Manifestations de droite contre manifestations de gauche, quelle différence ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les manifestations dites "de droite" ne se résument pas à la Manif pour tous...
Les manifestations dites "de droite" ne se résument pas à la Manif pour tous...
©Reuters

Bonnes feuilles

Danielle Tartakowsky montre que les droites françaises sont plus souvent descendues dans la rue qu'on ne le croit d'ordinaire. Elles ont contribué à l'émergence de la manifestation de rue, en ont fait un usage précoce et durable, et se sont plusieurs fois essayées à peser sur la nature du régime républicain. Elles ont ainsi créé leur propre répertoire d'action, distinct de celui des gauches, et puissamment contribué à redéfinir la place de la manifestation dans le système politique actuel. Extrait de "Les droites et la rue" (1/2), de Danielle Tartakowsky, aux éditions La Découverte.

Danielle  Tartakowsky

Danielle Tartakowsky

Danielle Tartakowsky est historienne, spécialiste de l'histoire des manifestations de rue. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages, dont "Le pouvoir est dans la rue" (1998) ou "La part du rêve. Histoire du 1er mai en France" (2005). Elle a codirigé avec Michel Pigenet "L'histoire des mouvements sociaux en France" (2012).

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Des manifestations postmodernes ?


Les différences formelles entre manifestations de droite et de gauche tendent indéniablement à s’estomper. Les mots et les lieux, longtemps spécifiques, sont devenus interchangeables, à l’égal des argumentaires relatifs à leur légitimité ou à son absence, et les images, plus que jamais dépourvues d’innocence, n’en finissent plus de se construire en miroir.

La sociologie des acteurs est sans doute plus discriminante. Mais si l’on excepte les manifestations dont l’assise est corporative, elle reste une inconnue qui condamne aux hypothèses. Les portraits de manifestant(e)s que les organes de presse se plaisent à brosser ne sauraient en tenir lieu d’échantillon représentatif. Les descriptions acerbes de journaux adverses[1] ou la caricature assez réussie qui s’exprime dans la street party des intermittents du spectacle, en 2003, en réponse aux récentes manifestations libérales, pas davantage. Que La manif pour tous se donne pour une image du « pays réel » dressé contre « le terrorisme intellectuel de la gauche écolo-caviar[2] » n’interdit pourtant pas de la tenir pour un mouvement social où classes moyennes, cadres et professions libérales sont surreprésentées[a], tout comme, sans doute, les femmes, figures de proue, faut-il le rappeler, de ces deux structures majeures qu’ont été La manif pour tous et le Printemps français.

Nous avons introduit cet ouvrage en soulignant que les manifestations des droites et celles du mouvement ouvrier relèvent, initialement, d’une discordance des temps qui doit à la nature des manifestations concernées (ou à leur absence) de s’exprimer sur un mode renouvelé des années 1930 au terme des années 1960. À gauche, les « grandes manifestations », inscrites dans une conception progressiste de l’histoire, se caractérisent durant cette période par leur capacité et leur propension à relayer l’histoire de mobilisations antérieures. Elles contribuent à les retranscrire et à les transmettre, en les inscrivant dans la mémoire vive pour en capitaliser les vertus mobilisatrices ou émotionnelles, parfois propres à faire politique. Rien de tel à droite, où les manifestations, pourtant souvent suivies d’effets notables, constituent durablement des phénomènes politiquement discontinus, à l’initiative d’acteurs constamment renouvelés et longtemps circonspects quant à la légitimité d’un tel mode d’action qui contrevient à leur culture d’ordre. À partir des décennies 1980 ou 1990, la crise de l’histoire progressiste et le présentisme des luttes paraissent de nature à gommer les différences en ne laissant place qu’à des mouvements éclatés et le plus souvent défensifs, qui cessent de faire système et interdisent toute capitalisation, tant à gauche qu’à droite.

Mais le mouvement de 2013 oblige à introduire quelques nuances. En 2013, comme en 1984 ou comme le 1er mai 2002, les acteurs ne mobilisent pas l’histoire de luttes antérieures pourtant victorieuses et propres à légitimer leur combat. Ainsi, les manifestations de 1924-1926, disparues de la mémoire catholique, ou, s’agissant de Nicolas Sarkozy, d’ordinaire pourtant prompt à s’approprier sauvagement l’histoire[3], les 1er Mai initiés par le général de Gaulle durant la Résistance. Cette amnésie est sans doute amplifiée par les processus d’individuation à l’œuvre, propices à l’affirmation de trajectoires personnelles (« je défile selon ma conscience ») ne s’inscrivant pas nécessairement dans une histoire commune qu’il s’agirait de perpétuer. Le rappel de 1984, effectif en janvier 2013, demeure un phénomène marginal, véhiculé par ceux qui ont l’âge de l’avoir vécu. Il autorise de la part des commentateurs qui le mobilisent des comparaisons terme à terme mais n’a pas vocation à établir une filiation. Cette an-historicité assumée, qu’on pourrait tenir pour constitutive des manifestations de droite, prévaut d’autant plus que les manifestants se réclament de la défense d’un ordre présumé naturel et des fondements immuables de la société que le projet de loi risquerait précisément d’ébranler. Sans qu’il soit alors nécessaire ou même souhaitable d’introduire le temps de l’histoire, propre à contrevenir à celui de la nature[b].

Une mutation s’opère dès lors que le mouvement s’installe dans la durée. L’irruption d’une nébuleuse de mouvements solidement ancrés à l’extrême droite, les hésitations et divisions qu’il suscite au sein de la droite parlementaire et son inscription dans une temporalité qui déborde celle du débat parlementaire viennent brouiller les images savamment construites par les organisateurs et posent bientôt la question de son sens et de sa portée. Acteurs et commentateurs multiplient soudain les références historiques les plus diverses. Les premiers n’hésitent pas à réactiver, outre la mémoire de 1984, celle de mobilisations de gauche, qu’il s’agisse de mai 1968 ou du CPE. Les seconds sont susceptibles de leur adjoindre ces comparaisons d’une autre sorte que sont les années 1930, le 6 février 1934, la fin du xixe siècle… D’autres acteurs ou commentateurs empruntent à des répertoires d’actions étrangers, qu’il s’agisse des tea party, du Printemps arabe, des indignés ou d’Occupy, sans oublier Gandhi. En usant d’autant plus aisément de comparaisons terme à terme que les mouvements français doivent à la crise de l’histoire progressiste d’être devenus des monades qu’il est aisé de décontextualiser pour les besoins de manifestations successives. Sans qu’il soit, une nouvelle fois, question de filiation, de capitalisation ou de transmission.

On peut tenir ce foisonnement de comparaisons, qualifié par certains de « patchwork[4] », pour un symptôme du postmodernisme qui prévaut depuis les années 1980 sans épargner les manifestations de gauche, défensives et désormais privées d’horizon d’attente. On peut également estimer avec l’éditorialiste de France info,Marc Fauvelle, que la France se réfugie ainsi dans ses propres mythes, faute de boussole qui lui permettrait de se tourner vers l’avenir. Mais on peut aussi tenir cette multiplication de références quelque peu chaotique pour le symptôme de la difficulté à définir un mouvement qui s’est complexifié, dont il devient chaque jour plus difficile de dire le sens et à plus forte raison de prédire l’issue. L’histoire, souvent fantasmée, apparaît ainsi comme un moyen de définir ce qui peine à l’être, à l’égal des images, mobilisées à cette même fin en d’autres circonstances.

Ce mouvement qui proclame l’épuisement de la modernité – comprise comme le règne absolu de la raison et la croyance en un progrès linéaire – et récuse les dérèglements de l’individualisme contemporain qui en sont le fruit au nom d’un « ordre naturel » de l’organisation sociale, s’affirme toutefois comme postmoderne au plein sens où l’entend Jean-Paul II dans son encyclique Fides et ratio de 1998[5]. « Le passéisme, c’est de projeter dans l’avenir les préjugés et les illusions du présent en train de passer, écrit en ce sens, Béatrice Bourges, au cœur du mouvement. Ainsi agissent ceux qui se couchent devant le prétendu “sens de l’histoire”, expression provisoire de rapports de force condamnés à changer. L’avant-garde, au contraire, repose sur celles et ceux qui discernent en demain sa lumineuse part de durable, d’intemporel[6]. » Ce rejet de la modernité, confondue avec les conceptions progressistes de l’histoire qui ont longtemps prévalu, vaut au mouvement de renouer avec le rapport spécifique que les droites et les catholiques de la fin du xixe siècle ont entretenu avec le temps de l’histoire, là où les organisations héritières de ce qui s’est longtemps appelé le mouvement ouvrier éprouvent plus de difficultés à se situer. En se distinguant par là de bien des mouvements contemporains.

[a]Le Monde, 18 avril 2013, cite un manifestant : « J’ai croisé des gens avec qui nous aurons désormais des souvenirs forts en commun. Beaucoup d’entre nous sommes dans des instituts ou écoles prestigieuses et seront amenés à diriger le pays demain. On ne s’oubliera pas. »

[b]Le Monde, 12 janvier 2013. Gérard Courtois cite Luc Ferry, selon qui « la droite a tendance à naturaliser ce que la gauche perçoit naturellement comme historique », et rappelle que le catéchisme de l’Église catholique en vigueur tient les actes homosexuels pour « contraires à la loi naturelle ».

[1] Un exemple parmi d’autres : Christophe Forcari et Blandine Grosjean, « Les anti-pacs défilent en famille très catholique », Libération, 1er février 1999.

[2]Le Figaro, 20 au 20 avril 2013, Jacques Myard, député maire de Maisons-Laffitte.

[3] Nicolas Offenstadt, L’Histoire bling-bling. Le retour du roman national, Stock, Paris, 2009.

[4] Clément Guillou, « Manif de droite : les références patchwork de Jean-François Copé », Rue89.com, 20 octobre 2012.

[5] Laurent Frölich, Les Catholiques intransigeants en France,op. cit.

[6] Béatrice Bourges, « Une révolte d’avant-garde. Insurrection des consciences », loc. cit.

Extrait de "Les droites et la rue", de Danielle Tartakowsky, aux éditions La Découverte. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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