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Enfants dessinant sur un mur lors d'un cours d'éveil.
Enfants dessinant sur un mur lors d'un cours d'éveil.
©Reuters

Bon chic, bon genre

Plutôt que d'investir en force cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l’enfant, l'école ferait bien de se préoccuper des stéréotypes qu'elle véhicule en son propre sein et commencer par enseigner aux enfants des valeurs universelles telles que la liberté individuelle ou l’égalité en droit de tous les citoyens.

Ali Devine

Ali Devine

Ali Devine est professeur d'Histoire dans un lycée de banlieue parisienne. Il anime un blog éponyme, incandescent et iconoclaste.

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Il y a 131 ans déjà, le Ministre de l’Instruction publique adressait aux instituteurs unelettre devenue fameuse, dont voici un extrait :

"Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant." (C’est évidemment moi qui souligne in fine).

En d’autres termes, il est juste que l’école républicaine enseigne aux enfants qui lui sont confiés un corpus de valeurs absolument consensuelles, telles que la liberté individuelle ou l’égalité en droit de tous les citoyens (ce à quoi Jules Ferry aurait certainement ajouté le goût de l’effort, la nécessité de récompenser les plus méritants et de punir les fauteurs de trouble ou bien encore les devoirs envers la patrie). Mais elle n’a pas le droit de prêcher aux élèves ce qui pourrait causer le scandale chez certains d’entre eux. Peut-être ceux qui protestent alors le font-ils au nom de représentations archaïques et blâmables ; il n’en demeure pas moins que leur protestation est légitime : ce n’est pas pour cela qu’ils envoient leurs enfants à l’école, pas pour cela non plus qu’ils contribuent à la financer de leurs impôts. Tenus à l’écart de l’école dans l’intérêt même de leurs enfants, les parents sont néanmoins respectés dans le pluralisme de leurs opinions philosophiques, éthiques et religieuses.

La « lettre aux instituteurs » de Jules Ferry n’est certes pas un texte sacré que nous serions tenus d’ânonner dans un système scolaire devenu très différent de celui qu’il a fondé dans les années 1880. Mais je dois dire que je me trouve beaucoup plus d’affinités avec les paroles pleines de modération que l’on vient de lire, qu’avec la conception défendue par Vincent Peillon peu de temps après son arrivée rue de Grenelle: « Pour donner la liberté du choix, » déclarait-il alors, « il faut être capable d'arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix. » Propos d’autant plus surprenants que M. Peillon confesse une vive admiration pour son lointain prédécesseur.

Comme professeur d’éducation civique dans un collège de Seine-Saint-Denis –et cela remonte à bien avant l’arrivée de M. Peillon aux affaires-, j’ai souvent été consterné par les mièvreries bien pensantes que l’on me demandait d’enseigner aux élèves. De toute façon la médiocrité de notre cadre de travail démentait tout ce que je pouvais leur raconter par ailleurs : il est délicat de parler de la nécessité de l’impôt quand les murs de la classe matérialisent une pénurie sordide, difficile de faire l’éloge du savoir quand les conditions concrètes de sa transmission ne sont pas réunies, compliqué de décrire un État protecteur à des élèves qui voient chacun de leurs cours saboté par une poignée de crétins, impossible de faire croire à la fable du vivre-ensemble quand tous les adultes de l’établissement partagent le rêve de partir-loin. Mes collégiens n’étaient pas bêtes, ils faisaient leurs petites observations. Quelles discussions anarchiques et passionnées nous aurions pu avoir au sujet des ABCD de l’égalité ! Ils leur auraient fourni un exemple superbe de ces paradoxes où l’Etat, le grand Moralisateur, ne cesse de se débattre depuis qu’il a décidé de dépasser Jules Ferry pour investir en force « cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. »

La volonté affichée de lutter à l’école contre les stéréotypes de genre est en effet bien étrange parce qu’elle s’exerce dans un domaine où le stéréotype est organisé par l’Etat. On vient expliquer aux petites filles qu’elles peuvent devenir grutières si elles le souhaitent, aux petits garçons qu’ils ne doivent pas s’interdire la carrière de sage-femme, alors qu’ils sont pris en charge par uncorps enseignant féminisé à 82 % (le mouvement est en cours et pourrait bien s’accentuer au cours des prochaines années).

Les enquêtes qui ont été menées à ce sujet pointent à peu près toutes les mêmes causes : la lente dégradation salariale et symbolique du métier d’enseignant décourage les candidatures masculines, qui s’orientent en priorité vers d’autres secteurs de la fonction publique ou vers le privé, tandis que les femmes sont plus enclines à accepter les servitudes d’un métier choisi par vocation, qui leur permet par ailleurs de concilier vie professionnelle et vie privée, et qui n’apporte dans un certain nombre de cas qu’un revenu d’appoint à leur ménage.

La question tant rabâchée de « l’égalité fille-garçon » paraît donc se poser ici avec acuité, à plus forte raison si on lève un peu les yeux pour envisager la hiérarchie des enseignantes du primaire : les hommes, qui ne sont donc que 18 % à la base, comptent pour près de 30 % des directeurs d’école ; ils sont vraisemblablement 50 % au moins parmi les IEN(inspecteurs) ; et ils sont douze sur seize au sein de lacommission de l'IGEN en charge du primaire(l’Inspection générale de l’éducation nationale est un corps placé sous l’autorité directe du ministre, dont le rôle consiste à évaluer les méthodes et les politiques éducatives). Précisons que le doyen de ladite commission est bien entendu un homme, tout comme les vingt-neuf ministres de l’Education nationale qui se sont succédés rue de Grenelle depuis l’avènement de la cinquième République.

Face à un pareil déséquilibre, deux attitudes paraissent possibles.

Soit on admet qu’il n’y a pas de problème, que la très forte surreprésentation des femmes parmi les professeurs des écoles n’empêche pas ces derniers d’accomplir de l’excellent travail, et que la nette prépondérance des hommes dans les fonctions de commandement n’empêche pas ces derniers de prendre d’excellentes décisions. Il faut alors se demander à quoi peut bien rimer le cirque des ABCD de l’égalité, et leur volonté de dégenrer les choix de carrière.

Soit on considère que cette organisation manifestement sexiste de l’enseignement primaire –les femmes au charbon, les hommes dans les bureaux- offre aux enfants un raccourci saisissant des inégalités à l’œuvre dans notre société, et un exemple assez détestable de double discours de la part de l’Etat. Il faut alors agir, rectifier par des décisions énergiques ce système injuste ; et agir ne signifie pas en l’occurrence entreprendre un fumeux et contestable « travail sur les mentalités » dont les effets éventuels ne pourront être perçus avant une quinzaine d’années. Non, il faut, si l'on se place dans cette optique volontariste, modifier le recrutement par la mise en place d’une franche discrimination positive (favoriser les candidatures des hommes à la base et des femmes au sommet), et accomplir un effort considérable sur les rémunérations : rappelons que les enseignants du primaire en France ont perdu environ 8 % de leur pouvoir d’achat entre 2000 et 2010 et qu’ils sont moins bien payés que la moyenne de leurs collègues de l’OCDE (tout en passant plus d’heures devant leurs élèves). Il est assez probable qu’un « choc salarial » serait de nature à susciter des vocations, en particulier masculines. M. Peillon a fait un minuscule pas dans cette direction en reconnaissant peu après sa prise de fonctions qu’il « serait digne de les payer mieux [les enseignants] si nous en avions les moyens », et en annonçant, au mois de juin 2013, le versement d’une indemnité de 400 euros bruts annuels (financée pour l’essentiel par la suppression d’une autre indemnité).

Mais ce n’est évidemment pas cela qui suscitera des vocations. Et en attendant que des décisions énergiques soient prises pour inverser le mouvement simultané de paupérisation et de féminisation du métier d’enseignant, les initiatives du type de celle que l’on expérimente en ce moment doivent être entendues comme du pipeau tout pur. On explique à Etienne et Chloé que leur sexe ne les prédestine à rien de particulier. Mais depuis la petite section de maternelle ils n’ont eu que des maîtresses. Chloé risque fort d’en tirer la conclusion que ce métier est fait pour elle, et Etienne que professeur, c’est vraiment un truc de meufs.

Cette crapule d’Etienne pourrait même en arriver à un rejet plus général du savoir académique et de l’institution scolaire (surtout s’il est issu d’un milieu modeste, car la féminisation du corps enseignant accentue le décalage social entre les élèves et leurs maîtres) : la connaissance et l’autorité étant incarnées de façon quasi-exclusive par des figures dans lesquelles il ne peut se reconnaître pleinement, il sera tenté de se construire en marge de l’école, voire contre elle. On dit aux garçons qu’ils ont le droit de s’identifier à la princesse de l’histoire, et qu’ils ne doivent pas avoir honte de jouer à la poupée. Il faudrait aussi leur expliquer pourquoi une institution apparemment si bienveillante à leur égard, si désireuse d’élargir le champ de leurs possibilités, les entraîne à l’échec dans de si fortes proportions. Les garçons sont en effet surreprésentés dans TOUTES les statistiques de l’échec scolaire : ils sont 23 % à éprouver des difficultés en lecture à leur entrée en sixième (contre 14,9 % chez les filles) ; ils représentent 80 % des élèves punis au collège ; ils sont plus nombreux à échouer au brevet (18,2 %, contre 12,4 % pour les filles) ; ; ils représentent 60 % des « décrocheurs » dans l’enseignement secondaire, alors qu’ils n’y comptent que pour 48 % des élèves. En 2012, 86,7 % des candidates au bac ont réussi cet examen, contre 82,3 % des candidats. Les garçons sont évidemment majoritaires parmi les « sortants précoces », c’est à dire parmi les 18-24 ans n’ayant acquis aucun diplôme (en dehors du brevet) et qui ne suivent ni études ni formation. Les filles tirent donc globalement un bien meilleur parti de leur passage par l’école que les garçons.

M. Peillon, Mme Vallaud-Belkacem s’empresseraient de compléter cette phrase : « …et pourtant, les femmes continuent d’exercer les professions les moins bien rémunérées et les plus déconsidérées, et elles sont moins nombreuses dans les lieux de pouvoir ! C’est bien la preuve que les compétences qu’elles ont acquises et dont leurs diplômes attestent ne leur servent à rien tant que le sexisme domine dans notre société. » Admettons ; mais qu’est-ce que l’école peut bien faire pour lutter contre les discriminations dont les femmes sont victimes dans le monde professionnel, c'est-à-dire en dehors d’elle ? Ne ferait-elle pas mieux de traiter d’abord les inégalités qui existent en son sein ? Et dans l’affirmative, la question de genre ne doit-elle pas être posée en priorité au sujet de l’échec scolaire massif des malheureux porteurs du chromosome Y ? Une institution fortement féminisée, et quasiment maltraitante à l’égard des garçons, ne paraît pas la mieux placée pour lutter efficacement contres les inégalités liées au sexe.  

Cet article est précédemment paru sur le blog d'Ali Devine

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