La mémoire politique des sondés : amnésie, contrevérités et postures rétroactives<!-- --> | Atlantico.fr
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Une pondération est appliquée à chaque interview sur certains critères appelés quotas ou variables de redressement.
Une pondération est appliquée à chaque interview sur certains critères appelés quotas ou variables de redressement.
©Reuters

Etude Ifop

Entre le score réel d'un candidat et le score déclaré par les sondages avant les élections, l'écart est parfois grand. Pour plus de justesse, les sondeurs utilisent un redressement politique : il s’agit de recueillir les votes des interviewés lors des précédentes consultations électorales. Explications.

Frédéric Micheau

Frédéric Micheau

Directeur général adjoint d'OpinionWay et enseignant à Sciences Po, Frédéric Micheau est spécialiste des études d'opinion. Il est l'auteur, au Cerf, de La Prophétie électorale.

 

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Le débat technique sur les intentions de vote se polarise souvent sur la méthode des redressements des résultats bruts, en particulier ceux correspondant aux déclarations des électeurs frontistes, et sur l’opportunité de leur publication. Critiquée dans sa réalisation, la technique des redressements ne fait plus l’objet de contestation dans son principe, qui consiste à faire correspondre l’échantillon interrogé dans le cadre d’un sondage avec la réalité statistique de la population cible. Concrètement, une pondération est appliquée à chaque interview sur certains critères appelés quotas ou variables de redressement.

Dans les enquêtes politiques et électorales, deux types de redressements existent. D’une part, les instituts appliquent un redressement socio-démographique, en corrigeant l’échantillon selon les critères du sexe, de l’âge, de la profession, du niveau de diplôme, de la région et de la catégorie d’agglomération de l’individu. D’autre part, les sondeurs utilisent un redressement politique : il s’agit de recueillir les votes des interviewés lors des précédentes consultations électorales. Pour mesurer ce souvenir de vote, l’Ifop utilise la formulation suivante : « Pour lequel des candidats suivants avez-vous voté lors du premier tour de l'élection présidentielle, dimanche 22 avril 2007 ? ».

A la différence d‘autres indicateurs politiques comme la proximité partisane par exemple, le souvenir du vote constitue ainsi une variable dite « dure » : les réponses des interviewés peuvent être mises en regard de la réalité du scrutin. Cette comparaison entre le vote déclaré et le vote effectif pose des questions sur la mémoire politique des personnes interrogées (Est-elle fidèle ? Est-elle stable sur la longue durée ?) et plus généralement sur la véracité de leurs déclarations (Les sondés mentent-ils aux instituts de sondage ? Si oui, dans quelle mesure ?).

Les données utilisées

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi de faire porter l’analyse sur la reconstitution par les interviewés de leur vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2007, au cours du quinquennat. Ce scrutin est structurellement celui qui suscite le plus l’intérêt des Français et retient leur attention. L’élection de 2007 a été fortement mobilisatrice, l’abstention s’abaissant au taux de 16,2% au premier tour (un score inférieur de 4 points aux deux précédents scrutins : 21,6% en 1995 et 20,3% en 2002). Les conditions d’observation sont donc particulièrement favorables à une bonne reconstitution des souvenirs de vote.

Les données utilisées sont issues des enquêtes réalisées dans le cadre de l’omnibus téléphonique de l’Ifop. Un omnibus est une seule enquête qui est utilisée pour l’administration de plusieurs questionnaires successifs pour le compte de clients différents. L’ordre des thématiques abordées est défini avec soin, afin d’éviter que les divers sujets investigués se neutralisent ou se polluent. Les questionnaires d’opinion, en particulier ceux comportant une intention de vote, sont systématiquement placés en tête d’omnibus. Les questions et les résultats des différentes parties de l’omnibus demeurent évidemment strictement cloisonnés afin de préserver leur confidentialité.

Cet outil présente plusieurs caractéristiques pertinentes. D’abord, le protocole méthodologique est invariable. Cette enquête est réalisée par téléphone auprès d’un échantillon de 1000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de cet échantillon est assurée par la méthode des quotas au regard des critères de sexe, d’âge, de profession du chef de famille après stratification par région et catégorie d’agglomération. Surtout, l’omnibus téléphonique de l’Ifop est conduit chaque semaine depuis de très nombreuses années. La combinaison de ces deux critères que sont la stabilité et l’ancienneté du protocole méthodologique permet de disposer de longues séries de données comparables : au cours du quinquennat 2007-2012, 219 vagues d’enquêtes ont été réalisées, soit un total de 209 638 personnes interrogées.

Un souvenir décalé par rapport au vote

Sur l’ensemble de la période considérée, la déclaration du souvenir du vote à la présidentielle est en décalage avec le vote réel. En moyenne, les interviewés surestiment leur participation électorale : le taux d’abstention déclaré s’établit à 9,4%, soit 6,8 points de moins que la réalité (16,2%). Inversement, les votes blancs et nuls sont restitués à hauteur de 5,9% contre 1,44% dans les urnes, ce qui conforte l’hypothèse selon laquelle cette réponse sert de paravent acceptable pour les abstentionnistes dans les enquêtes d’intentions de vote.

L’écart absolu moyen entre le score attribué par les personnes interrogées et le score réel de chaque candidat est de 1,95 point. Évidemment, on observe des variations importantes selon les candidats :

  • D’abord, les deux finalistes de l’élection présidentielle font chacun l’objet d’une sur-déclaration importante. Nicolas Sarkozy est crédité en moyenne d’un score supérieur de 4,56 points à son résultat effectif. Ségolène Royal obtient une prime de 4,25 points. Le surcroît de légitimité induit par la présence au second tour de l’élection présidentielle incite peut-être certains interviewés à déclarer davantage avoir voté pour l’un de ces deux candidats. Ajoutons également qu’une confusion peut probablement s’exercer entre le souvenir de vote au premier et au second tours de l’élection présidentielle. Enfin, certaines personnes interrogées peuvent être tentées de mettre en conformité a posteriori leur vote de premier tour avec leur choix final.

  • Le score de François Bayrou est sous-déclaré de près de 4 points (-3,87 points). Ce phénomène contredit le fait que généralement les formations centristes, comme le Modem dont il était le candidat, ou écologistes constituent souvent des réponses refuges pour les interviewés. Moins clivantes, ces options politiques sont plus facilement choisies par les sondés qui ne souhaitent pas révéler la réalité de leur choix électoral. A cet égard, notons que Dominique Voynet (+0,21 point), la candidate des Verts, et José Bové (+0,65 point) profitent de cet effet de bonus consensuel.

  • Ensuite, sur l’ensemble du quinquennat, le vote pour le Front National incarné par le candidat Jean-Marie Le Pen a été sous-déclaré de près de moitié : il s’établit à 4,56% en moyenne, alors que le score réel est de 10,44%. Autrement dit, seuls 44% des électeurs de Jean-Marie Le Pen en 2007 sont en mesure de restituer leur choix dans les enquêtes d’opinion. Le score de Philippe de Villiers, candidat du Mouvement pour la France, est lui aussi minoré (-1,13 point, soit un vrai écart étant donné son score 2,23%).

  • Les déclarations de vote associées aux candidatures d’extrême-gauche ne connaissent pas des phénomènes identiques. Les scores de Gérard Schivardi (-0,06 point) et d’Arlette Laguiller (+0,19 point) sont correctement restitués. Le score d’Olivier Besancenot est même sur-déclaré (+1,34 point).

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La défaillance mémorielle : une hypothèse peu réaliste

Pour expliquer ces écarts entre le vote effectif et celui qui est indiqué aux instituts de sondage par les personnes interrogées, l’hypothèse d’une défaillance mémorielle des interviewés, peu probable pour une élection aussi importante que la présidentielle, est contredite par l’analyse des données. Dès le lendemain de l’élection, au moment où le souvenir est le plus frais, les déclarations de vote se trouvent déjà en décalage avec la réalité des suffrages exprimés. L’écart absolu moyen constaté sur les 8 vagues du deuxième trimestre 2007 (avril-mai-juin) est ainsi déjà de 1,19 point. Nicolas Sarkozy est crédité de 34,44% (+3,26 points), Ségolène Royal de 28,78% (+2,91 points). Le vote en faveur de Jean-Marie Le Pen est déjà sous-déclaré dans des proportions identiques à celles observées sur l’ensemble du quinquennat (4,58%, -5,87 points). Seul le vote en faveur de François Bayrou est conforme à la réalité à cette période (18,85%, soit +0,28 point).

Un deuxième élément vient invalider la thèse de l’oubli. Si les interviewés étaient frappés progressivement d’amnésie, il devrait être possible de constater la maxime suivante : plus les déclarations des interviewés sont éloignées de l’élection de référence, plus elles sont en décalage avec la réalité. Or, cette hypothèse d’une corrélation importante entre la distance à l’élection et la qualité de la reconstitution du vote est démentie par les données. L’écart absolu moyen pour l’ensemble des candidats entre le vote déclaré et le vote effectif s’établit ainsi à 1,57 en 2007 pour culminer à 2,24 en 2009. Mais après cette date, il ne cesse de décroître et tombe à 1,60 en 2012.

En réalité donc, la qualité de l’indicateur de reconstitution de vote évolue selon une courbe en cloche. L’approche de l’élection présidentielle de 2012 réactive peut-être la mémoire politique d’une partie des interviewés concernant le scrutin présidentiel de 2007, d’autant plus que certains candidats étaient présents lors des deux élections (François Bayrou, Nicolas Sarkozy). Mais cette explication n’est pas suffisante. La résurgence mémorielle intervient dès 2009 et elle est donc antérieure au lancement de la campagne électorale présidentielle fin 2011.

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Des fluctuations significatives

Comment comprendre les variations de l’indicateur de reconstitution du vote, si elles ne sont pas liées principalement à la mémoire des personnes interrogées ? Pour répondre à cette question, l’analyse des fluctuations des déclarations de vote en faveur des principaux candidats est éclairante :

  • François Bayrou, un temps reconstitué à son poids réel au lendemain de l’élection, reste le candidat dont les déclarations de vote sont les plus proches de la réalité pendant plusieurs mois : entre le troisième trimestre de 2007 et le premier trimestre de 2009, son score reconstitué oscille entre 16,8% et 15,8%, soit un écart de seulement 2 à 3 points avec son score effectif. Une cassure importante intervient au deuxième trimestre de 2009 : le score du candidat MoDem chute de 15,7% à 14,3%, et même 13,3% le trimestre suivante. La campagne pour les élections européennes, et notamment l’affrontement entre François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit dans l'émission « A vous de juger » (4 juin 2009), fait décrocher le président du MoDem, qui stagne pendant un an et demi entre 12,5% et 13%, avant d’améliorer son score avec le lancement de sa candidature présidentielle.

  • Ségolène Royal connaît immédiatement après l’élection un score déclaré supérieur à son score réel qui se fixe à plus de 31% tout au long de l’année 2008. La défaite du Congrès de Reims en novembre 2008, puis les élections européennes de 2009, génèrent une lente érosion de son score. Les élections régionales du printemps 2010 et la reconduction de son mandat de Présidente du Conseil régional de Poitou-Charentes lui permettent d’enrayer ce déclin. L’échec rencontré lors des élections primaires du Parti socialiste à l’automne 2011 engendre une baisse brutale de 4 points : le score reconstitué de Ségolène Royal atteint un plancher à 27,8%. Par conséquent, dans le cas de Ségolène Royal comme dans celui de François Bayrou, les évènements électoraux et politiques actuels induisent une modification de la déclaration du comportement électoral passé.

  • L’évolution de la reconstitution du vote en faveur de Nicolas Sarkozy offre un élément supplémentaire de compréhension de ce phénomène. L’indicateur connaît un premier décrochage fin 2007, lors de la fin brutale de l’Etat de grâce. Il reste ensuite relativement stable, entre 35% et 37%, pendant la première partie du quinquennat. A partir du troisième trimestre 2010, les évolutions sont plus fluctuantes, notamment au moment de l’affaire de l’Epad, mais restent toujours supérieures au score réel obtenu par le candidat UMP. A la fin de l’année 2011, la crise grecque et les attaques contre l’Euro remobilisent l’électorat du Chef de l’Etat et font progresser le souvenir de vote en sa faveur. Ce sursaut indique nettement un lien entre la reconstitution du vote et la perception de la situation politique actuelle : le passé est en partie réinventé en fonction de la lecture du présent.

  • Enfin, le cas le plus contrasté concerne la reconstitution du vote en faveur de Jean-Marie Le Pen. Jusqu’à la fin 2009, il demeure à la fois stable, à un niveau bas et très inférieur (3%) à son score réel. Les électeurs frontistes, sans doute sous l’effet de la déception liée au résultat obtenu par le Président du Front National (10,44% contre 16,86% en 2002 et des échecs répétés aux élections municipales et européennes), sous-déclarent très largement leur comportement électoral. La campagne des élections régionales et l’affirmation de Marine Le Pen font progresser le souvenir de vote de 4% au premier trimestre à 5,6% au dernier trimestre 2010. L’année 2011 confirme cette tendance à une plus grande expression du vote frontiste, notamment avec l’élection de Marine Le Pen à la tête du parti en janvier 2011. Cette plus grande capacité de reconnaissance du vote frontiste, qui culmine à près de 8% au premier trimestre 2012, constitue un des effets le plus évident de la stratégie de dédiabolisation entreprise par la nouvelle Présidente du FN : le changement d’image du parti frontiste incarné par Marine Le Pen permet aux électeurs de son père d’assumer davantage leur vote passé.

    In fine, l’indicateur de reconstitution du vote est ainsi très largement indexé sur l’évolution de la vie politique et électorale. Les différents scrutins le font varier dans des proportions assez importantes, tout comme les contingences de la vie politique. De ce point de vue, cet indicateur renvoie autant au souvenir du vote réalisé qu’à la perception de la situation politique actuelle, voire à l’anticipation du vote à venir.

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