3 à 6 milliards de dérapage du déficit 2014 selon la Cour des comptes : un calcul qui n’a malheureusement pas de sens étant donné le manque de sincérité des comptes publics <!-- --> | Atlantico.fr
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Les comptes publics sont-ils biaisés ?
Les comptes publics sont-ils biaisés ?
©Reuters

Dérapage incontrôlé

Dans son rapport annuel dévoilé ce mardi, la Cour des comptes pointe une fois de plus les dérives budgétaires et les erreurs d'appréciation de l'Etat. La faute à des pratiques contestables, mais tolérées à tous les étages de l'administration.

Atlantico : Selon la Cour des comptes, les recettes pourraient être inférieures de 3 à 6 milliards d'euros par rapport aux prévisions. Chaque année, la Cour est chargée de vérifier la sincérité des comptes publics et chaque année, elle relève des erreurs d'appréciations. Comment l'expliquer ?

Jean-Luc Boeuf : Un exercice budgétaire court s'étale sur presque deux ans ! Songeons par exemple que l'exercice budgétaire 2013 dont il est question dans le rapport de la Cour des comptes a été préparé dès le mois de février-mars 2012 ! C'est-à-dire en pleine campagne des élections présidentielles. Ensuite, le budget est affiné petit à petit jusqu'à être présenté en conseil des ministres - en tant que projet - puis au Parlement où il deviendra la loi de finances. Une fois adopté, il est corrigé en cours d'année. Une fois l'année achevée, il est traduit en une loi de règlement qui constate la manière dont le budget a été réalisé.

Il convient de préciser que la mécanique budgétaire est très précise. C'est ainsi que les dépenses constituent des plafonds "indépassables", alors que les recettes constituent un objectif à atteindre, dépendant justement des rentrées de ces recettes. Prenons un exemple concret du côté de la dépense et du côté de la recette. Du côté de la dépense, les rémunérations des agents publics ne peuvent être dépassées par rapport à ce que la loi de finances a autorisé. Sauf, pour faire simple, à revenir devant la représentation nationale. En recettes, les rentrées vont dépendre principalement de la conjoncture économique. Ainsi, chaque dixième de point de croissance a des répercussions sur les rentrées de TVA, principale recette de l'Etat rappelons-le.

Une précision enfin sur le mot "erreur d'appréciation". Dans le vocabulaire de la Cour des comptes, cette formulation a une définition rigoureuse qui, en aucun cas, ne signifie une quelconque malversation. En revanche, dans le grand public, l'écho est totalement différent et son interprétation erronée participe du mouvement de décrédibilisation de la classe politique et des agents qui servent l'Etat. Dans la presse "grand public", il n'y a qu'un pas de l'erreur d'appréciation à la magouille. C'est ce climat qu'il convient de relever pour le corriger. 

A lire également : Crise des comptes publics et trou de la Sécu : pourquoi il est temps de sauver l’Etat providence en revenant aux principes de 1945

Eric Verhaeghe : Sur la question des recettes fiscales, c'est-à-dire du rendu des impôts, la Cour constate qu'il y a un problème d'élasticité. Cette expression stratosphérique dit en fait assez bien le problème qui se pose : le portefeuille du contribuable n'est pas élastique. Un moment donné, à force de trop augmenter la pression, la corde se tend et menace de casser. De toutes parts, les contribuables ont commencé à entrer dans une rébellion sourde qui prend plusieurs formes. J'imagine que beaucoup de chefs d'entreprises ont commencé à gonfler les provisions ou à faire de la cavalerie budgétaire pour amenuiser facialement les bénéfices qu'ils ont engrangés. Certains sont sans doute passés "au black", à l'économie souterraine. Il faut dire que la suppression du prélèvement libératoire a eu des conséquences catastrophiques : elle a fait augmenter la pression fiscale de 15 points, très brutalement, et tout cela se ressent aujourd'hui.

Une entreprise qui fait des bénéfices est une entreprise qui paie des impôts! il faut donc éviter d'en faire pour engraisser une machine publique totalement improductive. On peut aussi imaginer que certains préfèrent ne plus faire de chiffre d'affaires aussi importants qu'avant. Pour ce qui concerne les personnes physiques, la montée du chômage a toujours un effet catastrophique : le revenu moyen baisse, donc le rendement de l'impôt souffre, même avec des taux plus élevés. La baisse de la consommation diminue le produit de la TVA. Bref, la quasi-récession de 2013 a forcément laissé des traces, et de ce que je vois autour de moi, je ne trouve guère les chefs d'entreprise très offensifs ni très optimistes.

En quoi les prévisions budgétaires du gouvernement sont-elles sincères ? Et en quoi ne le sont-elles pas ?

Eric Verhaeghe : A chaque grande étape du Budget, et spécialement pour les comptes de fin d'année, plusieurs dizaines de fonctionnaires à Bercy sont chargés du grand nettoyage annuel : ils prennent des balais et ils cachent la poussière sous les tapis. Tout le monde le sait, et tous les gouvernements le pratiquent régulièrement depuis des années et des années. Simplement, le balayage prend des proportions pharaoniques à mesure que la France prend du retard dans le redressement de ses comptes et dans l'exécution de ses engagements communautaires. Les ficelles sont si grosses qu'il faut bien que tôt ou tard quelqu'un se dévoue pour le dire. Cela dit, l'insincérité des comptes est vieille comme la Vè République, et même avant. Si vous me permettez un souvenir de fonctionnaire, je me rappelle m'être un jour étonné du fait que le budget qu'on me demandait de présenter minorait de 15 % la masse salariale que j'avais effectivement à gérer. C'était comme ça : on reportait sur d'autres services les dépenses réelles. Mais il ne fallait surtout rien dire. 

Jean-Luc Boeuf : Les prévisions budgétaires sont sincères ... jusqu'à un certain point ! Il faudrait prendre l'image d'un serpent qui se faufile à l'intérieur du tunnel pour donner une image équivalente. Le budget est représenté par le serpent. Quant au tunnel, il représente les limites hautes et basses de la croissance, de l'inflation et des taux d'intérêt. Si les prévisions sont manifestement irréalistes, la sanction va venir des marchés financiers qui, encore plus aujourd'hui en raison de la charge de la dette, ne sauraient accepter des chiffres fantaisistes. Donc, les prévisions de chaque gouvernement sont plausibles. Elles sont possibles mais s'agissant de prévisions, elles ne sont pas exactes. De plus, chaque gouvernement, quelle que soit son orientation politique, a tendance à minorer (légèrement) les dépenses et à majorer (légèrement) les recettes. La variation de chaque dixième de point d'inflation, de chaque dollar de baril de pétrole et de chaque point de taux d'intérêt a des conséquences à chaque fois, en centaines de millions d'euros. Ce qui joue dans le sens négatif joue dans l'autre sens. C'est ainsi qu'une décrue du prix du baril de pétrole engendre immédiatement des conséquences vertueuses.

Fait-on structurellement l'impasse sur certaines dépenses ou charges ? Le hors-bilan est-il pris en compte ?

Jean-Luc Boeuf : A la première question, la réponse est simple. L'Etat ne peut faire l'impasse sur une dépense ou une charge ! Il peut en décaler le moment où il s'en libérera mais cela ne peut durer éternellement. Cette notion de décalage est d'ailleurs celle qui est le plus fréquemment utilisée, notamment pour les dépenses d'investissement. Par exemple, en 1998, l'Etat avait annoncé l'allongement d'un an de la durée des contrats de plan Etat-régions qui devaient durer de 1994 à 1998. En faisant une courte opération qu'un enfant de Cours moyen ferait aisément, si vous divisez par six au lieu de diviser par cinq, vous étalez la dépense. Et le même élève vous dira, quelques années plus tard, que le "gain" annuel en pourcentage est égal à près de 20 %. Mais il ne s'agit pas d'un gain absolu puisqu'il faudra payer la dépense ! Il s'agit simplement d'un décalage dans le temps. L'Etat pratique encore cette méthode aujourd'hui, par exemple lorsqu'il signe des contrats, à l'issue d'une procédure longue et archi-contrôlée, lorsqu'il décide de reporter de plusieurs mois l'exécution dudit contrat. Et ce sont les entreprises qui se retrouvent pénalisées.

Eric Verhaeghe : La technique du hors bilan ne porte que sur quelques milliards d'investissement, et ce n'est pas la pire. Le plus gênant, ce sont les tours de passe-passe sur le calendrier, qui consistent à faire flotter des dépenses d'une année sur l'autre. Ou bien à faire de la prestidigitation entre les différents comptes.

A quels tours de passe-passe l'administration et les gouvernements successifs se sont-ils livrés, et les ont-ils perpétués ?

Eric Verhaeghe :Prenons un exemple, Bercy adore changer les périmètres des budgets d'une année à l'autre pour empêcher qu'on puisse identifier les tromperies. J'ai suffisamment pesté sur le budget de l'administration centrale de la culture, par exemple, qu'il est impossible de comprendre, puisque les données communiquées sur le sujet sont parcellaires et changent de référence chaque année. Pourtant, il est à peu près évident que les fonctionnaires de la culture font porter l'effort financier sur les actions culturelles, et protègent jalousement les fromages de la rue de Valois, auxquels personne ne touche. Comme la ministre est totalement incompétente, personne n'y voit que du feu.

Jean-Luc Boeuf : Le plus gros tour de passe-passe réalisé ces dernières années date des années 2010-2011, à l'époque du lancement du grand emprunt ou, en langage plus fleuri du "programme d'investissements d'avenir". Arrêt sur image. A l'été 2009, l'Etat annonce au Parlement le lancement d'un tel programme. L'idée est louable puisqu'il s'agit de financer des dépenses d'investissement au sens économique du terme, c'est-à-dire des dépenses pour lesquelles un "retour sur investissement" était prévu. L'astuce a consisté pour l'Etat à faire peser immédiatement sur ses finances ce grand emprunt la première année, en 2010. De ce fait, les comptes publiques se sont trouvés dégradés d'un montant de plus de 20 milliards d'euros cette année-là. Et comme en 2011 l'opération n'a pas été reconduite, naturellement, le solde d'exécution budgétaire a connu un redressement qualifié de "spectaculaire". Ainsi, l'exécution budgétaire de 2011 fut-elle présentée comme participant au respect des engagements de la France, dans le cadre de ce qui était appelé la trajectoire des finances publiques...

Est-il possible aujourd'hui d'avoir une idée précise du budget de l'Etat, ou même Bercy a-t-il perdu le fil ? A combien s'élèverait-il ?

Eric Verhaeghe : Je ne sais pas si Bercy a perdu le fil ou pas, mais il est sûr que Bercy ne contrôle plus rien. Pour des raisons simples : les économies ne se font pas à Bercy, mais dans les services des ministères, jour après jour. Or les services ne sont pas dirigés par des gens préparés à la réduction de dépenses. Dans l'administration, il existe encore, et là aussi tout le monde le sait, une course à la taille : plus le service que vous dirigez est nombreux, plus vous êtes puissant, et mieux vous êtes rémunérés. Le directeur qui réduit ses emplois, qui reconfigure son service, est généralement doublement puni : il est chahuté en interne par ses équipes qui lui reprochent son zèle, et il est soupçonné par sa hiérarchie de cacher les efforts supplémentaires qu'il pourrait réaliser. On n'a jamais aucun haut fonctionnaire promu pour sa bonne gestion. En revanche, pour une gestion financière désastreuse et une servilité parfaite au pouvoir, on ne compte plus les Légions d'Honneur.

Jean-Luc Boeuf : Le ministère des finances doit présenter au pouvoir politique un compactage budgétaire qui réponde aux contraintes que le pouvoir politique doit respecter. En l'occurrence, les critères de Maastricht, devenus les tables de la loi que la déesse Europe enjoint de respecter. Dès lors, la tentation est grande de pouvoir utiliser quelques artifices pour minorer les dépenses et les rentrer dans ce que l'on appelle le "hors bilan". Mais n'oublions jamais que la vraie difficulté n'est pas de changer le thermomètre pour qu'il indique la température que l'on souhaiterait lire. Non, la vraie difficulté est que la France est le seul Etat de l'OCDE à ne présenter aucun exercice budgétaire excédentaire depuis 1979.

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