par le biais de la DEA. Ils passent donc des accords avec les pays concernés. Mais cette lutte est vite perçue comme un nouveau motif d’ingérence et un moyen de garder une certaine mainmise sur le continent. Pour le président du Venezuela Chavez, l’impérialisme américain se prolonge aussi dans la lutte antidrogue, aussi a-t-il interdit à la DEA d’opérer dans le pays.

Pour aller plus loin :
Sur l’ingérence américaine dans le monde

Black Hawk Down, réalisé par Ridley Scott, sorti en 2001. Le film retrace une opération militaire américaine menée en Somalie – les combats de Mogadiscio en 1993 pour arrêter une faction dirigée par le général Mohamed Farrah Aidid – et met en scène la réalité du désastre auquel elle a mené.

Barry Seal : American Traffic, réalisé par Doug Liman, sorti en 2017. Le film retrace l’histoire de Barry Seal, un ancien pilote de la TWA devenu trafiquant de drogue tout en travaillant pour la CIA à la fin des années 1970. Il est ensuite recruté par la DEA afin de leur four- nir des renseignements, notamment sur le cartel de Medellín.

Narcos : Mexico suit une trame narrative semblable à celle de la série originale, mais l’action se concentre sur les cartels de drogue mexicains.

CONCLUSION

Narcos nous fait voir que, derrière la lutte contre le trafic de drogue menée par les Américains se cachent des intérêts politiques, géopolitiques, mais aussi économiques, les services américains se servant de leur implication pour conserver coûte que coûte une mainmise sur leur historique « arrière-cour ».

La série est mal vue en Colombie, notamment à cause du choix de certains acteurs, comme le comédien brésilien Wagner Moura pour incarner Pablo Escobar, alors qu’il ne parlait pas l’espagnol avant le tournage et que sa corpulence était jugée trop éloignée de celle du vrai personnage. De plus, certaines scènes confondent les villes de Medellín et de Bogota, comme dans le huitième épisode de la première saison : la plaine de Bogota est reconnais- sable, alors que les acteurs devraient se situer entre les montagnes de Medellín.

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Extrait du livre de Virginie Martin et Anne-Lise Melquiond publie « J’assure en géopolitique grâce aux séries » aux éditions De Boeck Sup

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