Les sociétés occidentales sont-elles devenues tellement complexes que les gouverner dépasse le seuil de compétence des élus (et des électeurs) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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François Hollande à Dijon, en 2012, dans un PC sécurité.
François Hollande à Dijon, en 2012, dans un PC sécurité.
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Le philosophe américain Michael Huemer, dans son essai "éloge de la passivité", affirme que les sociétés modernes sont devenues trop complexes pour êtres gouvernables avec discernement. Plutôt que d'agir à l'aveugle et par idéologie, il conseille aux politiques d'adopter une attitude "passive", pour arrêter les dégâts.

Michael Huemer, Professeur de philosophie de l’Université du Colorado vient de publier un court essai intitulé « In Praise of Passivity », ou « éloge de la passivité ». Huemer met directement en cause l’ignorance du public, des politiques, et des experts, dans nos sociétés libérales. La complexité de ces sociétés, couplée à un débat dominé non pas par la connaissance mais par l’idéologie, aboutirait à un système irrationnel. L’auteur demande en conséquence que les politiques essayent simplement de ne pas faire de mal, d’être passifs. Extraits.

« Electeurs, activistes, et leaders politiques actuels sont dans la position de médecins médiévaux. Ils ont des théories simples, « préscientifiques » à propos du fonctionnement de la société et des problèmes sociaux, pour lesquelles ils dérivent une variété de remèdes aussi inefficaces que dangereux. La société est un mécanisme complexe dont l’amélioration, si elle est possible, nécessite une compréhension précise et détaillée que personne ne détient aujourd’hui. Aussi insatisfaisant que cela puisse paraître, la voie la plus sage pour les politiques serait simplement d’arrêter d’essayer de régler les problèmes de la société »

« Je ne nie pas que avons un importante connaissance politique. Nous savons que l’esclavage est injuste, que la démocratie est supérieure à la dictature, que la torture est toujours une erreur, que le libre marché marche mieux que la planification communiste. Chacun de ces points est important, chacun a pu permettre d’améliorer la condition humaine. Mon point de vue est simplement que cette connaissance est très limitée. (…) Des gens peuvent défendre une réforme avec véhémence alors qu’ils n’ont aucune connaissance précise du sujet. (…). Nous défendons des positions idéologiques sur la base de vagues affirmations controversées. Les experts, les politiques et le public savent quelque chose de la politique, mais beaucoup moins qu’ils ne le croient »

« Un politique peut avoir une forte motivation de connaitre quelle position est populaire parmi les électeurs. Mais cela est très différent que de découvrir quelle politique est réellement la meilleure »

« L’évidence manifeste de l’ignorance humaine et de son irrationalité dans l’arène politique est un défi à la sagesse populaire. Le manque de conscience de faits politiques simples, pour ne rien dire des connaissances les plus sophistiquées qui seraient nécessaires pour résoudre des questions politiques, fait que la plupart des gens ne peuvent pas faire mieux que deviner ce qu’ils font en votant. Loin d’être un devoir civique, la volonté d’influencer une politique publique sur la base de telles devinettes arbitraires est simplement injuste et socialement irresponsable. Nous n’avons pas plus de raison de penser que les leaders politiques ou les activistes seraient plus à même d’en savoir plus sur des points controversés, ceux qui sont les plus actifs politiquement sont souvent ceux qui sont le plus guidés idéologiquement, c’est-à-dire précisément les moins à même d’identifier une réalité sur un point controversé, et donc encore moins capables que la moyenne à identifier une politique vraie. Dans la plupart des cas, les leaders politiques et les activistes agissent de façon irresponsable et injuste lorsqu’ils essayent d’imposer leurs solutions à des problèmes sociaux au reste de la société. ».

Nicolas Goetzmann

Atlantico : Les sociétés modernes seraient devenues si complexes que les gouverner ne serait plus dans les compétences des élus. Partagez-vous ce constat de la complexification des sociétés ?

Pierre-Henri Tavoillot : Je suis d’accord avec le diagnostic de complexification, mais non avec le simplisme de la thérapie. Du côté de la complexité sociale, il y a à l’œuvre un processus de bureaucratisation fort bien décrit (et depuis longtemps par Max Weber, entre autres) : la rationalisation de la politique entraîne une multiplicité d’acteurs, de niveaux, de lois et de règlement, mais aussi la fragmentation des domaines. Qui peut prétendre aujourd’hui avoir un « point de vue global sur la société »?

L’idée initiale — qui est celle des Lumières — est qu’il fallait savoir pour pouvoir : savoir le nombre de soldats potentiels, le montant acceptable d’impôts, … Mais, et c’est tout le paradoxe, ce savoir produit aussi de l’impuissance. Quand vous savez que la construction d’une autoroute va empêcher la migration des grillons verts à tête rose, allez-vous encore construire l’autoroute ?  Nietzsche en avait tiré de paradoxe cette conséquence frappante bien avant votre universitaire américain : « La connaissance tue l’action ; pour agir les yeux doivent se voiler d’un bandeau d’illusion ».

Je ne partage pas cette solution, car la véritable sagesse politique me semble devoir se prémunir aussi bien de l’espoir fou de « tout changer » que du fatalisme de « tout laisser faire ». L’une et l’autre constituent, à mon sens, une dissolution du politique : dans la science pour le premier, dans la nature brute pour le second. Entre les deux, il y a la politique ; et sa complexité n’a rien de nouveau : il suffit de lire les traités antiques du chinois Han Fei Zi, du grec Xénophon ou de Richelieu pour s’en convaincre !

Michel Wieviorka : Oui, les sociétés contemporaines sont plus complexes que les sociétés antérieures, c’est évident. Personne ne contestera le diagnostic. Mais de là à dire que les élus sont moins compétents pour gouverner, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir trop vite.

D’une part, le monde devient certes plus complexe, mais les élus peuvent acquérir des compétences considérables, peut-être plus facilement que dans le passé. Ils disposent de nombreux outils, d’informations, et de leur expérience d’élu local. Un sénateur maire, par exemple, a une connaissance du social qu’il a pu acquérir de façon très approfondie, sur le terrain, dans sa ville. Il peut avoir bien plus d’expérience que des sociologues qui contrairement à lui ne voient pas défiler, heure après heure dans leur permanence, leurs concitoyens.

D’autre part, le même sénateur-maire participe au Sénat à des réflexions, des débats nationaux, ce qui lui permet de circuler entre une connaissance de la complexité du local et une appréhension de la généralité nationale et mondiale. Les élus sont certainement mieux formés et informés que dans le passé.

La complexité de notre vie collective s’accompagne d’une capacité croissante à penser en termes de complexité. Nous avons de nouveaux outils d’analyse, nous avons accès à des informations qui nous savons traiter avec des instruments inédits. L’affaire Snowden a mis en lumière la façon dont l’administration américaine utilise les Big Data rassemblées par des entreprises comme Facebook, et analyse presque au cas par cas la manière dont les individus réfléchissent, se comportent. Oui, le monde est complexe mais nos outils pour l’aborder se sont aussi complexifiés. De plus, nos sociétés sont de plus en plus réflexives, soucieuses de se comprendre elles-mêmes. Certes, les données sont souvent très nombreuses et écrasantes par rapport à l’usage que le politique sera capable d’en faire. L’important est donc précisément l’intelligence de traiter ces données, être capable de trouver les informations pertinentes dans la masse des données.

Il y a encore 30 ou 40 ans, la recherche historique reposait sur un travail extrêmement fastidieux de lecture de données. Un historien pouvait passer 10 ans de sa vie à étudier les prix du blé à telle époque et dans telle région. Aujourd’hui, si les données sont numérisées, il trouve l’information en quelques clics sur son ordinateur. L’information du politique est elle aussi facilitée. A lui de poser ensuite les bonnes questions.

En un mot : notre capacité à aborder la complexité s’est accrue en même temps que les sociétés se complexifiaient ! Les hommes politiques disposent de sondages qui leur indiquent l’état de l’opinion au jour de jour, peuvent commander des rapports, des audits, lancer des missions. Ce n’est pas la complexité de nos sociétés qui explique la crise de la représentation politique actuelle. Le problème est à aller chercher ailleurs.

Nicolas Goetzmann : Sur le constat de la complexité de la société, il serait difficile de ne pas l’accepter. Par contre, il est évident que Huemer traduit une forme de renoncement face aux politiques publiques, qui est simplement impossible. Huemer titre son essai comme un « éloge de la passivité », mais cela n’est, à mon sens, pas justifié puisqu’il défend une vision qui est simplement inversée. Selon lui les politiques feraient mieux de s’attarder sur les éventuelles conséquences de leurs actes, c’est-à-dire qu’ils doivent faire tout leur possible pour au moins ne pas faire de mal. C’est une forme de destruction de l’idéologie que Huemer propose, mais pas réellement de la passivité. Il envisage donc une reforme non pas par son objectif, mais par ses éventuelles conséquences négatives. De plus, Huemer ne fait pas que critiquer les élus, mais également les experts, et les électeurs.  C’est la responsabilité de chacun qui est engagée ici.

Eric Verhaeghe : Je suis partagé sur le sujet. Incontestablement, il existe une "technicité" de la société. Pour la comprendre, il faut connaître une multitude de règles, de principes, de lois, qui la rendent extrêmement opaque. En même temps, ces règles n'ont rien d'obligatoire. Elles sont le produit d'une invention libre de l'homme. De ce point de vue, la technicité de la société n'est pas nouvelle.

Déjà dans l'entre-deux-guerres, le philosophe allemand, mis à la retraite par les nazis parce que Juif, Edmund Husserl, avait parlé d'une crise des sciences occidentales sous un excès de technique. La domination de la société démocratique par les techniciens est un vieux cheval de retour que les partisans du totalitarisme mettent en avant pour justifier la fin de la démocratie. Ce dilemme n'est vraiment pas nouveau. Le fait qu'il revienne montre que nous partageons quelque chose de particulier avec le débat public des années 1930. Comme dans les années 1930, ce débat se mélange à une faillite des élus, qui est réelle. Aujourd'hui, les élus sont choisis pour leur docilité vis-à-vis du parti qui les investit. Docilité rime souvent avec incompétence et intolérance. Regardez Najat Vallaud-Belkacem, et vous comprendrez que ce débat mérite d'être ouvert. En même temps, je pense qu'il est différent de la question de la technicité politique. On pourrait tout à fait recruter des élus compétents.

A quels exemples pensez-vous qui viendraient attester de l'ignorance des dirigeants à l'égard des mécanismes qui régissent la chose publique ? Qu'est-ce qui prouve que les dirigeants politiques ne sont effectivement plus à la hauteur de l'enjeu ?

Michel Wieviorka : L’ignorance des hommes politiques existe, mais elle ne s’explique pas par la complexité de la société. Elle s’explique d’avantage par une incapacité à entendre ou percevoir ce qui se passe. En voici un exemple très politique : pendant la campagne présidentielle 2012, Marine Le Pen s’est approprié le thème des « oubliés » et des « invisibles ». Les ouvriers, qui 50 ans plus tôt étaient le centre de la terre, le cœur de la vie collective, étaient devenus invisibles. Suite aux changements économiques, à la désindustrialisation, à leur désir de quitter les HLM pour s’installer dans des lotissements en zone périurbaine, ils se sont éloignés des villes, et ainsi de toute visibilité. Brusquement, ils réapparaissent dans le discours politique par l’extrême droite.

Il est très intéressant de voir comment ces mécanismes - que pourtant les sociologues, les géographes, les économistes peuvent très bien analyser - n’ont pas été pris en compte dans le discours politique pendant les décennies. Il faut donc s’interroger non pas tant sur la capacité technique à connaitre les phénomènes, mais sur la volonté politique d’aborder le social. La classe politique n’a pas les catégories pour penser les changements. Le problème vient d’une inadéquation entre les élites politiques et la société. Les élites font trop confiance à leur savoir technocratique, venu d’en haut, et se concentrent trop sur les calculs politiciens. C’est vrai dans le monde entier. La classe politique est en retard par rapport à la formidable mutation dans laquelle nous sommes entrés depuis le milieu des années 1970.

Nicolas Goetzmann : Aux Etats-Unis, le débat est assez rude entre démocrates et républicains sur les politiques fiscales. Ce qui est assez saisissant ; c’est de voir qu’aucun des deux bords ne semble comprendre ce qui est en jeu actuellement avec la Réserve Fédérale américaine, qui est en train de « faire le boulot » au niveau de l’emploi et de la croissance. Dans le même temps, les deux partis sont en train de se battre sur des questions complètement anecdotiques. Le public ne s’intéresse pas à la monnaie, les sujets politiques sont donc choisis pour cliver la société en deux camps. Et pendant ce temps, la réserve fédérale fait le travail. Le public, les experts de tous bords, et les politiques passent donc ici totalement à côté de l’essentiel. Mais le jeu politique est maintenu, ce qui donne une sensation de grand théâtre. Le même phénomène est bien évidemment à l’œuvre en Europe.

Pierre-Henri Tavoillot : Je ne me permettrai de mettre en doute la compétence de nos élus. Cet exercice relève du café du commerce. Ce qui me paraît plus intéressant est de percevoir que la prise de conscience de nouveaux enjeux est apparue. Un seul exemple, en 1983, un Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a été créé à partir du constat fait, par l’Assemblée nationale et le Sénat qu’ils n’avaient pas toujours les moyens d’apprécier la portée de dossiers très techniques. A lire les travaux de ce comité, composé de parlementaires qui n’étaient nullement des spécialistes, mais des « honnêtes hommes », mais qui se sont formés sur le tas, on est impressionné par leur qualité. Ce genre d’initiative me rend plutôt optimiste en la matière.

Eric Verhaeghe : Incontestablement, les faillites économiques auxquelles nous assistons témoignent bien de l'incompétence profonde des élus. La question de la réforme bancaire en est la preuve. En 2008, la planète a brûlé l'équivalent de 4.000 milliards de dollars de valeurs à cause d'une crise financière tout à fait prévisible et annoncée. Le fait de permettre aux banques de spéculer en s'appuyant sur la solvabilité des petits déposants est un sujet obscurément technique, mais en même temps un pousse-au-crime qui nous a valu la crise de 1929. Le fait que, 80 ans plus tard, on retrouve les mêmes ingrédient à l'origine de la même crise, est le signe que les élus ont failli. En France, dès 1984, les ingrédients réglementaires d'une "fusion nucléo-financière" ont été réunis par Pierre Bérégovoy. Le résultat, nous les connaissons. Et Pierre Moscovici, en 2013, a refusé de prendre les vraies mesures qui s'imposaient.

Michael Huemer en tire 5 conclusions : ne plus voter, ne plus chercher à résoudre les problèmes sociaux, affaiblir la démocratie et ne plus chercher à se battre pour ce en quoi on croit. Son analyse se justifie-t-elle ? Les quelques exemples récents d'absence temporaire mais prolongée de gouvernement au sens classique du terme (Belgique, Italie) viennent-ils la valider ?

Michel Wieviorka : La tendance générale de l’article est l’idée selon laquelle nous sommes en train d’entrer dans une phase de « post-démocratie ». Il faudrait l’accepter, abandonner la politique à des acteurs très limités - les médias, les instituts de sondage, et certains responsables - et pour le reste, laisser faire et nous occuper d’autre chose. La liberté d’opinion ne serait pas en cause, les droits élémentaires ne seraient pas en jeu : nous serions simplement sortis de la démocratie représentative. Cette idée est assez courante aujourd’hui : elle s’appuie sur le constat selon lequel les partis politiques en place dans le nombreux pays sont extrêmement critiqués, jugés peu crédibles, accusés de corruption, d’impuissance ou des deux à la fois.

Nous sommes bien face à une crise de la représentation politique, mais cela ne signifie pas du tout qu’il faille baisser les bras et inciter à la passivité politique.

Nicolas Goetzmann : Le cas de la France me semble encore plus révélateur. Lors du virage « social-démocrate » de François Hollande, il y avait une forme d’aveu : ce qui a été fait depuis l’élection présidentielle n’a pas fonctionné. Le « sociétalitarisme » a divisé la société, les réformes économiques ont eu des effets dévastateurs sur la croissance et sur l’image de la France, le constat est objectivement négatif depuis l’entrée en fonction. C’est-à-dire qu’une totale absence de réformes depuis deux ans aurait sans doute accouchée d’un pays dans un meilleur état. Ce constat la est insupportable à admettre mais il est difficilement contestable. Ce qui me semble faire résonner l’essai de Huemer avec le gouvernement actuel, c’est le lien idéologique. Les réformes les plus néfastes sont nées non pas de raisonnements parfaitement éprouvés; elles n’étaient que le fruit d’idéologies (taxe à 75% et autres). Le résultat est clair; le pays est à bout de nerfs.

Pierre-Henri Tavoillot : La Belgique et l’Italie ne sont pas les bons exemples ; si vous souhaitez parler d’une vraie absence de gouvernement, voire d’Etat, il faut aller au Mali ou en Centrafrique … Le libéralisme se distingue très nettement du libertarisme ou de l’anarchisme (qu’il soit de droite ou de gauche) sur ce point. Le premier considère qu’un Etat neutre, arbitre, limité, mais, le cas échéant interventionniste, est nécessaire, tandis que le second ne voit de salut que dans sa disparition pure et simple. Cela me paraît être une solution trop simple pour régler le problème de la complexité.

Eric Verhaeghe : Franchement, je n'aime pas ce discours. Que l'on constate que la démocratie représentative ne fonctionne plus me paraît de bon sens. Regardez Bartolone: cela fait plus de 30 ans que l'on confie à cet apparatchik la responsabilité de décider sur tout. Je parle de Bartolone parce qu'il fait régner la terreur en Seine-Saint-Denis, mais je pourrais parler d'Ayrault à Nantes. Allez à Nantes, et vous verrez que tous les patrons là-bas ont peur de se fâcher avec son équipe, parce qu'elle décide de tout localement, et a droit de vie et de mort sur les entreprises du coin. Ce système-là est mortifère, grotesque, et doit disparaître. Mais pas par excès de démocratie. Au contraire, parce qu'il s'agit d'une version dégradée de la démocratie. Tout cela plaide pour une nouvelle révolution démocratique que j'appelle la révolution liquide.

Quel modèle de gouvernement ce raisonnement dessine-t-il ? Dans ce contexte que signifie gouverner et à qui doit revenir la tâche de le faire ? Faut-il même changer de terme ?

Nicolas Goetzmann : Les gouvernements d’experts, Mario Monti en Italie par exemple, n’ont pas apporté de meilleurs résultats. Le système actuel bénéficie d’une légitimité, ce qui est bien l’essentiel. Même chose pour la commission européenne ou la Banque centrale européenne qui sont perçus comme les symboles du gouvernement des technocrates, on leur reproche bien plus ce manque de légitimité que toute autre chose. Le public est encore plus vigilant par rapport à cette question de légitimité que par rapport au bienfondé des politiques menées, que celles-ci soient objectivement bonnes ou néfastes. C’est la démocratie avant tout qui est souhaitée par le public. Les électeurs pardonnent beaucoup, il n’y a qu’à regarder le parcours de Sylvio Berlusconi pour rester en Italie mais nous ne pardonnons pas à la technocratie. Mario Monti avait fait 10% des voix lors des élections de février 2013 après son gouvernement « d’experts ».  

Michel Wieviorka : Les Français continuent à s’intéresser à la politique, et la politique se transformera quand les systèmes, les acteurs et les partis se transformeront.

En cette période de carence de la politique, on constate bien que certaines solutions ne fonctionnent pas : les solutions techniques, l’idée selon laquelle des experts, des économistes peuvent régler les problèmes de la société « par le haut ». Les exemples italien et grec sont des échecs. Même en France, trop de confiance est placée dans la technocratie, et dans l’ENA en particulier, au détriment d’une capacité à comprendre les problèmes du bas vers le haut, et non du haut vers le bas. En France de surcroit, l’Etat est très important, et la société est perçue comme secondaire par rapport à l’Etat : il s’agit donc d’une technocratie d’Etat. Les réponses technocratiques ne permettent pas de traiter efficacement les demandes de la société.

Depuis une quarantaine d’années, on a vu se développer des tentatives pour proposer une autre forme de démocratie que la démocratie représentative. Elles sont aux nombre de trois : la démocratie directe en vigueur en Suisse, la démocratie participative et la démocratie délibérative. La première fait appel au référendum,  la seconde permet aux citoyens de gérer par exemple une partie du budget municipal. La troisième permet, sur les enjeux importants, de créer les conditions pour éclairer la prise de décision le mieux possible, avec la mise en place de conférences du consensus, des conférences citoyennes : des lieux où débattent experts, politiques et citoyens. Elles peuvent être complémentaires.

Ni les solutions technocratiques ni les réponses post-démocratiques que propose Huermer ne sont satisfaisantes. Nous devrions plutôt repenser un élargissement de la démocratie, et plaider pour des acteurs politiques capables de penser la société et de se projeter vers l’avenir.

Pierre-Henri Tavoillot : Changer le mot (en gouvernance ?) ne changerait pas le problème. Je suis en train de travailler sur cette question passionnante : comment penser l’art politique à l’âge démocratique ? D’un côté, il semble avoir atteint une forme d’apothéose, puisque l’administration, les règles de droit, semblent faire marcher l’Etat tout seul : n’y aurait-il plus besoin d’art politique ? Mais, d’un autre côté, cet art politique semble devenu impossible pris qu’il est, à l’extérieur, dans des contraintes mondiales exorbitantes, et, à l’intérieur, dans les mailles d’une médiatisation frénétique. Entre l’efficacité bureaucratique et l’impuissance publique reste-t-il une place pour l’art de gouverner ? Eh bien je pense non seulement que oui, mais que les peuples des démocraties sont très attentifs à cette possibilité. Un seul indice : le succès des livres, films et séries racontant l’exercice « réel » du pouvoir, loin de tout exercice d’admiration ou de tout schéma paranoïaque me semble un signe fort dans ce sens.

Eric Verhaeghe : Je crois beaucoup à la transitivité des mandats, qui veut dire trois choses. Premièrement, ce n'est pas parce que vous avez un mandat que vous devez décider tout le temps. Le mandat peut être suspendu, modéré, modifié. Deuxièmement, le mandat peut être sectoriel. Vous pouvez élire un député pour trancher sur les sujets économiques, et considérer qu'il n'est pas compétent sur les questions de mariage homosexuel. L'idée que le mandat entraîne un bloc de délégation complète n'est probablement plus adaptée à notre monde. Ce n'est pas parce que vous approuvez un programme économique que vous approuvez les autres points du programme, en matière scolaire ou en matière morale. Troisièmement, ce n'est pas parce que vous n'avez pas de mandat que vous ne pouvez pas participer à certaines décisions, notamment celles où vous êtes compétent. Nous ouvrons là la question de la participation de la société civile aux décisions.

Ce modèle serait-il pour autant dénué d'effets pervers ? Le développement des think tanks, qui peut être considéré comme la marque de cette difficulté à comprendre la société, a-t-il ses limites ? Faut-il craindre le règne des experts ?

Pierre-Henri Tavoillot : Le développement des think tanks est en effet un signe puisqu’ils se développent à la frontière des mondes politique, économique, académique, médiatique, … Bref, à cheval sur la complexité des choses entre la réflexion, l’analyse et l’action, ou tout au moins l’influence. Pour autant le règne des experts n’est pas tellement à craindre, puisque, même lorsqu’ils sont très compétents et honnêtes, le premier réflexe sera de les soupçonner de travailleur pour des intérêts puissants, tout comme l’arbitre dans un match de foot. C’est plutôt la dévalorisation de l’expertise qu’il faut redouter aujourd’hui.

Nicolas Goetzmann : Les think tanks marquent aussi un symptôme du mal français. Ces « laboratoires d’idées » sont plutôt faibles en France, comparativement à ce qui existe dans les pays anglo-saxons. Il est impossible de comparer les moyens du brookings institute qui est l’organe le plus influent aux Etats Unis et ceux de n’importe quel think tank français. On peut également relever que l’opposition actuelle au gouvernement n’a pas non plus les moyens financiers de se doter d’organes de réflexions puissants. C’est un réel problème en France et qui explique souvent la faiblesse du débat économique par exemple. Je ne crois pas que les experts aient quelques moyens de rivaliser avec les politiques. Lorsque vient le moment de convaincre, l’expert doit être humble et douter, le politique ne doute pas et il emporte l’adhésion. Le débat est inégal, mais c’est le politique qui est légitime. Le rôle de l’expert c’est de parvenir à influencer, d’apporter des idées, mais pas de gouverner.

Michel Wieviorka : Il faut craindre le règne du « tout expert » : ils doivent préciser leur degré de certitude, et expliquer pourquoi.

Eric Verhaeghe :  Pour moi, les thinks tanks participent d'une autre logique. Dans les années 1780, déjà, la Révolution avait été précédée d'une profusion de clubs où les idées étaient débattues en dehors des "schismes" traditionnels. Les thinks tanks reprennent partiellement cette logique. Ils expriment juste le besoin de penser autrement, sans pour autant que les membres des thinks tanks n'aient envie de se lancer en politique.

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