Ce que veut vraiment dire l’expression “Bon père de famille” qui donne des boutons aux Verts et pourquoi on perdra(it) plus qu’une formulation désuète en l’abandonnant<!-- --> | Atlantico.fr
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Le "bon père de famille" auquel le droit civil fait bien souvent référence pourrait disparaître.
Le "bon père de famille" auquel le droit civil fait bien souvent référence pourrait disparaître.
©REUTERS/Mansi Thapliyal

Verbiage

Le "bon père de famille" auquel le droit civil fait bien souvent référence pourrait disparaître. C'est en tout cas le vœu formulé par quelques élus d'Europe Ecologie Les Verts, qui y voient le reliquat d'une société patriarcale révolue.

Fréderic Rouvière

Fréderic Rouvière

Frédéric Rouvière, docteur et agrégé des facultés de droit est professeur à l’Université d’Aix-Marseille où il enseigne le droit des contrats et la méthodologie juridique. Au sein du laboratoire de théorie du droit, il effectue des recherches sur les méthodes d’interprétation et l’argumentation juridique, spécialement dans le domaine du droit civil.

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Atlantico : Des élus d'Europe Ecologie Les Verts sont partis en guerre contre l'expression "bon père de famille". Quel est son sens juridique? A quelles notions fait-elle référence en droit ?

Frédéric Rouvière : L’expression de « bon père de famille » a un sens juridique bien particulier qui n’a rien à voir avec la famille ou la paternité. Elle renvoie à l’idée d’un modèle de conduite : c’est la personne normalement prudente, diligente, soigneuse. Le Code civil emploie l’expression dans près d’une douzaine d’articles. Elle se trouve encore dans des endroits aussi disparates que le Code de l’éducation ou de l’urbanisme.

Dans quels cas est-elle utilisée, et dans quel but ?

En procédant à l’inventaire de l’expression dans la loi, on s’aperçoit qu’elle vise chaque fois les cas de conservation, d’administration ou de jouissance des biens appartenant à une autre personne. Par exemple, c’est le cas du locataire ou du dépositaire qui détiennent une chose dont ils ne sont pas propriétaires. C’est encore le cas lorsqu’un vendeur conserve dans ses locaux une chose vendue avant de la livrer à l’acheteur, il doit faire preuve d’une certaine prudence et ne pas l’exposer à un risque de vol ou de perte.

Les juges se sont également inspirés de cette notion pour définir et cerner les contours de la faute civile, pour établir ce qu’est un bon comportement en société. Celui qui se comporte en bon père de famille ne sera ni négligent ni imprudent : il ne laissera pas traîner des objets dangereux sur sa propriété, il prendra soin de réparer une digue qui menace de se briser etc.

La notion a encore un dernier rôle. Par elle,  le législateur laisse au juge le soin de forger lui-même un modèle de conduite avisée et vertueuse. En effet, la loi ne définit pas le « bon père de famille ». Cette absence de définition permet ainsi aux juges de s’adapter aux évolutions sociales en interprétant différemment ce modèle selon le contexte ou l’époque. A cet égard, on parle de concept indéterminé ou de notion floue car c’est une catégorie dont le contenu est malléable et évolutif.

L'expression est attaquée sous prétexte qu'elle véhiculerait une notion patriarcale. Qu'en est-il ?

Il est vrai que l’expression est formellement héritée du « pater familias », notion de droit romain corrélée à la puissance du chef de famille. Mais déjà en droit romain, elle avait une signification strictement technique : même sans avoir d’enfant ont était « père de famille », c’est-à-dire qu’on gérait un patrimoine, un mot qui signifie d’ailleurs étymologiquement « ce qui vient du père » ! Or cela fait longtemps que l’expression a acquis un sens  juridique technique distinct du droit romain et totalement étranger à l’idée de famille et de patriarcat. Il suffit d’ouvrir n’importe quel dictionnaire de vocabulaire juridique pour le constater, tous ceux qui ont étudié le droit le savent bien, cela fait partie de la culture juridique. Aujourd’hui, la notion de bon père de famille permet  principalement d’apprécier la responsabilité civile des hommes comme des femmes !

L'amendement déposé par les députés viserait à lui substituer le terme de "gestion raisonnable". L'idée sous-tendue est-elle la même ? Et les implications juridiques ?

Substituer « la raison » au « bon père de famille » n’est pas anodin. Se donner de nouveaux mots, c’est se donner une nouvelle façon de penser. L’idée de bon père de famille évoque le comportement, les valeurs (comme la loyauté), bref une certaine morale. L’idée de raison fait, elle, écho au calcul, à l’activité logique et au raisonnement. Dans le bon père de famille, l’idée qualitative est très forte. Pour conserver la force de l’expression de bon père de famille, il faudrait plutôt prendre exemple sur ce qui a déjà été fait en matière de tutelle en parlant de « soins prudents, diligents et avisés » dans la gestion du patrimoine.

En outre, il faut savoir que l’expression de « gestion raisonnable » obligera malgré tout à conserver les mots « père de famille » dans une hypothèse légale bien particulière : la servitude par destination du père de famille. L’hypothèse est par exemple celle d’un propriétaire qui a construit une route puis a coupé sa propriété en deux pour la vendre : un droit de passage est automatiquement créé entre les deux terrains en raison de l’existence même de cette route. La « raison » n’a rien à voir dans cette affaire. Quel nom va-t-on alors inventer si l’on cherche à tout prix à éradiquer l’expression « père de famille » ?

Quelles notions perdrait-on avec la suppression de l'expression "bon père de famille" ?

La perte la plus profonde est symbolique. Dans la notion juridique de père de famille, il y a l’idée d’une certaine sagesse, un équilibre subtil entre la raison, la morale et une mesure ou modération. Le mot condense et concentre toute une histoire. Il évoque, dirige et conduit l’appréciation du juge. Ce n’est pas la même chose de demander « avez-vous été raisonnable » et « avez-vous été bon » ? Certes, le droit regorge de termes qui peuvent paraître obscurs ou désuets comme usufruit, acquêt, préciput ou usucapion. Mais ils ont tous une raison d’être, une histoire et une cohérence. Or c’est une tendance lourde du législateur contemporain de vouloir sans cesse faire table rase et repartir à zéro comme si le droit n’avait aucun passé et n’était l’objet d’aucun savoir. Pourtant, chaque mot est porteur d’une histoire et d’un sens propre. C’est le cas du bon père de famille. Le mot construit : ce n’est pas sans raison que telle pierre s’imbrique dans telle autre.

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