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Comment faire la différence dans un monde politique où tout le monde s’est mis à "faire du régalien" ?
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Autorité, autorité, autorité

"Pour un Etat fort" est le titre du livre que vient de publier Alain Juppé. Mais contrairement aux apparences, celui-ci est loin d'être le seul à se saisir des sujets régaliens (sécurité intérieure et extérieure, justice, autorité) pour séduire les Français. Face aux troubles que connaît le pays, l'opinion est de plus en plus en attente d'un politique qui protège et donne un cap ; en d'autres termes, d'un homme qui ait la stature d'un chef d'Etat.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Atlantico : Dans le JDD, Alain Juppé se dit "pour un Etat fort". Dans les sondages, la notion de sécurité en tant que priorité a pris près de 25 points auprès des Français. En quoi cette position est révélatrice d'un positionnement de plus en plus fort de nos politiques sur le régalien? Comment décrire et expliquer une telle évolution?

Bruno Cautrès : On constate en effet que les indicateurs d’opinion publique vis-à-vis de tout ce qui touche aux fonctions régaliennes de police, d’ordre public, de fermeté de la justice ou de sécurité extérieure sont au plus haut. Dans le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF, on a constaté au cours des dernières vagues des niveaux de confiance très élevés dans l’armée et dans la police : la confiance dans la première est passée de 73% à 83% entre la fin 2012 et le début 2015, juste après les attentats du 7 janvier ; la confiance dans la seconde est passée de 63% à 80% entre la fin 2009 et février 2015. On constate également dans des enquêtes d’opinions réalisées depuis les attentats du 13 novembre des niveaux d’adhésion élevés aux thèmes sécuritaires : ainsi, une enquête récente de l’IFOP (publiée le 17/11 pour le Figaro et RTL) montrait une large adhésion des français interrogés au renforcement des contrôles de police pour garantir leur sécurité. Il faut néanmoins conserver à l’esprit deux dimensions temporelles ; d’une part, les enquêtes sociologiques réalisées sur des périodes plus longues, comme par exemple les enquêtes sur les valeurs des européens (EVS), montrent depuis près de quinze ans une élévation de la demande d’ordre public ; d’autre part, la forte adhésion des français aux nouvelles mesures dans le domaine de la sécurité intérieure peuvent, si elles perdurent et se durcissent encore, faire naître des oppositions ou des contestations. Et l’on commence à voir les premiers signes de cela à gauche.

Le contexte de l’année 2015, avec toute la série d’attentats terroristes sur le sol français et avec la guerre contre Daech, a bien entendu fortement jouer dans l’évolution d’Alain Juppé vers cette posture d’un « Etat fort ». Dans le même temps, cette posture est une posture classique dans l’affirmation d’une stratégie présidentielle en France et aussi chez un homme politique qui se revendique de droite et d’inspiration néo-gaulliste. Dans un contexte économique et géopolitique qui apparaît menaçant, on a constaté partout en Europe un retour des questions de sécurité intérieure et extérieure, de protection des frontières, comme le montre la situation aujourd'hui chaotique de Schengen et peut-être même sa fin. La tentation protectionniste est forte aujourd'hui en Europe et les partis politiques de gouvernement sentent qu’il leur faut s’affirmer ou se réaffirmer comme protecteurs et défenseurs ; la concurrence qu’exercent sur ces thèmes les partis politiques qualifiés de « populistes » est forte. 

Quand on parle d'une posture régalienne de la part de nos politiques, de quoi parle-t-on concrètement? De quels domaines et de quels types de prises de position concrètes selon l'opinion des citoyens français?

L’expression « pouvoirs régaliens » désigne habituellement l’autorité souveraine de l’Etat dans ce qu’elle a de plus traditionnelle depuis la création des Etats-nations : faire la loi et la faire respecter, protéger la population et le territoire, assurer la représentation diplomatique. En parlant de « pouvoirs régaliens », on veut dire, la plupart du temps, les fonctions de police, de justice, le système pénitentiaire, l’armée, la défense nationale et la diplomatie.

Dans la vie politique française, le débat existe depuis longtemps entre les tenants d’une limite ou d’une concentration des pouvoirs et des ressources de l’Etat sur ces seules missions essentielles « régaliennes » et les tenants d’une conception plus extensive qui inclut une responsabilité de l’Etat et des pouvoirs publics dans la vie économique et sociale. La notion d’un Etat également protecteur dans le domaine social et régulateur dans le domaine économique s’est affirmée notamment dans la seconde moitié du XXème siècle, comme lors de la création de la Sécurité sociale après 1945. Sous l’influence des théories économiques keynésiennes et de la volonté de reconstruire nos pays sur des bases évitant de nouvelles crises économiques destructrices du tissu social, l’idée de « l’Etat providence » (welfare state) s’est imposée. L’idée que l’Etat doit, par son action et ses politiques, recomposer la société, mettre plus de justice sociale dans les stratifications socio-économiques et protéger contre différents risques (par exemple maladie, vieillesse, perte d’emploi) est fortement présente en France dans l’opinion. Bien entendu des évolutions sont en cours et la pression constante  des questions de déficits publics a fini par imprimer sa marque dans l’opinion publique.

Dans l’Enquête électorale 2017 du CEVIPOF, dont nous venons de réaliser la première vague, 76% des personnes interrogées déclarent qu’il faut réduire les déficits de l’Etat.  Mais la demande de protection sociale est loin d’être absente de leurs préoccupations même si elle semble passer un peu au second plan dans le contexte de la fin 2015. Pour des raisons historiques de longue durée, l’opinion en France réalise en fait une synthèse entre l’Etat « régalien » et l’Etat « protecteur au plan social» : le thème de l’Etat fort réduit à ses seules fonctions « régaliennes » traditionnelles est une vue « aérienne » qui ne correspond pas à ce que les données d’opinion montrent. Si les français sont tout à fait prêts à ce qu’on leur explique quels sont les redéploiements de moyens à envisager dans un cadre budgétaire restreint, ils sont également demandeurs de services publics sociaux de qualité et efficaces. De même, parler de réorientation des missions de l’Etat c’est également parler des recettes et pas seulement des dépenses publiques : quelle politique fiscale, qui en sont les gagnants ? quelle place revient au secteur privé dans la gestion des risques sociaux, qui finance, qui est couvert ? Ces questions simples ne peuvent être éludées par ceux qui veulent « recentrer l’Etat sur ses missions régaliennes ».

Si tout le personnel politique (gauche, droite, centre, extrêmes, verts) se met à faire du régalien, que peut-on en conclure ? Si tout le monde dit la même chose, le risque n'est-il pas de flouer les clivages et donc, pour les Français, d'avoir de plus en plus de mal de s'y retrouver et de faire un choix claire pour un politique/candidat? Retrouve-t-on ce flou dans les enquêtes d'opinion ?

C’est là qu’intervient la dimension plus idéologique de ces « postures régaliennes ». Tout d’abord, les missions « régaliennes » elles-mêmes font l’objet de vives controverses politiques : on a vu, depuis 2012, Christiane Taubira, essuyer un feu constant de critiques de l’opposition, comme d’ailleurs c’était le cas des politiques pénales ou sécuritaires lorsque Nicolas Sarkozy était président. Car contrairement à ce que laisse penser l’apparent consensus sur les fonctions régaliennes de l’Etat, celles-ci et les moyens à leur attribuer sont l’objet de clivages politiques. En effet, dans un contexte de budgets contraints et de retour progressif à l’équilibre budgétaire, des choix doivent être faits : Alain Juppé, dans son interview au JDD, indique par exemple qu’un « Etat fort » est un « Etat qui assume avec autorité des missions régaliennes de sécurité et de justice, ce n’est pas un Etat tatillon et procédurier qui prétend régenter la vie quotidienne des entreprises et des citoyens ». Cette phrase présente tous les aspects d’une évidence avec laquelle tout le monde pourrait être d’accord, mais traduite en politiques et en choix budgétaires elle peut au contraire  indiquer des choix très clivants. Si l’Etat de ne doit pas se mêler de manière « tatillonne » de la vie des entreprises et des français, cela annonce t’il une vaste réforme du droit du travail ? Et quelle direction prendrait cette réforme : une économie plus « libérale » où les entreprises peuvent licencier plus facilement ? des nouvelles formes de droit des travailleurs ? On voit que derrière les mots se cachent la réalité de politiques qui peuvent prendre des directions très différentes. Et, de fait, dans presque tous les pays européens la question du « périmètre de l’Etat » et sa « réforme » est l’objet d’intenses débats idéologiques depuis plusieurs décennies. Il suffit de se reporter aux débats des années 1980, à l’époque de Margaret Thatcher par exemple, pour mieux comprendre que malgré les évolutions doctrinales et la profonde mutation des économies capitalistes depuis cette période, se cachent toujours des conceptions différentes du rôle de l’Etat dans la vie économique derrière les discours.

Il est néanmoins vrai de constater que les effets conjugués de l’économie globalisée, ouverte et internationale, des crises économiques à répétition et des menaces sur la sécurité des pays, ont entraîné une forme de convergence vers l’idée que « l’Etat fort » est nécessairement « régalien » au sens traditionnel du terme : on a ainsi vu François Hollande revenir sur les suppressions de postes dans l’armée, annoncer des créations d’emplois de policiers et de gendarmes et mettre le cap sur des réformes constitutionnelles qui étaient auparavant défendues par la droite en matière d’Etat d’urgence ou de déchéance de nationalité. Mais le dosage entre « Etat fort régalien » et « Etat fort protecteur au plan social » fait encore l’objet de clivages politiques et de différences programmatiques.

Ainsi, dans l’Enquête électorale française 2017 du CEVIPOF, un panel électoral qui va interroger les français à de très nombreuses reprises entre l’automne 2015 et le printemps 2017, nous avons constaté à la veille des élections régionales que si 64% des répondants souhaitaient davantage de dépenses publiques pour l’armée et la défense ce pourcentage baissait à 43% parmi les sympathisants de EELV ou du Front de gauche et à 60% parmi ceux du PS ; en revanche il passait à 73% parmi les sympathisants de LR ou 74% pour ceux du FN. Et si l’on regarde les souhaits d’évolution des dépenses publiques consacrées aux aides sociales réservées aux foyers les plus modestes on aperçoit des clivages politiques tout aussi importants : en moyenne 19% souhaitent plus de dépenses publiques pour ces aides, un pourcentage qui atteint 39% parmi les sympathisants du Front de gauche, 32% parmi ceux de EELV, 30% parmi ceux du PS et seulement 11% parmi ceux de LR.

Quelle personnalité politique possède/fait fructifier de façon la plus efficace, selon le point de vue des Français, cet aspect d'homme d'Etat régalien?

Les personnalités politiques de droite ont, en règle générale, une petite longueur d’avance dans le domaine de l’incarnation des pouvoirs « régaliens » traditionnels car la droite a voulu, sur une longue période historique en France, incarner le thème de l’autorité, de la lutte contre l’insécurité. L’appropriation par la gauche de la fonction présidentielle de la Vème République depuis l’élection de F. Mitterrand lui a permis d’investir également ce thème, mais on constate néanmoins toujours quelques différences entre gauche et droite. Dans la vague d’octobre 2015 du Baromètre des priorités politiques, une autre enquête en cours du CEVIPOF, on voit qu’Alain Juppé et Nicolas Sarkozy font aujourd'hui jeu égal sur deux traits d’image importants pour celui qui veut incarner les pouvoirs « régaliens » : 48% des répondants pensent que «capable de défendre les intérêts de la France dans le monde » est un qualificatif qui s’applique « très bien » à Alain Juppé et 49% le pensent à propos de Nicolas Sarkozy ; de même 47% pensent que « a l’étoffe d’un Président ou premier ministre » s’applique très bien à Alain Juppé et 46% à Nicolas Sarkozy.

A gauche, seul Manuel Valls semble pouvoir rivaliser avec eux sur ces images « régaliennes ».Le Premier ministre, par son style et ses choix politiques, par son passage au Ministère de l’intérieur, a su capitaliser sur une image d’incarnation de l’autorité de l’Etat. Sa communication est même presque entièrement consacrée à cette incarnation, sur le modèle du Nicolas Sarkozy de l’époque de la « place Beauvau ». Le cas de François Hollande est quant à lui plus complexe : si son image présidentielle a incontestablement bénéficié de sa gestion des situations post-attentats terroristes de 2015, elle semble toujours polluée par d’autres traits d’images moins positifs pour le Président et surtout par le poids des problèmes économiques. C’est là tout le challenge du président sortant pour l’année 2016 : peut-il transformer cette situation et, à travers sa posture de « protecteur » (contre le chômage, contre les terroristes, contre le FN) réinvestir pleinement la dimension verticale-régalienne ? François Hollande a sans doute encore de temps pour que l’image de proximité du « Président normal » s’efface définitivement devant celle du « Président protecteur ». Et nous avons vu, plus haut, que pour les Français « protéger » ne veut pas dire seulement que faire respecter la loi et régner l’ordre public. 

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