Davos 2024 : les experts posent le bon diagnostic sur l’état du monde mais pas les bonnes solutions<!-- --> | Atlantico.fr
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Du 15 au 19 janvier, à Davos, plus de 2 800 participants venant de 120 pays sont attendus, dont plus de 60 chefs d’États.
Du 15 au 19 janvier, à Davos, plus de 2 800 participants venant de 120 pays sont attendus, dont plus de 60 chefs d’États.
©Fabrice COFFRINI / AFP

Mondialisation

Du 15 au 19 janvier, à Davos, plus de 2 800 participants venant de 120 pays sont attendus, dont plus de 60 chefs d’États.

François Géré

François Géré

François Géré est historien.

Spécialiste en géostratégie, il est président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chargé de mission auprès de l’Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN) et directeur de recherches à l’Université de Paris 3. Il a publié en 2011, le Dictionnaire de la désinformation.

 

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Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Comme chaque année, le World Economic Forum réunit les chefs d’Etats et les grands patrons à Davos. Certains des experts ont d’ores et déjà présenté les travaux qui devraient y faire l’objet de discussions, notamment le Global Risks Report de 2024. Dans quelle mesure peut-on dire de nos élites qu’elles appréhendent correctement les dangers à venir ?

Pierre Bentata : Avant toute chose, il convient de noter que le Global Risks Report s'articule à présent autour de trois temporalités : les risques actuels, les risques à deux ans et les risques à dix ans. C'est la bonne méthode pour identifier les risques et définir des stratégies efficaces. Cela permet aussi de prendre conscience de l'évolution des risques. Ainsi, dans le dernier rapport, on peut constater que les répondants jugent que les problèmes économiques constituent les menaces les plus immédiates : coût de la vie, coût des énergies, inflation représentent, selon eux, les principaux défis pour l'année à venir.

A plus long terme, les défis considérés comme les plus importants sont la capacité à atténuer le changement climatique, à s'y adapter et à anticiper les catastrophes naturelles qui lui sont liées. On voit que dans l'esprit des répondants, les risques économiques sont immédiats mais maîtrisables, alors que les risques politiques et environnementaux sont plus lointains mais plus difficile à appréhender.
Cette présentation des risques me semble cohérente : elle identifie les dangers principaux et les échelonnent dans le temps, permettant ainsi de hiérarchiser les actions. 

François Géré : Le rapport distingue bien cinq types de dangers dans les années à venir, que sont les menaces économiques, environnementales, géopolitiques, sociétales et technologiques. Pour réduire les risques le rapport propose quatre approches : des stratégies locales ; des ruptures innovantes dans la recherche et le développement ; des actions collectives et une coordination transfrontalière, qui demeurent le seul chemin viable pour assurer la sécurité et la prospérité.

En préalable je crois nécessaire de s’interroger sur l’identité du sujet de l’énonciation. Le rapport utilise le pronom "we" soit mais qui désigne ce nous ? Il masque de plus en plus mal le danger de l’illusion unanimiste. En effet, les différentes catégories de menaces suggèrent pour y faire face la mise en place d’une stratégie intégrale qui  suppose l’existence d’une coordination. Pas de bipolarité, moins encore d’unilatéralisme unipolaire. Les principaux États ont pensé pouvoir établir une gestion coordonnée de la planète à travers un multilatéralisme consensuel matérialisé par les G8 et G20.

Hélas ce multilatéralisme a viré à la dissension compétitive (formation des BRICS) voire même à la rupture hostile par exclusion de la Russie du G8. 

Outre le diagnostic posé par les experts du WEF, que dire des solutions envisagées ?

François Géré : Parmi les menaces le rapport désigne la mésinformation et la désinformation dont l’action s’intensifie. Elle favorise la « polarisation sociétale  » (le rapport s’exprime dans une langue de bois technocratique moderniste parfois peu accessible), terme qui paraît renvoyer à un avatar de la lutte de classes, en faussant le fonctionnement de la démocratie, en créant l’incertitude sur la vérité et même la réalité.

Pierre Bentata : Si les maux sont bien identifiés, on peut légitimement s'interroger quant à la pertinence des diagnostics. Sur les questions de coût de la vie et d'inflation, le rapport accorde une grande place aux taux d'intérêt et à l'endettement, mais ne mentionne même pas la question de la réglementation du travail, des conséquences des nombreuses relocalisations ou du poids de la dette publique dans l'endettement. On voit bien que les experts interrogés ont tous un prisme étatique fort, qui leur fait totalement oublier le rôle du secteur privé et de la société civile.

De même, le rapport précise qu'il va être nécessaire de trouver un équilibre entre la préservation de la nature et la sécurité alimentaire mondiale à horizon dix ans, mais ne mentionne le rôle de l'innovation qu'en une phrase ; comme si, seules les actions gouvernementales et la réglementation pouvaient résoudre cette équation complexe. Et c'est encore la même chose concernant le développement de ce que l'on nomme improprement les "intelligences artificielles". A ce sujet, le rapport se concentre principalement sur la protection des données et sur les dérives relatives à leurs mauvaises utilisations; on ne trouve aucune mention d'une forme de régulation par les acteurs eux-mêmes, entreprises comme utilisateurs. 
Au fond, les solutions sont toujours uniquement étatiques; la société civile n'existe pas, ou uniquement comme une variable à contrôler. Et cela peut conduire à de mauvaises interprétations des dangers mais aussi des solutions potentielles. Prenons un seul exemple, celui de l'inflation. Le meilleur moyen de réduire l'inflation est de renforcer la concurrence, et donc la productivité, l'innovation, l'échange et l'entrée de nouvelles entreprises. Or, comme tout cela se passe en dehors de l'Etat, voire à condition que l'Etat n'intervienne pas, rien ou presque n'est dit sur ces sujets. Une analyse plus microéconomique et moins centrée sur l'Etat aurait consisté à dire que la véritable menace économique n'était pas l'inflation - qui est une conséquence - mais la faiblesse de la dynamique concurrentielle. Et dans ce cas, d'autres solutions auraient été envisagées.
Alexandre Delaigue : Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le Forum de Davos avant tout, c'est un lieu de rassemblement pour les élites économiques et l’intérêt pour l’intérêt essentiel pour tous les participants consiste à faire des rencontres, où on peut le faire de manière assez discrète puisque vu que tout le monde est là, on n'est pas surpris de voir deux personnes au même endroit. Donc c'est surtout ce rôle de networking qui est important dans le forum de Davos. Ensuite, le forum de Davos est un pur produit de l’idéologie de la globalisation, les participants bénéficient de la mondialisation et en sont du bon côté.

Et donc l'idée, la solution toujours, c'est le dialogue, l'ouverture, l'ouverture économique, un propos favorable à la mondialisation, le développement de la coopération internationale, le fait de préconiser la coordination internationale, avec des élites qui cherchent en grande partie à légitimer leur action et leur rôle. Il y a un biais qui est très clairement identifié. Mais si on voulait regarder, par exemple, un petit peu plus concrètement sur un domaine, comme par exemple la question des risques géopolitiques, une conférence qui a lieu un petit peu avant, comme la conférence de Munich, est beaucoup plus importante parce que c'est véritablement un lieu dans lequel des gens vont véritablement prendre des décisions sur des vrais sujets et sur des vraies questions de défense, sur des vraies questions de coopération.

Si l'aspect économique prime, que viennent faire plusieurs chefs d'État et notamment Emmanuel Macron à Davos ? Quel est leur intérêt au final dans cette conférence ?

Alexandre Delaigue : Il y a eu des périodes où il y avait effectivement un intérêt, c'est-à-dire qu'il y a eu des occasions dans lesquelles le forum de Davos a été le lieu pour avoir des discussions qui n'auraient pas pu avoir lieu auparavant. Tout le monde sait, par exemple, qu’il y a une trentaine d'années, les premiers contacts avant les accords d'Oslo entre Israéliens et Palestiniens ont eu lieu lors du Forum de Davos. Si Emmanuel Macron s’y rend, c’est pour faire la promotion de la marque France. Il faut montrer que la France est ouverte au monde des affaires et le convaincre d'investir ici.

Peut-on vraiment préserver ou assurer la stabilité mondiale sur la base des propositions et des recommandations des experts du Global Risks Report, par exemple, ou certaines de ces pistes apparaissent-elles (au mieux) hors-sol ?

François Géré : L’enquête sur laquelle se fonde le rapport comporte plusieurs défaillances. Elle sous-estime l’impact de long terme des flux migratoires non stabilisés. Elle constate aussi la négligence par les personnalités interrogées de l’impact de l’économie noire issue du trafic de drogue en plein essor et les phénomènes de corruption qui cessent de constituer une aberration criminelle pour devenir un phénomène ordinaire. Le crime transnational a la capacité de soumettre des états fragiles et des populations vulnérables.

Surtout, elle fait l’impasse sur le rôle belligène des intégrismes religieux en plein essor qui fracturent les sociétés au Moyen-Orient, en Afrique et gagnent les pays européens.

Pierre Bentata : C'est inquiétant en effet. S'il est bien fait mention d'un processus de relocalisation et de réduction des interdépendances, c'est toujours sous l'angle de la souveraineté nationale et de la maîtrise de certaines activités "essentielles". Or, ce qu'on a appelé la "déglobalisation", phénomène amorcé avec la pandémie et renforcé avec la résurgence de conflits ouverts ou larvés, un peu partout dans le monde, représente un danger en soi. Peut-être même le plus grave danger pour les années à venir. Moins de globalisation, c'est moins d'intérêt à nouer ou renforcer des partenariats durables avec les autres, moins de collaboration, moins d'échanges économiques et culturelles; bref, un repli qui excite les nationalismes belliqueux et les instincts grégaires. Ce qui explique que ce phénomène soit à peine mentionné tient, à nouveau, au prisme étatique du rapport et des experts interrogés. Car, c'est un fait, la globalisation bénéficie à tous, à l'exception des Etats, dont les marges de manoeuvres sont réduites par les interdépendances économiques, sociales et culturelles qui s'y nouent. 

Qu’attendre, in fine, de cette 54ème édition du World Economic Forum ? 

François Géré : L’esprit du rapport, sa démarche, son enquête se situent encore dans la logique du Davos libéral triomphant. Ils ignorent l’impact de la démondialisation, celle qui peu à peu revient sur le libre-échange sans réserve, sur la circulation dérégulée des capitaux et la recherche des profits à court terme.  

Rapport d’esprit économique et financier avant tout, ce document reflète ce que j’appellerai le « copisme ». C’est l’esprit de ces conférences sur le climat témoignant une bonne volonté unanimiste pour donner une solution aux problèmes sans les traiter autrement que par des décisions bureaucratiques dont les effets tangibles restent incertains. Bien intentionné, il n’intègre pas un des grands moteurs de l’histoire : la puissance de la négation. Qui conduit à nier le réchauffement climatique, l’action contre le Covid, le refus du contrôle des naissances et l’expansionnisme démographique agressif. Bref un monde selon Trump, Bolsonaro ou Modi.

L’exceptionnelle dimension et la multiplicité des incertitudes actuelles condamnent ce rapport à la précarité pour le court terme et une généralisation trop grande pour se révéler utile à longue échéance.

Pierre Bentata : De façon générale, ce rapport est utile pour deux raisons: d'abord, il met en lumière certains problèmes qui existent effectivement et démontrent leur caractère global; ensuite, il permet à chacun de saisir un peu la pensée des acteurs publiques et des grandes entreprises, ce qui est essentiel pour formuler des propositions alternatives davantage centrées sur les intérêts de la société civile.

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