La géopolitique des séries ou comment comprendre le monde sans quitter son canapé<!-- --> | Atlantico.fr
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Une vue du public lors de la projection spéciale de la série originale Netflix "Narcos : Mexico", projection spéciale au LA Live à Los Angeles, CA le 14 novembre 2018 à Los Angeles, Californie.
Une vue du public lors de la projection spéciale de la série originale Netflix "Narcos : Mexico", projection spéciale au LA Live à Los Angeles, CA le 14 novembre 2018 à Los Angeles, Californie.
©AFP / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Charley Gallay

Tour du monde

Virginie Martin publie "J’assure en géopolitique grâce aux séries: Les grands concepts de géopolitique en 15 séries" aux éditions DBS.

Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

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Atlantico : Vous publiez un livre sur la géopolitique des séries. La fiction télé et streaming est-elle devenue un exercice de vérité plus efficace que des registres plus traditionnels qu’ils soient journalistiques ou universitaires ?

Virginie Martin : Si efficacité il y a, elle consiste à éveiller l’attention, à faire passer des informations, des connaissances sur un mode fictionnel, romancé donc émotionnel. Et c’est justement là que tout se joue : le mode émotionnel intrinsèque aux séries permet plus facilement, de façon plus légère de présenter une époque, une géographie, des tensions politiques…  Comme un Balzac en son temps ou un Zola, les séries croquent le monde, la sociologie du moment, racontent une histoire.

En d’autres termes, le propos s’incarne dans des héroïnes et des héros, les informations sont portées par la mise en scène. Et tout ça prend vie sous nos yeux.

Dans Downton Abbey, tout en se promenant dans le château avec tel ou tel personnage, on assiste à tous les bouleversements du XXème siècle, dans Mad Men, tout en suivant ce héros hypnotique qu’est Dan Harper, on touche du doigt les débuts de la consommation de masse, les trente glorieuses et même les débuts du marketing politique.

Les processus d’identification que l’on connait en littérature fonctionnent de façon identique dans l’univers sériel ; et surtout, comme dans La Comédie Humaine ou Les Rougon-Macquart, on suit, on évolue, on vieillit avec les personnages.

Partant, les connaissances notamment universitaires peuvent paraître plus sèches, plus arides, plus difficiles à s’approprier. Même si elles sont certainement plus fiables, car soumises à une épistémologie de neutralité minimale. Heureusement !

La France tient-elle son rang en la matière ?

Oui et non, avec Le Bureau des Légendes, Éric Rochant dès 2015, avait bien sûr marqué un grand coup. La série décrit de manière assez réaliste la géopolitique française contemporaine : la question syrienne, Daesh… Aujourd’hui, on pense à l’excellente série Parlement – dont il est largement question dans le livre - qui croque de façon truculente les arcanes des institutions européennes. Samy, jeune assistant d’un député européen, nous fait découvrir les coulisses du Parlement, ce labyrinthe tant architectural que politique. Une plongée dans les négociations, les coups bas, les pourparlers entre pays pour atteindre des accords souvent – finalement - peu satisfaisants.

Ces séries françaises extrêmement bien construites ne permettent pas pour autant à la France de crever véritablement le plafond de verre qui est le sien en la matière. Les moyens ne sont pas ceux des Etats-Unis et la volonté de soutien gouvernemental, côté français, n’a rien à voir avec une Corée su Sud qui incite, voire oblige ses très grosses entreprises à la Samsung à soutenir de façon très solide la création sérielle. Israël a, de son côté, beaucoup investi dans l’univers des séries notamment autour des enjeux du terrorisme et du conflit qui l’oppose à la Palestine. Il est important pour ce pays de raconter l’histoire « de son point de vue » bien sûr. Des séries comme Fauda ou Hatufim sont des œuvres très importantes dans la vidéothèque du story telling israélien. Nous pourrions aussi évoquer les nombreuses séries turques visant à raconter, de façon magnifiée, une sorte de Turquie néo-ottomane ; des créations qui étendent leur influence en Egypte et dans le Maghreb, régions où elles sont extrêmement appréciées.

Au final, dans cette production internationale assez prolifique, la France peut sembler un peu à la traîne, comme si elle ne voyait pas encore l’intérêt d’être présente sur ce créneau qui est pourtant un fabuleux moyen d’influence et de soft power.

Quelle série vous a fait changer de point de vue sur le monde ?

Regarder des créations venues d’Inde, de Corée du sud, du Nigéria, du Brésil… confirme combien notre monde est devenu multipolaire, voire apolaire. Le monde se pense par grandes zones géographiques ou par niveau de « développement » comme les BRICS par exemple. Je parlais dans mon avant dernier ouvrage[1] de communication sud-sud notamment avec des créations sud américaines qui sont très regardées en Afrique et réciproquement. Le nord-occidental est ici totalement absent de ces échanges.

Mais ce qui est intéressant aussi, c’est de repérer dans toute cette offre, des productions qui ont les atours du pays où elles se passent – scénariste, acteurs locaux…- , mais qui sont en fait largement phagocytée / financées par Netflix et sa vision étasunienne. C’est le cas de Narcos avec son point de vue très américain et son acteur principal brésilien non hispanophone, c’est le cas de Leïla une série façon dystopie qui n’est autre chose qu’une critique virulente sur l’Inde de Modi, c’est Bir Baskadir qui vient raconter une Turquie plutôt laïque et qui n’hésite pas à évoquer homosexualité, viol, indépendance des femmes… Ici, c’est l’occident, ou plutôt les US - via des plateformes surpuissantes - qui ont la volonté que ces « sud » ne leur échappent pas, qu’ils adoptent les valeurs occidentales, bref que le nord reste bien le marionnettiste du monde.

La bataille géopolitique est bel et bien livrée à coup de productions sérielles.

On dit souvent que les géants de Hollywood ou du streaming ont un agenda très woke. De quelle idéologie les séries géopolitiques sont-elles porteuses pour leur part ? Qui utilise le mieux le soft power à son profit ?

Ce mot de « woke » va finir par être sacrément galvaudé ! Au départ « woke » est l’équivalent de « awake » à savoir être éveillé, conscient des inégalités et des injustices de genre, de race, de validisme, d’âge… Aujourd’hui il est employé à tort et à travers pour dénigrer ce que ce terme est supposé porter à l’origine.

Bref, oui les séries tentent de parler au plus grand nombre : femmes, hommes, racisés, blancs, personnes âgées, jeunes, valides, personnes en situation de handicap, hétéro, homo… Pourquoi ? Tout simplement car les séries veulent/doivent être le reflet de la société qu’elles racontent. Il serait étrange dans une série portant sur un lycée, une entreprise, un supermarché, une prison, un hôpital, une école au XXIème siècle de ne pas voir de femmes à des postes importants, des personnes racisées, des gens ennuyés par leur santé… que sais-je encore ! Bref pas forcément plus que ce que nous connaissons aujourd’hui dans nos lieux de vie !

Alors, oui dans la prison d’Orange in The New Black, sont montrées des femmes dans une large diversité (âge, origines sociales, origines ethniques, orientation sexuelle…), dans le supermarché Superstore il y a un sans papier, une très vieille dame obligée de continuer à travailler, dans Grace & Franckie grand âge et sexualité sont largement abordés, dans New Amsterdam les médecins sont aussi d’origines diverses, tout comme dans Suits….

Ces mises en scène sont tout à la fois marketing et sociologiques :  marketing, car il faut plaire à tout le monde ; sociologiques, car le monde a tout simplement changé.

Mais dans Mad Men – années 50-60 – ou dans Downton Abbey, les caractéristiques des époques sont respectées évidemment.

Il y a, ici ou là, néanmoins une volonté aussi de changer le regard sur le passé via des initiatives comme celle de la productrice Shonda Rhimes avec Les Chroniques de Bridgertone. Via cet opus, est proposé une sorte de revisite de l’époque de la régence d’Angleterre notamment avec une noblesse métissée. Le créateur Chris Van Dusen a aussi voulu jouer avec des codes plus contemporains et une esthétique pop.

Nous sommes aussi dans un univers artistique, et je trouve que nous avons tendance à l‘oublier. Les Bowie de l’époque, les Freddie Mercury, les Perec, les Boris Vian, les plasticiennes comme Niki de Saint Phalle – ou encore aujourd’hui Orlan -  ont aussi bousculé les codes de leur époque.

De façon plus « sociétale », il était tout de même largement temps que les femmes soient autre chose que des James Bond girl et que les « diverses diversités » voient le jour de façon banalisée dans les séries. Les cinéastes d’un autre temps n’ont qu’a bien se tenir !



[1] Ce monde qui nous échappe, Humensciences, 2021.

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