Alerte à la judiciarisation de la parole politique : voilà pourquoi la démocratie mérite mieux que les pompiers pyromanes qui la défendent<!-- --> | Atlantico.fr
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Mathilde Panot et Jean-Luc Mélenchon.
Mathilde Panot et Jean-Luc Mélenchon.
©Emmanuel DUNAND / AFP

Dérive

Mathilde Panot vient d'être convoquée pour être entendue dans le cadre d'une enquête pour "apologie du terrorisme", en raison du communication officielle du groupe LFI datée du 7 octobre 2023.

Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet

Anne-Marie Le Pourhiet est professeur émérite de droit public.

 

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Mathilde Panot vient d'être convoquée pour être entendue dans le cadre d'une enquête pour "apologie du terrorisme", en raison du communication officielle du groupe La France insoumise (LFI) datée du 7 octobre 2023. Dans quelle mesure faut-il y voir, indépendamment de ce que l'on peut penser des ambiguïtés de LFI vis-à-vis du Hamas, une nouvelle illustration de la judiciarisation du débat politique en France ?

Anne-Marie Le Pourhiet : Il faut d’abord relever que ces propos ont été tenus dans le cadre d’une communication officielle d’un groupe parlementaire. L’article 26 de la Constitution relatif à l’immunité parlementaire dispose qu' « aucun membre du parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis dans l’exercice de ses fonctions ». Cette irresponsabilité couvre tous les actes de la fonction parlementaire (interventions, votes, propositions de loi, amendements, rapports, avis ou questions). Cette institution d’inspiration libérale, adoptée suite aux abus de la Monarchie de Juillet, a pour finalité de mettre les représentants de la Nation à l’abri des pressions tant de l’exécutif et des juges que de la société civile. On peut discuter du point de savoir si cette « communication » du groupe LFI est bien un document parlementaire édité dans le cadre de l’exercice du mandat des députés, mais il me semble que l’immunité devrait être d’interprétation large car il en va de la défense de la démocratie. Il est fort étonnant que la présidente d’un groupe parlementaire soit convoquée par la police sur le seul fondement d’une plainte fantaisiste d’une organisation communautaire militante. Quelque chose ne tourne plus rond dans ce pays.

Philippe d’Iribarne : C’est un débat qui remonte plus loin que la seule affaire Mathilde Panot ne le laisse penser. On pourrait ainsi citer toutes les critiques dont la loi Gayssot a pu faire l’objet, en 1990, quand elle a été votée. C’est un texte, rappelons-le, qui visait à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Une partie des parlementaires s’y était opposée au motif qu’elle venait réduire le champ de la liberté d’expression et qu’il revenait à tous les raisonnables de corriger celles et ceux qui professeraient des idioties. C’est une position honorable, mais qui fait parfois débat aujourd’hui, notamment en raison de la forte judiciarisation de la parole politique à laquelle la gauche a recours ces dernières années, qui n’hésite pas non plus à pratiquer la cancel culture pour décrédibiliser ses adversaires.

Face à cette nouvelle réalité, il y a deux façons de réagir. La première consiste à estimer que face à ce type de techniques, il nous faut employer les mêmes armes pour pouvoir continuer à lutter politiquement. De l’autre côté, on estime en revanche qu’il ne faut pas rentrer dans cette logique, qu’il vaut mieux laisser les uns dire des bêtises et ensuite argumenter sereinement pour montrer qu’ils ont tort. C’est une question difficile, sur laquelle les libéraux ont parfois du mal à trancher. J’ai du mal à croire que, si jugement il y a in fine, la France Insoumise soit nécessairement relaxée. Ce serait certainement un scandale aux yeux de tout ou partie de la population. En revanche, il est évident qu’en judiciarisant le débat de la sorte, on s’expose au risque que la justice tranche et qu’elle ne tranche pas nécessairement en défaveur de LFI.

Or, si la justice ne tranche pas en défaveur de LFI et de Mathilde Panot, il lui sera alors possible de se retourner contre celles et ceux qui auraient par la suite estimé que le communiqué du parti relevait effectivement de l’apologie du terrorisme. Tant que la question n’est pas judiciarisée, personne ne peut nous empêcher d’exprimer cette opinion. Dès lors qu’on entre sur le domaine judiciaire, nous n’avons plus cette certitude. Dans le meilleur des mondes, le recours à la judiciarisation du débat politique ne devrait donc pas être nécessaire. Force est de constater, néanmoins, que le cadre juridique dans lequel nous évoluons (et je pense notamment à la loi Pleven) est détestable.

Raul Magni-Berton : Pour l’heure, Mathilde Panot a été convoquée par la police. C’est un évènement important pour ce qu’il représente, mais il faut tout de même commencer par rappeler que nous ne disposons pas encore de tous les éléments concernant cette affaire. Ceci étant précisé, on peut maintenant dire qu’elle sera entendu pour des raisons de potentielle “apologie du terrorisme”. C’est un problème, puisque le délit d’apologie du terrorisme, s’il existe évidemment, est trop lâche dans sa définition. Concrètement, cela signifie que trop de personnalités, politiques ou non d’ailleurs, sont susceptibles d’être accusées d’apologie du terrorisme et que si elles ne sont pas aussi connues que Mathilde Panot, certaines ne bénéficieront pas du bon degré de protection. Dans une situation comme celle que nous vivons, c’est un vrai problème puisque nous avons tendance à judiciariser le débat politique. Plus les normes sont vagues, plus le risque de tomber dans la judiciarisation est important : cela devient plus facile d’y avoir recours.

Aujourd’hui, c’est La France insoumise qui en fait l’objet. En général, c’est plutôt la droite qui en est la victime. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un problème puisqu’il s’agit clairement d’un moyen de faire taire les oppositions. La gauche comme la droite ont employé les mêmes arguments quand elles ont été victimes l’une ou l’autre de ce genre d’instrumentalisation et l’ont fait à raison. C’est un vrai problème, indépendamment de ce que l’on peut penser de la ligne de la FI sur la question palestinienne et le Hamas, d’ailleurs.

Faut-il s'inquiéter de ce qui est en train de se jouer autour, notamment, de l'affaire Mathilde Panot ? Dans quelle mesure la judiciarisation du débat politique est-elle inquiétante sur le plan démocratique, particulièrement quand l'on réalise qu'elle ne s'arrête pas nécessairement à la seule LFI ?

Anne-Marie Le Pourhiet : Cela fait bien longtemps que certaines officines militantes tentent par tous les moyens de faire réprimer pénalement les propos critiques qui leur déplaisent en utilisant, pour ce faire, les lois dont elles ont-elles-même obtenu l’adoption à coup de lobbying intensif. C’est la loi Pleven de 1972 qui a ouvert la boîte de Pandore du wokisme judiciaire en permettant aux associations communautaires de porter plainte contre les injures, diffamations, provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une « personne ou d’un groupe de personne à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion ». Ont ensuite été rajoutés dans l’article 24 de la loi sur la presse,  les mêmes délits commis « à raison du sexe, de l’orientation sexuelles ou identité de genre et du handicap ». S’est encore ajoutée à cet arsenal la loi Gayssot sur le négationnisme tandis qu’au délit d’apologie de différents crimes prévu par l’article 24 on a encore rajouté l’apologie du terrorisme dans l’article 421-2-5 du Code pénal. Et comme si cela ne suffisait pas, une quinzaine de sénateurs n’ont rien trouvé de mieux à faire, récemment, que de déposer une proposition de loi tendant encore à réprimer la contestation de l’existence de l’Etat d’Israël et l’injure à l’égard de ce même État ! Un adjoint au maire parisien déclarait il y a peu : « la transphobie n’est pas une opinion, c’est un délit ». Voilà exactement ce que l’on appelle un sophisme.

Nos gouvernants et militants de tous bords devraient relire le magnifique manifeste de Léon Blum contre « les lois scélérates » publié en 1898. Alors au Conseil d’État, il y vilipende brillamment, en signant simplement « un juriste », la répression qu’il juge inique du délit d’apologie. Il s’agissait à l’époque de censurer l’anarchisme à la suite de plusieurs attentats dont l’un commis dans l’hémicycle de la chambre des députés.

Aujourd’hui non seulement les associations militantes portent plainte contre tout propos jugé offensant pour leurs « communautés » respectives mais, désormais, les politiciens se mettent aussi à porter plainte entre eux sur tout sujet. Toute cette hystérie et ce vacarme deviennent insupportables et donnent une image lamentable de nos institutions et de notre société. Ces comportements sont infantiles, liberticides et dignes de cours de récréation.

Raul Magni-Berton : C’est effectivement une situation très inquiétante. Nous parlions de judiciarisation du débat politique et c’est un point essentiel sur lequel il faut revenir. La notion qui permet aujourd’hui de condamner l’apologie du terrorisme remonte, dans sa première version à des très loin. Initialement, toutefois, elle visait à condamner la provocation au terrorisme ou l’incitation. L’apologie n’était pas punie, précisément parce qu’il est aisé de discerner une provocation ou une incitation mais que la notion d’apologie est plus floue. Or, ce qui est flou est laissé à l’appréciation du juge. Le problème n’est pas que l’apologie du terrorisme soit punie, loin s’en faut : le problème c’est que les cas où l’on peut être punis ne sont pas assez bien encadrés, précisés. Cela engendre un vrai problème démocratique.

Pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de cette situation, il faut d’abord rappeler qu’on ne peut pas condamner un député en exercice. Pourquoi ? Précisément pour que les élus puissent exprimer le plus d’avis possibles sans être inquiétés. Il s’agit d’empêcher la majorité présidentielle d’instrumentaliser la justice pour faire emprisonner des figures de l’opposition ou de les faire taire. C’est un principe de base de la compétition démocratique de notre système.

Plus on judiciarise et plus on produit du délit d’opinion, moins les opinions s’expriment. C’est un pas de plus vers la restriction des thèses qu’il est possible d’expliquer. Il ne s’agit pas de dire que la France est une dictature, contrairement à ce que l’on peut lire çà et là parfois, mais bien de comprendre que c’est le genre de pas que l’on pourrait faire pour s’en rapprocher.

Faut-il penser que la judiciarisation du débat politique, contre la FI et Mathilde Panot en l'occurrence, est payante politiquement ? Ou faut-il au contraire s'attendre à ce que toute réponse non-politique à ces questions s'avère contre-productive ?

Anne-Marie Le Pourhiet : Cette judiciarisation n’est payante pour personne. D’une part, nul ne fait plus réellement attention à cette comédie judiciaire ridicule qui finit par lasser les citoyens et même les dégoûter. D’autre part je ne vois pas ce que la démocratie gagne à ces tentatives de censure généralisée où chacun cherche à faire taire l’autre devant les tribunaux. Nous osons accuser certains pays d’illibéralisme mais avons-nous regardé à quoi nous ressemblons nous-mêmes ?

Quand la police d’un pays convoque la présidente d’un groupe parlementaire pour un communiqué de ce groupe, l’atmosphère devient celle d’un film de Costa-Gavras … terrifiante.

Raul Magni-Berton : En l’état actuel, il demeure difficile d’affirmer que la convocation de Mathilde Panot a d’ores et déjà été instrumentalisée… puisqu’il ne s’agit précisément “que” d’une convocation. Mais il est clair qu’il y a une ambiguïté et que, d’une façon générale, ce n’est pas une stratégie politiquement payante sur le temps long. Nous pouvons nous appuyer sur le cas catalan pour en témoigner. Carles Puigdemont, le leader indépendantiste Catalan avait été arrêté en 2017, ce qui a permis à court-terme de freiner le type de discours politique qu’il tenait. Cela n’a pas été aussi efficace sur le long terme. Bien sûr, son parti a perdu les élections suivantes, mais on ne peut pas attribuer sa défaite à ce point, au contraire. Procéder ainsi, c’est l’assurance de fabriquer des martyrs, dont la parole est potentiellement plus forte précisément parce qu’elle est interdite.

Si l’on faisait un peu de politique fiction, on pourrait envisager un scénario dans lequel la France Insoumise est condamnée. Elle fera forcément plus attention à son discours par la suite, mais leur popularité auprès de tous ceux qui pensent de la même façon va grimper en flèche et ils pourront revendiquer l’idée qu’ils n’ont pas le droit de tout dire. De la même façon, il est très probable que leur popularité monte aussi auprès d’électeurs plus modérés qui, sans être d'accord, ont été choqués par ce type de traitement.

Philippe d’Iribarne : Nous l’avons dit précédemment, la question de l’efficacité politique est essentielle à ce débat. Ce n’est parce que l’on pourrait potentiellement se réjouir de voir un parti dont on estime que son propos relève de l’apologie du terrorisme repris par la justice qu’il ne faudrait pas s’inquiéter d’une dérive globale. La dérive à laquelle nous assistons aujourd’hui a commencé, me semble-t-il, avec la loi Pleven que j’évoquais précédemment. J’en sais quelque chose, puisque j’ai dû travailler avec un avocat avant de publier mon ouvrage sur l’islamophobie (Islamophobie, intoxication idéologique aux éditions Albin Michel, ndlr) et m’assurer de ne pas tomber sous le coup de celle-ci. Le fait est que je n’ai pas fait l’objet de la moindre procédure.

Ce point évoqué, il faut aussi mentionner la hiérarchie des normes qui pourrait faire la part belle au droit international et donc, in fine, le droit français. On peut légitimement craindre qu’un droit international influencé par les Etats du Sud puisse peser sur ce qu’il devient possible de dire ou non, notamment sur certaines mouvances terroristes en l'occurrence. Ce sont des aspects dont il faut s’inquiéter quand on judiciarise le débat politique.

La Justice est indépendante, bien sûr. Mais peut-on imaginer comme le font un certain nombre d’observateurs que se cacherait derrière cette offensive judiciaire une stratégie politique du gouvernement pour victimiser la France insoumise et affaiblir Raphaël Glucksmann ? Quel est l'intérêt politique du gouvernement dans cette affaire ?

Raul Magni-Berton : Je n’en suis pas convaincu, pour être tout à fait honnête. Compte tenu de ce que l’on sait, aujourd’hui, de l’avancée des sondages, cela ne me semble pas être une stratégie particulièrement pertinente pour le gouvernement. Raphaël Glucksmann bénéficie d’intentions de vote globalement similaires (quoiqu’un peu plus élevées) que la France Insoumise, mais qui demeurent de toute façon bien moins hautes que celles dont peut se targuer Renaissance. La majorité présidentielle n’a pas grand intérêt à relancer la France Insoumise, qui est en difficulté électorale, puisque cela reviendrait à faciliter sa revendication sur l’ensemble de la gauche. 

En renforçant Glucksmann (ou en laissant la FI couler), la majorité présidentielle peut au contraire illustrer les failles et les divisions au sein de la gauche NUPES. C’est pourquoi je dirais que Renaissance a tout intérêt à ne pas trop se saisir de l’affaire en cours.

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