1 300 espèces menacées : comment les oiseaux sont en train de disparaître dans l'indifférence générale<!-- --> | Atlantico.fr
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Les aigles font partie des espèces menacées
Les aigles font partie des espèces menacées
©Reuters

Atlantico Green

Le manque de nourriture et les pesticides sont en partie responsables de la disparition des oiseaux.

Luc Semal

Luc Semal

Luc Semal est maître de conférences en Science politique (Cesco-Muséum National d'Histoire Naturelle), chercheur associé au Ceraps (Université Lille 2) et enseignant à Sciences po Lille et Sciences po Paris. Ses recherches portent principalement sur la théorie politique verte (green political theory), l’écologie politique (décroissance, transition, développement durable), la sociologie des mobilisations environnementales, les politiques de biodiversité et les sciences de la conservation.

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Atlantico : Depuis plusieurs années, les rapports sur la disparition des oiseaux se multiplient (lire un exemple ici). Sont-ils trop alarmistes, ou au contraire devrions-nous les prendre plus au sérieux ? 

Luc Semal : Ces rapports rendent compte d’un phénomène objectivement observable, à savoir une baisse préoccupante des effectifs de nombreuses espèces d’oiseaux, dans de nombreuses parties du monde. Ils montrent que ces baisses d’effectifs ont conduit à des disparitions d’espèces, continuent à le faire et vont continuer à le faire. Ils méritent donc assurément d’être pris au sérieux.

Quant à savoir s’ils sont alarmistes, tout dépend de ce que l’on entend par ce mot. Ils ne sont pas alarmistes au sens courant, péjoratif du terme, qui réduit l’alarmisme à une tournure d’esprit systématiquement négative et apeurée. En revanche, ils tentent effectivement de nous alerter sur l’ampleur et la gravité d’un phénomène difficilement observable dans la vie quotidienne, quoique bien réel. Il est difficile d’observer par nous-mêmes que nous voyons moins d’oiseaux autour de nous qu’il y a dix, vingt ou trente ans, et heureusement que ces rapports sont là pour nous aider à en prendre conscience. C’est une forme d’alarme.

Le nombre d'oiseaux en voie de disparition augmente t-il ? Quelles en sont les causes ? 

Globalement, oui. Il faudrait évidemment prendre le temps de détailler, car les efforts de conservation menés depuis quelques décennies ont permis d’améliorer la situation de certaines espèces – par exemple celle du faucon pèlerin, qui avait presque disparu de France dans les années 1970, à cause de la pollution au DDT qui s’accumulait dans son corps et fragilisait la coquille de ses œufs.

Mais ce genre de belles histoires ne devrait pas détourner notre attention de la tendance générale, qui est plutôt à l’augmentation du nombre d’espèces d’oiseaux en voie de disparition. Cette tendance s’explique par plusieurs facteurs dont les effets se cumulent : la destruction et la fragmentation des habitats naturels, nécessaires à de nombreux oiseaux pour se nourrir et se reproduire, notamment lorsqu’ils sont sensibles au dérangement ; certaines évolutions des pratiques agricoles ; la pollution par les pesticides et la raréfaction des insectes ; l’introduction d’espèces non indigènes dans les milieux insulaires ; les premiers effets du réchauffement climatique ; etc. C’est généralement le cumul de plusieurs de ces facteurs qui peut finalement se révéler fatal pour telle ou telle espèce.

Et tous ces facteurs découlent eux-mêmes de la phénoménale accélération, au cours des deux derniers siècles, et plus encore au cours des soixante dernières années, de la croissance de la population humaine et de ses activités. En ce sens, l’augmentation du nombre d’espèces en voie de disparition est l’un des symptômes de cette époque géologique nouvelle que l’on appelle l’Anthropocène. Avec la puissance des énergies fossiles, l’humanité – ou du moins sa partie la plus riche – serait devenue capable de rivaliser avec les forces géologiques, au point de pouvoir bouleverser le climat et de précipiter l’extinction de nombreuses espèces.

Existe-t-il différents stades dans la disparition des espèces ? Comment sait-on si une espèce est en voie de disparition ou d'extinction ? 

On parle généralement de disparition lorsqu’une espèce n’existe plus en un endroit donné, tout en existant encore ailleurs : par exemple, le loup avait disparu de France, mais il en restait d’importantes populations au-delà des frontières – et c’est justement pourquoi des loups italiens ont pu revenir en France dans les années 1990. En revanche, quand une espèce n’existe plus nulle part, on parlera plutôt d’extinction. Chronologiquement, l’extinction vient généralement clore une longue liste de disparitions locales.

On peut évidemment dater une extinction, si l’on sait quand est mort le dernier représentant de cette espèce. Mais il est plus intéressant de regarder cette date comme l’aboutissement d’un processus d’extinction, au cours duquel se réduisent tant les effectifs de l’espèce que leur aire de répartition. L’aspect vicieux de la chose est que ce processus peut être long, et passer relativement inaperçu en l’absence de suivi scientifique : chaque disparition locale risque de n’être regardée que comme une perte minime pour l’espèce, potentiellement réversible ou compensable. C’est donc plutôt la dynamique générale des populations qui devrait retenir notre attention, en réinscrivant toute disparition locale dans la tendance générale de l’espèce : participe-t-elle à un processus d’extinction ?

On sait clairement qu’une espèce est en voie d’extinction lorsque beaucoup de ses populations locales ont disparu, et que rien n’indique que cette tendance soit en passe de s’inverser. Et cela d’autant plus que les dernières populations seront particulièrement sensibles aux aléas qui, normalement, ne suffiraient pas à balayer une espèce – une épizootie, une catastrophe naturelle, une guerre à proximité de la réserve, etc. En Nouvelle-Zélande, les populations de kakapos – un magnifique perroquet terrestre au plumage vert – sont passées de quelques dizaines à quelques centaines au cours des dernières décennies : la tendance est donc bonne, mais l’espèce reste si rare et vulnérable qu’elle demeure en danger critique d’extinction.

Avons-nous connaissance d'espèces d'oiseaux qui se seraient éteintes ? 

Oui, beaucoup, notamment dans les îles. Le plus connu est probablement le dodo, qui vivait sur l’île Maurice. Mais il y en a des dizaines d’autres, notamment dans les archipels qui abritaient beaucoup d’espèces endémiques, c’est-à-dire qui n’existaient nulle part ailleurs et qui avaient évolué à l’abri des prédateurs continentaux. De nombreuses espèces et sous-espèces se sont ainsi éteintes à Hawaï, dans les Mascareignes, en Nouvelle-Zélande, etc. Et d’autres sont probablement en train de s’y éteindre.

Sur les continents, les extinctions d’oiseaux ont été moins nombreuses, mais il y en a eu. En Europe, la dernière a été celle du grand pingouin : jusqu’au XVIIIème siècle environ, on pouvait l’observer sur les côtes canadiennes, groenlandaises, scandinaves, britanniques… où il était souvent chassé pour sa viande, sa graisse, ses œufs ou ses plumes. Mais à mesure que le trafic maritime augmentait dans l’Atlantique nord, les chasseurs sont allés chercher les grands pingouins jusque sur les îlots les plus escarpés. Ces oiseaux ont ainsi été poursuivis partout où ils nichaient, et le dernier couple a été tué au large de l’Islande, en 1844.

Une autre espèce européenne a peut-être disparu plus récemment : le courlis à bec grêle, qui niche ou nichait quelque part en Russie et hivernait au Maghreb. Il faisait régulièrement halte en Europe, et même en France lors de ses grandes migrations, et n’était pas particulièrement rare au début du XXème siècle. Mais les observations se sont réduites à peau de chagrin dans les années 1980 et 1990, avant de totalement s’arrêter au début des années 2000. Si l’espèce n’est pas encore éteinte, le processus d’extinction est tellement avancé qu’il paraît déjà irréversible. Mais peu de gens se préoccupent du courlis à bec grêle, comme si l’on avait déjà oublié qu’il avait un jour été abondant. Comme pour le grand pingouin, c’est une forme de normalisation rampante : on s’habitue à son absence au point d’oublier qu’il a un jour été présent.

Quelles peuvent être les conséquences de la disparition de ces espèces ? 

A court et moyen terme, les raréfactions, disparitions et extinctions d’espèces contribuent à un processus d’homogénéisation biotique : partout ou presque, les espèces les plus vulnérables voient leurs effectifs décliner, et sont remplacées par un petit nombre d’espèces généralistes que l’on retrouve partout – les merles noirs, les mésanges charbonnières, etc. Beaucoup des espèces qui existent encore en France à l’heure actuelle ont virtuellement disparu pour le grand public, qui n’a aucune chance de les croiser…

Les espèces généralistes sont passionnantes, et certaines sont magnifiques, mais on peut se demander ce que l’on perd si elles devaient être à terme les seules à subsister dans notre monde. Perdre une espèce, c’est perdre quelque chose d’autre qui nous préexistait et que nous aurions pu apprendre à connaître, à aimer, à détester… C’est toujours une perte esthétique, qui appauvrit notre existence en nous privant d’une rencontre. Certains éthiciens assument aussi un point de vue plus instrumentaliste, en affirmant que chaque espèce constitue une richesse potentielle, par exemple dans le cadre d’éventuels usages pharmaceutiques ou éco-touristiques. D’autres insisteront plutôt sur la valeur intrinsèque de l’espèce éteinte, en disant que l’évidence de son existence suffisait à lui conférer le droit d’exister, en soi et pour soi.

Enfin, là encore, il faut réinscrire chaque extinction ou disparition dans le phénomène de grande ampleur qu’est la sixième extinction de masse. Cela signifie que le cumul des extinctions finit lui-même par poser problème. La disparition de nombreuses espèces d’oiseaux des champs, qui sont des auxiliaires des cultures, pourrait par exemple accroître la présence des insectes ravageurs. Tout cela est très délicat à anticiper, d’autant plus que l’homogénéisation biotique ne concerne pas seulement les oiseaux… La disparition des oiseaux n’est que l’une des facettes les plus documentées d’une érosion massive de la biodiversité globale dont, finalement, nous dépendons.

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