Guerre en Ukraine : l’Europe de la défense n’existera pas<!-- --> | Atlantico.fr
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Les chars Leopard 1 et 2 de conception allemande sont les plus utilisés dans les armées d'Europe occidentale.
Les chars Leopard 1 et 2 de conception allemande sont les plus utilisés dans les armées d'Europe occidentale.
©INA FASSBENDER / AFP

Voeu pieux

L’Europe a toujours fantasmé sur une défense commune. La guerre en Ukraine aurait pu être l’occasion en or pour la construire. Rien de tel ne s’est produit.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Alors que l'invasion de l'Ukraine par la Russie laissait penser que l'Europe allait renforcer sa coopération dans le domaine de la défense, le vieux continent a renforcé sa dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis. Face à ce constat, "l'autonomie stratégique" européenne est-elle définitivement enterrée ? Comment expliquer que l'Europe ait manqué cette opportunité ?

Michael Lambert : La guerre en Ukraine a mis en évidence les différences stratégiques entre les États membres de l'Union européenne, avec d'un côté les pays qui ont immédiatement fait preuve de solidarité avec l'Ukraine en envoyant du matériel et en apportant un soutien logique : Pologne, Estonie, République tchèque, et d'autre part les pays qui ont été plus lents à apporter une assistance et ce pour diverses raisons, on pense notamment à l'Allemagne et à la France.

Outre cette fragmentation entre une Europe engagée et une autre plus mesurée, la guerre en Ukraine a également mis en évidence les inégalités en matière d'équipement militaire dont disposent les Européens. On constate, sans surprise, que les anciens pays du bloc de l'Est regorgent de chars T-72, alors que les pays d'Europe occidentale ne disposent pas du même appareillage. Au moment où le tabou de l'envoi de chars à Kiev se dissipe, on observe que les chars Leopard 1 et 2 de conception allemande sont les plus utilisés dans les armées d'Europe occidentale, mais on observe aussi leur absence en France (char Leclerc). Ce schéma s'applique aux avions de combat où presque tous les pays ont des normes différentes (Rafale en France, Eurofighter en Allemagne, Saab Gripen en Suède, etc.)

A ce jour, les Etats membres de l'UE peinent à s'aligner sur une norme exclusive, les Français préférant le Rafale de conception nationale, les Suédois le Saab Gripen pour la même raison, et les Polonais les avions américains. Les lobbies militaires jouent un rôle primordial, mais aussi le poids du passé. Ainsi, la Pologne et l'Estonie ont récemment décidé d'acheter du matériel militaire à la Corée du Sud, alors qu'il aurait été préférable d'acheter du matériel allemand. En revanche, la Pologne hésite toujours à acheter à l'Allemagne, en raison du poids de la Seconde Guerre mondiale.

Les entreprises américaines sont ainsi les grandes gagnantes de cette division entre les Européens, Washington étant la seule puissance occidentale capable de livrer des équipements tels que l'avion de 5ème génération (F-35). En résumé, les Etats-Unis renforcent leur présence militaire pour la simple raison qu'ils sont le leader au sein de l'OTAN, mais surtout que les pays européens ne se mettent pas d'accord sur un seul et même type d'équipement à acheter entre eux, montrant un manque de pragmatisme même en situation de crise. 

Dans quelle mesure sommes-nous dépendants des États-Unis aujourd'hui ? Comment pouvons-nous l'expliquer ?

L'Europe est dépendante de Washington dans la mesure où les États-Unis sont le leader au sein de l'OTAN, et que la majorité des pays du continent sont dans cette alliance. Les États-Unis sont également en tête dans des domaines où les Européens peinent à s'imposer, notamment dans le secteur du cyber-espace. En Europe, un seul pays dispose de capacités de pointe en matière de cyber, l'Estonie. En outre, les Américains ont des équipements plus avancés car ils ont un budget plus conséquent, comme on peut le voir avec les avions de chasse de 5ème génération. Washington dispose de 2 modèles, le F-22 et le F-35, alors que les Européens n'en ont aucun à ce jour. En fait, les Etats-Unis sont le seul fournisseur occidental capable de vendre le F-35 de 5ème génération, ce qui constitue la seule réponse adéquate au Su-57 russe (Felon), également de 5ème génération. Ce même constat s'applique aux bombardiers avec le B-2 Spirit de Northrop Grumman, totalement absent en Europe, ou aux missiles hypersoniques dont la France ne dispose pas. On pourrait également ajouter la suprématie américaine dans le domaine spatial.

Enfin, l'élément essentiel de la puissance américaine, ce sont ses services de renseignement avec la CIA, le FBI et la NSA. Ces trois services ont à eux seuls une qualité d'analyse qui dépasse largement les services de renseignement en Europe. A ce titre, les rapports disponibles montrent que ces agences sont capables de comprendre des schémas complexes comme la relation entre la diplomatie russe en Abkhazie et son impact sur la diplomatie chinoise à Taïwan, alors que les Européens peinent encore à évaluer la corrélation entre le Kosovo et l'Abkhazie. Pour résumer, le renseignement américain est excellent et ce domaine devrait être central et beaucoup plus développé en Europe, notamment dans les secteurs de l'OSINT.

Cependant, il ne faut pas être trop pessimiste. Par exemple, l'Europe est capable de rivaliser avec les États-Unis dans certains domaines. A ce titre, l'Estonie est apte à déjouer les cyber-attaques russes, comme nous l'avons vu en 2022. On constate également que certaines entreprises européennes comme Rheinmetall disposent d'une certaine avance sur les États-Unis, en témoigne le char KF-51. Ce char aurait tout intérêt à devenir le standard européen, voire à être exporté sur le marché américain, compte tenu de sa conception avancée. Ce sera la meilleure réponse au char russe T-14.

Malgré la forte pression exercée par des pays comme la Pologne et le Royaume-Uni, l'Allemagne n'a pas voulu envoyer de chars Leopard II à l'Ukraine avant que les États-Unis ne fournissent leurs propres chars Abrams. Comment expliquer cette réticence à prendre des initiatives ?

Cette réticence est due à des raisons historiques. La présence de chars allemands en Ukraine ramène à la période nazie et est instrumentalisée par la propagande russe. Dans ce contexte, l'envoi de matériel allemand alimente la machine de propagande du Kremlin qui renforce l'idée que l'Europe contemporaine est héritière de l'Allemagne nazie. Cela peut sembler difficile à comprendre en Occident, mais cette image d'une Europe fasciste parle à de nombreux Russes, même en 2023.

Malgré cette occasion manquée de développer une défense européenne, nous assistons à un renforcement des liens, notamment bilatéraux, au sein de l'UE. Est-ce un signe de l'abandon de l'Europe de la défense ?

Il est peu probable de voir l'émergence d'une Union européenne unie en matière de défense, mais la possibilité de voir des rapprochements régionaux est forte. Ainsi, une zone de coopération nordique, un rapprochement franco-allemand, voire entre le groupe de Visegrad (V4) est à envisager car tous ces pays partagent des visions stratégiques plus proches.
La coopération régionale n'est pas facile, mais elle semble être plus cohérente que la coopération au niveau de l'UE. Toutefois, la France restera souvent à l'écart en raison de sa puissance nucléaire, qui la rend unique et pose de nombreux problèmes pour la coopération avec les pays non nucléaires.

En résumé, l'Europe devrait commencer à envisager de se doter d'armées régionales (nordique, V4, latine, etc.) avant de penser à une échelle aussi grande que l'UE. Cela pose naturellement de nombreuses questions sur la mise en œuvre de ces coopérations, qui sont pourtant nécessaires pour apporter une réponse à la Russie, mais aussi à la Chine.

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