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Histoire d'un viol : "comment cette agression sexuelle a détruit ma vie"
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Bonnes feuilles

Petite fille abusée par ce voisin que sa mère trouve si gentil, ado meurtrie, Lilly souffre d’anorexie et s’inflige de terribles scarifications. Extrait de "Toute nue", de Lilly Lindner, publié aux éditions l'Archipel (2/2).

Lilly  Lindner

Lilly Lindner

Lilly Lindner est née en 1985 à Berlin. Depuis l'âge de quinze ans, elle écrit des textes autobiographiques et romanesques. Après la publication de Toute nue, récit autobiographique relatant son enfer, elle a écrit deux romans. Elle s’occupe à présent d’enfants dans une association.
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J’aimerais bien qu’une journée commence sans qu’on hurle à mes oreilles : « Allez, on se réveille ! Raconte moi comment c’était, quand tu t’es fait violer ? »

Aujourd’hui encore, j’ai du mal à prononcer le mot viol sans triturer une mèche de mes cheveux, mordre ma lèvre inférieure, baisser les yeux pour fuir le regard de mon interlocuteur. Et on aura beau me répéter qu’il ne faut pas avoir honte et que je n’y suis pour rien, je n’en croirai pas un mot jusqu’à ce qu’on m’en produise une preuve irréfutable. Mais qui en serait capable ?

Taper le mot viol sur un clavier d’ordinateur est une chose, le prononcer de vive voix en est une autre. Déjà, voir ces quatre lettres apparaître à l’écran éveille en moi un sentiment de dégoût à l’égard de ma propre personne dont je ne pourrai jamais me départir.

Je ne sais plus quand j’ai abordé ce sujet à l’écrit pour la première fois. Je devais avoir quatorze ou Je ne sais plus quand j’ai abordé ce sujet à l’écrit pour la première fois. Je devais avoir quatorze ou quinze ans. Avant, tout cela me paraissait irréel, lointain. Mais, à force de se voiler la face, on se retrouve un jour avec de belles entailles sur les bras. Et lorsqu’il n’y a plus de place sur le premier bras, soit on passe sans réfl échir au second, soit on commence à s’interroger.

Pour ma part, j’y excelle. Concernant le viol, j’en suis arrivée à la conclusion que je devais consigner par écrit tous mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils affl uaient, pour ne pas perdre pied.

Mais, bien évidemment, ça n’a pas suffi ..

Et ça ne suffira jamais.

J’aurais pu débuter mon récit autrement, par exemple en parlant de la fierté que j’ai éprouvée le jour où j’ai réussi à lacer mes chaussures pour la première fois, ainsi que le jour où ils ont tenu jusqu’au square, et même jusqu’en haut du toboggan. Mais qu’est-ce qu’on en retiendrait ? Que je sais faire mes lacets et que je suis montée au moins une fois en haut d’un toboggan ? Je suppose que c’est à la portée de tout le monde.

Certes, cette entrée en matière aurait été plus légère.

Non, je préfère commencer par le jour où tant de choses se sont arrêtées pour moi. Par mon plus grand secret, celui que je n’ai jamais révélé, pas même à mes parents. Et si Dieu existe, je prie pour qu’Il interdise à ces derniers de venir m’en parler. Leurs précédentes tentatives ont toujours échoué. Soit je me suis taillé les veines, soit ma mère est partie vivre ailleurs quelque temps, soit j’ai été internée en clinique psychiatrique, soit ma mère est montée sur ses grands chevaux, soit je me suis réfugiée dans un foyer de jeunes, soit ma mère a menacé d’entrer dans les ordres, soit j’ai englouti une boîte entière d’antidépresseurs, soit ma mère ne m’a plus adressé la parole, soit je me suis tapé la tête contre les murs. Quant à mon père, il est toujours resté fidèle à lui-même, calme et pondéré. Si sa maison était bombardée, il continuerait à lire le journal tout en sirotant son thé noir à la cardamome. Il n’a jamais montré le moindre signe d’enthousiasme, ni de colère. Le jour où ma mère m’a dit qu’elle me haïssait et qu’elle ne voulait plus jamais me revoir, il s’est contenté de prononcer cette phrase : « Elle ne le pense pas. » Sans même lever les yeux de son livre.

Comme si tout cela n’avait aucune importance. Comme si je n’avais aucune importance.

Lorsque je lui ai demandé s’il m’aimait vraiment, il a répondu par l’affirmative avec le même détachement. Petite, je le croyais insensible. Je me disais que ma mère et moi pourrions disparaître du jour au lendemain sans qu’il ne hausse un sourcil. Mais, à dix-sept ans, j’ai décelé pour la première fois une pointe d’émotion dans son regard. Après une tentative de suicide par overdose de médicaments, alors que j’étais attablée dans la cuisine en train de manger un yaourt 0 %, faute de pouvoir avaler quoi que ce soit d’autre, mon père est venu m’annoncer qu’il avait prévenu mon professeur principal de mon absence, le semestre suivant.

— Merci, ai-je répondu.

Je n’ai pas trouvé mieux. De toute façon, je n’avais plus de voix.

— Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais ça a été très dur de devoir lui expliquer que ma fille avait tenté de se suicider, a-t-il ajouté.

À ce moment-là, dans ses yeux gris-bleu, j’ai vu de la tendresse. Du désespoir. Et j’ai éclaté en sanglots, après m’être bien sûr enfermée dans la salle de bains. J’ai vérifi é à deux reprises que la porte était bien verrouillée, puis j’ai ouvert le robinet en grand et je me suis aspergé le visage de plusieurs litres d’eau glacée, afi n d’effacer toute trace de mes larmes.

Par la suite, mon père est redevenu tel que je l’avais toujours connu. Il a même consigné cet incident par écrit, comme si sa vie de famille était un projet professionnel dont l’évolution devait être relatée jusque dans les moindres détails. Parfois, quand mes parents s’absentaient, j’ouvrais le dossier à mon nom et lisais ce qu’il avait écrit à mon sujet. J’ai ainsi appris que j’étais « têtue » et « incapable de cohabiter avec (m)a mère ». Il avait également noté la date et le lieu de mes différentes tentatives de suicide. À le lire, j’étais parvenue à mes fi ns.

J’ai consulté différents thérapeutes. Lorsque mon père m’accompagnait, il se présentait avec ce dossier sous le bras et prenait des notes, qu’il transmettait ensuite à d’autres médecins. L’un de mes psys a fi ni par lui faire remarquer son manque de tact. Je n’ai jamais su s’il avait compris.

Enfin, peu importe. Je lui préparerais volontiers un gâteau à chacun de ses anniversaires, si seulement cela pouvait lui faire plaisir.

Extrait de "Toute nue", de Lilly Lindner, publié aux éditions l'Archipel, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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