Jean-Marie Le Pen, un bilan en chiffres : ses dérapages ont-ils servi de produit d’appel ou imposé un plafond de verre au FN ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les dérapages de Jean-Marie Le Pen ont-ils servi au FN ?
Les dérapages de Jean-Marie Le Pen ont-ils servi au FN ?
©Reuters

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Jean-Marie Le Pen a utilisé, tout au long de sa carrière politique, des dérapages pour s'assurer une couverture médiatique. Si cette stratégie a permis d'unifier un noyau de sympathisants, elle constituait une entrave à la conquête du pouvoir dans laquelle Marine Le Pen semble engagée.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Pour l'élaboration de cet article, nous avons sélectionné 5 "dérapages" parmi les plus marquants de Jean-Marie Le Pen. Si Jérôme Fourquet apporte une analyse sur l'ensemble de la carrière politique du Président d'honneur du Front national en lien avec ses déclarations choc, Vincent Tournier s'attarde davantage au contexte de chacune d'entre-elles, et en quoi elles ont porté atteinte au FN... Ou au contraire lui ont assuré un bénéfice politique.

  • Le premier, "Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. [...] Mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale.", en septembre 1987, montre une baisse de 8 points le mois suivant dans la cote d'avenir (source TNS Soffres), lequel revient au même niveau d'avant le dérapage en février 1988.
  • Le deuxième, le 2 septembre 1988 : "M. Durafour et Dumoulin, obscur ministre de l'ouverture, dans laquelle il a d'ailleurs immédiatement disparu, a déclaré : "Nous devons nous allier, aux élections municipales, y compris avec le Parti communiste, car le PC, lui, perd des forces tandis que l'extrême droite ne cesse d'en gagner." "M. Durafour-crématoire, merci de cet aveu !" a provoqué une baisse successive de -4 et -2, avant de revenir au même niveau en avril 1989.
  • Le troisième, en février 2007: "Dans le Marais de Paris, on peut chasser le chapon sans date d'ouverture ou de fermeture, mais dans le marais de Picardie, on ne peut chasser le canard en février" n'entâche pas sa cote d'avenir, qui prend même un point le mois suivant.
  • Pour La "fournée" d’artistes en juin 2014, comme pour "Monseigneur Ebola", c'est la cote d'avenir de Marine Le Pen qui a été observée (+1 dans une tendance déjà ascendante), le Président d'honneur du Front national n'étant plus mesuré dans les enquêtes de sondage.

Atlantico : Quels ont été les impacts des dérapages de Jean-Marie Le Pen sur la trajectoire du Front national ? Ont-ils davantage contribué à renforcer le capital électoral, à fidéliser ceux déjà présents ?

Jérôme Fourquet : Les premiers dérapages de Jean-Marie Le Pen étaient de vrais coup de tonnerre dans le paysage politique, qu'il ait dérapé à dessein ou non, à tel point qu'il a théorisé ce genre de séquence en expliquant qu'un FN "gentil" n'intéressait personne. Pour lui, sans provocation il était très difficile d'intéresser les médias et de passer le "mur du son". Il s'en servait donc comme d'une arme de communication. Bien que cela ait pu lui servir à plusieurs reprises, le côté sulfureux du parti en était à chaque fois renforcé, consolidant par-là son isolement. Même si ce parti a vécu une progression depuis 25 ans, une écrasante majorité de Français lui était opposé (environ 80%), et on peut imaginer que ce type de propos n'y était pas étranger.

Maintenant, tout dépend du point de vue qu'on adopte, et des intentions de Jean-Marie Le Pen : si ce dernier n'avait pas pour objectif d'exercer le pouvoir à tout prix, mais plutôt d'exister dans le paysage politique en faisant prospérer son parti comme une PME, la stratégie des dérapages mise au point n'était pas contreproductive, elle a été au contraire plutôt fructueuse.

Les données d'enquêtes montrent que ces "dérapages" ont pu participer à la fidélisation du capital électoral de Jean-Marie Le Pen. Malgré les baisses immédiatiement enregistrées, le retour à la popularité de départ est relativement rapide. En revanche, les derniers dérapages ont beaucoup moins d'impact, ce qui peut traduire une difficulté à progresser, voire participer à l'entretien d'un cordon de sécurité de la part des nouveaux sympathisants frontistes. 

Avec un capital électoral de 15% comme son père, et de 25% avec Marine Le Pen, on peut continuer à exister en politique. Mais si l'objectif est d'exercer réellement le pouvoir, il faut faire sauter le plafond de verre et tendre vers les 50%. Dans ce contexte, il devient alors important de rassembler davantage et donc de gommer les aspérités.

Quel était le contexte politique au moment du dérapage, et quel impact ce dernier a-t-il pu avoir ? Jean-Marie Le Pen a-t-il pu en profiter ?

"Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n'ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale." - septembre 1987

Vincent Tournier : Il y a certainement, dans cette déclaration, un mélange d’idéologie et de tactique, voire peut-être aussi de bonne foi car Jean-Marie Le Pen appartient à une génération pour qui la Seconde guerre mondiale ne se réduit pas à la Shoah. Quel est son degré d’antisémitisme ? Personne ne peut le dire. Lui-même se défend d’être antisémite et met au défi quiconque de prouver le contraire. Il est vrai que ses propos tombent rarement dans un antisémitisme explicite. D’ailleurs, dans sa déclaration sur le détail, il ne nie pas l’existence des chambres à gaz, même si le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’envoie pas un message d’amour aux juifs. Cela étant, la vraie question est de savoir pourquoi Jean-Marie Le Pen fait cette déclaration, alors que l’antisémitisme a quasiment disparu de l’opinion publique et que la Shoah est devenue un événement structurant de la mémoire collective. N’était-ce pas suicidaire ? Rappelons que cette déclaration a provoqué le départ de quelques personnalités, notamment Yann Piat. Cela étant, Jean-Marie Le Pen n’est pas né de la dernière pluie. D’abord, il sait qu’une partie des cadres du parti est antisémite, donc attend des gages de sa part. Ensuite, il sait que son parti connaît des tensions internes. Grâce à la proportionnelle, le FN vient d’obtenir une trentaine de députés à l’Assemblée nationale. Mais ce succès est-il durable ? Jean-Marie Le Pen anticipe une trahison de ses cadres, dont il se doute bien qu’ils vont être tentés par les sirènes d’une carrière politique dans les partis de droite traditionnels. Avec l’affaire du détail, il cherche à instaurer une ligne de démarcation, il rend son parti infréquentable. Cette stratégie de l’infréquentabilité lui permet d’éviter une hémorragie de ses élites, mais elle a un coût puisqu’elle va instaurer une barrière pour les électeurs qui, bien que proches de ses idées, refuseront de voter pour lui.  

" M. Durafour et Dumoulin, obscur ministre de l'ouverture, dans laquelle il a d'ailleurs immédiatement disparu, a déclaré : "Nous devons nous allier, aux élections municipales, y compris avec le Parti communiste, car le PC, lui, perd des forces tandis que l'extrême droite ne cesse d'en gagner." M. Durafour-crématoire, merci de cet aveu !" - 2 septembre 1988

Vincent Tournier : On est dans la continuité de l’affaire du détail, mais le contexte est un peu différent. François Mitterrand vient d’être réélu à la présidence de la République, mais le PS n’a pas la majorité absolue à l’assemblée nationale. Il doit passer une alliance avec les centristes, ce qui amène Michel Rocard à intégrer dans son gouvernement quelques personnalités de l’UDF, dont Michel Durafour, nommé ministre de la fonction publique. A l’époque, la gauche rocardienne développe un projet gouvernemental qui est très loin de la "rupture avec le capitalisme" de 1981. Le discours antifasciste n’en prend que plus d’importance : il devient le ciment de la gauche. Michel Durafour appelle à "exterminer le Front national", et c’est ce qui provoque le calembour de Jean-Marie Le Pen. Le jeu de mot est-il de nature antisémite ? Avec le recul, l’accusation est un peu spécieuse. On remarque d’ailleurs que les tribunaux ont eu du mal à trancher : une première cour d’appel va le relaxer, puis une seconde va le condamner. La polémique a surtout pris de l’ampleur parce que tout le monde y trouvait son intérêt : la gauche parce qu’elle cherchait à parler d’autre chose, le FN parce qu’il voulait éviter de disparaître de la vie politique (il a perdu tous ses députés).

"Dans le Marais de Paris, on peut chasser le chapon sans date d'ouverture ou de fermeture, mais dans le marais de Picardie, on ne peut chasser le canard en février" - février 2007

Vincent Tournier : On est dans le contexte de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007. Nicolas Sarkozy occupe tout le terrain à droite. Il a lancé son grand meeting de campagne en janvier et affiche son ambition de plumer le Front national en droitisant son discours. Le FN voit bien que son électorat est en train de le quitter, ce qui va effectivement se produire puisque Jean-Marie Le Pen va perdre presque 7 points par rapport à 2002 (10,5% contre 17% en 2002). Jean-Marie Le Pen tente de sauver les meubles. Il sait que le parti des chasseurs de Jean Saint Josse a fait un bon score en 2002 (4,2%). Il tente donc de séduire cet électorat en jouant sur deux registres : celui de la virilité d’un milieu composé d’hommes plutôt conservateurs, celui de l’hostilité envers la réglementation européenne sur la chasse.

"Monseigneur Ebola" pour "régler" la problématique de la surpopulation mondiale et le "risque de submersion de la France par l'immigration"  - 20 mai 2014

Vincent Tournier : La situation est désormais différente. En 2014, cela fait maintenant trois ans que Jean-Marie Le Pen s’est éclipsé au profit de sa fille. Le FN est en pleine phase de renouveau et d’ascension. Marine Le Pen a fait un bon score à l’élection présidentielle et le FN poursuit sur sa lancée aux élections municipales de mars. Lorsque Jean-Marie Le Pen parle du virus Ebola,  on est à quelques jours des élections européennes, qui se tiennent le 25 mai. Le FN fait un très bon score puisqu’il atteint 25% des suffrages, devenant le premier parti de France. En adoptant une posture très cynique sur l’immigration et l’Afrique, Jean-Marie Le Pen réaffirme les fondamentaux du FN et renoue avec une rhétorique qui ne s’embarrasse pas des sensibilités contemporaines. A-t-il porté tort à son parti ou au contraire permis de concrétiser une dynamique de succès ? Il est difficile de trancher. Les sondages situaient le FN à 22-23%, ce qui veut dire que le FN a plutôt mieux réussi que ce qui était annoncé. De même, la liste conduite par Jean-Marie Le Pen a fait un très bon score dans le sud-est (28%). Cela dit, la liste de Florian Philippot fait un meilleur score dans la région Est (29%) et sa propre fille atteint 33% dans la région nord-ouest. On ne peut donc pas dire que les électeurs ont désavoué Jean-Marie Le Pen, mais on ne peut pas dire non plus qu’ils l’ont particulièrement soutenu. Mais sans cette déclaration, le FN aurait-il fait mieux ? C’est sans doute ce que pensent certains responsables du FN. Ils peuvent s’appuyer sur le fait que le FN ne faisait que 6% aux européennes de 2009. La stratégie de Marine Le Pen semble donc payante.

La "fournée" d’artistes - 7 juin 2014

Vincent Tournier : Lorsqu’on écoute cette interview, il est difficile de considérer que l’emploi du terme "fournée" ait été prémédité. Dans cet échange, Jean-Marie Le Pen s’en prend aux artistes qui attaquent durement le Front national, le comparant à Hitler et au nazisme, ce qui n’a pas beaucoup de sens. C’est lorsque le débat arrive sur les artistes qui ont menacé de quitter la France en cas de victoire du FN que Jean-Marie Le Pen lâche le mot "fournée". Faut-il analyser ce terme sous l’angle de l’antisémitisme ? Cela paraît forcé, presque dérisoire quand on compare avec les plaidoyers du rappeur Booba en faveur de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse. En tout cas, l’affaire prend de l’ampleur au sein du FN. Marine Le Pen parle d’une "faute politique", ce qui indique bien que le désaccord porte d’abord sur la stratégie. Une nouvelle génération de dirigeants a pris le contrôle de l’appareil et entend désormais tourner la page. Pour eux, le seul obstacle qui empêche le FN de progresser davantage, c’est Jean-Marie Le Pen lui-même. Ils ont sans doute raison. Mais ils sous-estiment un autre risque : si le FN se banalise trop, les partis de droite auront plus de facilités pour attirer dans leur camp les élus ou les candidats frontistes. La tentation de quitter le FN risque d’être d’autant plus forte que les cadres du FN surestiment la marge de progression électorale du FN. On en a eu la démonstration lors des dernières élections départementales : au second tour, le FN attire mal les électeurs de la droite traditionnelle, ce qui le fait échouer systématiquement en dépit de ses bons scores du premier tour. Ce scénario risque de se répéter aux régionales de 2016. La déception  des cadres du FN sera donc grande, ce qui les conduira à accepter plus facilement de changer de parti. Bref, la stratégie de la banalisation est à double tranchant.

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