Allô, Davos… Les élites occidentales de 2014 sont-elles pires encore que celles de 1914 qui avaient précipité l’Europe dans la guerre et le déclin ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Forum économique mondial de Davos se termine le 26 janvier
Le Forum économique mondial de Davos se termine le 26 janvier
©Reuters

Peut faire pire ?

Selon Martin Wolf, chroniqueur pour le Financial Times, les élites européennes opèrent une chute constante et précipitent le monde dans le chaos depuis 1914. A l'occasion du Forum économique mondial qui se tient à Davos jusqu'au 26 janvier, et qui rassemble les principaux décideurs politiques, économiques et financiers du monde, Atlantico a décidé de questionner cette dénonciation de ceux qui nous gouvernent directement et indirectement.

Atlantico : Dans un récent article du Financial Times, le chroniquer Martin Wolf évoquait la chute des élites européennes depuis 1914, ces dernières ayant d'après lui commis trois erreurs majeures : l'incompréhension des conséquences de la dérégulation financière, la passivité devant l'accroissement des écarts de revenus, et une conception totalement bancale de la monnaie unique. Ces trois faits sont-ils vraiment ceux qui nous ont menés à la catastrophe ?

Eric Verhaeghe : Je ne trouve pas cette explication convaincante. Pour une première raison simple: la crise de 2008... est en fait une crise qui a commencé dès 2007 aux États-Unis, et qui est venue de maux clairement identifiés. Ce qu'on a appelé les subprimes consistait en fait à vendre massivement des maisons trop chères à des acheteurs trop pauvres. Les élites européennes se sont, pour leur part, plutôt prémunies contre ce risque. En dehors de l'Espagne, où la dette publique était en revanche très faible, les pays européens se sont tenus à l'écart de cette folie.

On pourrait dire la même chose sur l'accroissement des écarts de revenus, qui est une donnée très relative. Depuis 1914, les écarts de revenus ont beaucoup fluctué en Europe, et l'augmentation des écarts est une donnée à la fois récente et relative. La France par exemple est moins concernée sur ce point que la Grande-Bretagne.

Enfin, il me semble que la question de la monnaie unique continue d'être mal comprise. La condition posée par les élites allemandes au moment du traité de Maastricht était d'avoir une monnaie unique stable, autour de la parité avec le dollar. Les Allemands ont ensuite tout fait pour améliorer cette parité en leur faveur, ce qui fait aujourd'hui la prospérité de l'industrie allemande. Soutenir que les élites allemandes ne comprenaient pas ce qu'elles faisaient est évidemment faux. On pourrait dire la même chose des élites britanniques qui ont choisi de se tenir à l'écart de cette mascarade. Seules les élites françaises sont tombées dans le panneau avec leur arrogance habituelle. Dès 1990, il n'était plus possible en France d'évoquer la malfaçon de l'euro sans être stigmatisé.

Peut-on rapidement aborder les grandes étapes de cette défaillance des élites ?

Eric Verhaeghe : Je pense qu'il existe une défaillance des élites françaises, qui s'est organisée de la même façon en deux périodes différentes. Pour aller vite, entre 1914 et 1950, puis entre 1968 et aujourd'hui, les élites françaises ont été dévorées par les mêmes démons : l'esprit de coterie, le mépris social, l'aversion pour la différence, pour le risque et pour l'initiative. Prenez la défaite de juin 1940 : contrairement aux idées reçues, l'armée française bénéficiait d'un équipement supérieur à l'armée allemande, et les soldats du rang se sont battus avec beaucoup de courage. Simplement, l'état-major n'avait pas compris quel usage nouveau on pouvait faire des blindés. En Allemagne, Guderian avait théorisé cet usage nouveau dans les années 30, et l'état-major l'a écouté. En France, De Gaulle a tenté la même expérience à la même époque, mais il a prêché dans le désert. Toute la défaillance des élites françaises est là : l'arrogance de ceux qui ont le pouvoir étouffe l'initiative et la talent. Avoir du talent dans les salons parisiens est forcément suspect, et constitue une violation patente de la bien-pensance. Regardez les élections municipales à Paris : le choix des têtes de liste condense à lui seul ce vice, qui est aussi la cause du déclin français. Et, comme en 1940, nous savons que nous ne sortirons de cette crise que par un épisode violent et chaotique. 

Alors qu'un condensé des personnes les plus influentes du globe se retrouvent à Davos jusqu'au 26 janvier, la question de la dégradation de la situation économique au niveau mondial vient logiquement à se poser, ainsi que celle des responsabilités. Peut-on dire que la crise est finalement 'l'héritage" des élites, et depuis quand celles-ci en sont-elles responsables ?

William Genieys :Tout d’abord, il faut préciser que la notion d’élites est à la fois simple et compliquée. Compliquée parce que c’est un terme polysémique et polémique. Polémique car en période de crise on impute à leur action ou inaction tous les maux économiques, politiques voire sociétaux. Pour résumer, lorsqu’on associe la crise et les élites, on établit implicitement une relation causale liant la première à la « faute » supposée des secondes. Bien sur, ce raccourci est fallacieux mais il s’explique par le fait que le terme d’élite(s) est polysémique. De quelles élites parlent-on ? Qu’est que l’élite ou les élites si l’on ne rajoute pas un adjectif déterminant le type évoqué (politique, économique, social intellectuel, etc.) ? De surcroit, le discours populiste fait fleurette sur cette dimension en rejetant tout de go l’action des différentes catégories d’élites en reprenant à son compte implicitement de la théorie des trois « C », qui rejoint les thèses du complot, en arguant de l’existence d’un groupe d’élite du pouvoir « cohérent, conscient, et conspirant ». Ce registre est mobilisé pour dénoncer alternativement l’influence des supers riches, de l’oligarchie financière mondialisée et des technocrates européens. Malheureusement, dès qu’il s’agit de traiter des questions comme la réunion de Davos, c’est à travers le prisme de la concussion entre élites prédatrices que cela est abordé. C’est évidemment faux.

La question de la paternité de la crise et de la responsabilité des représentants des élites économiques et politiques est éminemment complexe. On ne peut pas imputer la crise seulement à des élites financières spéculatrices ou à des États démocratiques dont les dirigeants seraient faibles et incompétents, même si dans certains cas de figure, notamment aux États-Unis, certaines majorités présidentielles sous Reagan et Bush ont alternativement réduit délibérément les impôts et laissé filer les déficits publics ouvrant stratégiquement la voie à de futures politiques d’austérités. Tout cela avait commencé avec les « Reaganomics » et les « Voodoo Economics », éternels partisans du « laisser faire » et de l’économie de l’offre. Ces idées sont encore bien vivantes, comme le montre la stratégie du shutdown, alors même qu’elles se sont montrées si peu efficaces lors de la crise de 2008. C’est ce qu’a montré Quiggin (2012) avec son livre Zombie economics ("how Dead ideas still walks among us"). Dans ce contexte, les économistes « légitimes », ceux qui ont constitué le mainstream de la discipline, produisent encore et toujours les mêmes arguments sur le nécessaire retrait de l’État. Pourtant, la France et le Royaume-Uni qui dans les années quatre vingt puis quatre vingt dix ont choisi des voies différentes sont arrivés à la suite de la crise de 2008 à des situations de déficits assez proches qui laissent une prise politique aux tenants de l’austérité pure et dure. Néanmoins, de croire que l’austérité se définit à Davos par un cénacle d’élites économiques bien pensant et s’impose ensuite à nos États, c’est un peu faible. On ne doit pas oublier que certains défenseurs des politiques néo-keynésiennes comme Strauss Khan en son temps et Lagarde, soulignent que l’austérité à tout crin aurait des effets  néfastes auprès des créanciers de certains États encore fortement endettés.

David Thesmar : On peut considérer que la crise actuelle est l'héritage des élites, mais on ne peut en même temps s'empêcher de remarquer que ces élites sont, dans nos démocraties, désignées par un peuple qui partage parfois les torts de ses dirigeants. Un bon exemple de ce problème est le cas de l'Espagne où l'on a lancé au début des années 2000 un débat pour savoir si une bulle immobilière était en train d'émerger ou non et s'il fallait agir en conséquence. Des mesures timides en sont ressorties et cela n'a en rien freiné l'explosion de cette même bulle avec l'arrivée de la crise de 2008. En un sens, on peut donc aussi affirmer que le peuple n'est pas forcément plus prévoyant ou plus inspiré que les élites qui le gouvernent, puisqu'il peut parfois approuver les erreurs commises. On peut à ce titre évoquer aussi la situation américaine où les citoyens ont consommé sans vergogne en s'appuyant sur le crédit, pensant qu'ils pourraient éternellement vivre au dessus de leurs moyens.
Cette même question amène des réponses plus ambigües en ce qui concerne la construction européenne. A l'échelle nationale, la courroie de transmission démocratique fonctionne assez bien, et l'on peut dire que des pays comme l'Irlande et le Portugal doivent une bonne partie de leurs problèmes à des politiques qu'ils avaient au préalable validées. En revanche cette même courroie de transmission est totalement absente au niveau de la construction européenne, où des décisions sont prises sans l'aval des peuples. Ainsi, la signature du traité de Nice en 2001 a entériné la perspective d'un élargissement à 27 de l'UE tout en bloquant totalement le projet politique et fragilisant par extension l'union monétaire qui a continué d'avancer. L'administration européenne, en soi pléthorique, a ainsi élaboré un projet sans aucune force de rappel démocratique et cela a clairement abouti aux problèmes insolubles qui sont les nôtres actuellement. Dans ce cas précis, la faute est de fait celle des élites plutôt que celle des peuples.

Baptisée "Reshaping the world" (refonder le monde), l'édition 2014 de Davos s'est fixé des objectifs ambitieux. Peut-on dire que cette réunion a une chance d'être à la hauteur des enjeux posés ?

David Thesmar : Le monde de Davos obéit à une logique particulière. On pourrait d'une certaine manière comparer cet événement à un "G20 pour hommes d'affaires" où le réseautage est finalement l'objectif principal, au-delà d'une réflexion sur les enjeux économiques mondiaux. Comme dans un G20 authentique, les éléments qui filtrent dans la presse relèvent avant tout d'une question de posture et de déclarations au caractère souvent "diplomatique". L'utilité de cette réunion est finalement celle du networking, tandis qu'en parallèle les déclarations qui sont faites à l'occasion peuvent être interprétées comme un emballage marketing. On pense au futur, on évoque la crise et les moyens de la résoudre, mais l'impact en termes de gouvernance est, de fait, pratiquement nul.  

Le sommet de Davos s'est tenu cinq fois depuis le début de la crise : peut-on dire que des résultats concrets ont été apportés ?

David Thesmar : Je dirais que les résultats concrets qui sont apportés sont toujours ceux que l'on ne voit pas : par exemple, une rencontre entre le PDG de General Motors et le Premier Ministre indien pourra déboucher sur l'implantation d'une nouvelle usine qui apportera de nombreux emplois à une région donnée. Encore une fois, cette rencontre est motivée par l'opportunité de s'y faire de nouveaux contacts et d'influer sur certains dirigeants mais les conséquences de ces rencontres sont souvent éloignées, voire déconnectées du "packaging intellectuel" affiché par le forum. Cette rencontre est une rencontre d'affaires, ce qui en soi n'a rien de choquant, mais l'on peut dire que les journalistes sont en quelque sorte un peu coupables d'entretenir la confusion en reprenant au pied de la lettre l'habillage placardé par les organisateurs.

Conférence globale par excellence, Davos sera l'occasion d'aborder tous les sujets possibles et imaginables. Quels seront selon vous les plus importants et ont-ils une chance d'être suivis d'effets ?

David Thesmar : Sur le plan économique, la question des "bad banks" (banques abritant des créances toxiques) européennes sera logiquement à l'ordre du jour, ainsi que celle de l'arrêt de la politique d'assouplissement monétaire de la FED. Les banquiers centraux seront présents et cela devrait déboucher sur une relative coordination sans que cela débouche toutefois sur des mesures gargantuesques. Dans le cas des "bad banks", il s'agit d'un véritable point de blocage sur la scène européenne puisque, dans le cadre de l'Union budgétaire, cela signifie implicitement que certains pays devront mettre la main à la poche pour régler les dettes contractées par d'autres. On peut imaginer qu'un accord finisse par être trouvé, ce qui signifierait l'union fiscale par la petite porte, mais encore une fois cela posera un problème de légitimité démocratique, puisque la décision sera logiquement prise sans l'aval des électeurs.
Pour ce qui est de l'arrêt de la politique de planche à billets menée par la Federal Reserve, on peut déjà évoquer le fait que les Américains sont peu à peu en train d'internaliser cette décision qui s'annonce douloureuse. On peut se demander cependant si Davos sera très utile sur ce point, puisque cette éventualité plane déjà dans le débat depuis les annonces faites en août dernier, annonces qui avaient d'ailleurs provoqué un début de panique sur les marchés. Il est possible à la rigueur de voire Davos comme l'occasion de faire un peu de pédagogie dans les milieux concernés et éviter des réactions démesurées, mais les banques centrales ne manquent pas fondamentalement d'occasions de communiquer, leurs déclarations étant généralement scrutées au mot près par les marchés.

Pour conclure, peut-on dire que ces élites sont toujours légitimes à traiter les problématiques économiques mondiales ?

David Thesmar : Max Weber distinguait trois types de légitimités : la légitimité charismatique, celle de l'homme providentiel (de Gaulle), la légitimité traditionnelle, celle des rois d'antan, et la légitimité légale (bureaucratique). La légitimité traditionnelle ne nous concerne plus et la légitimité charismatique n'émerge que dans certaines circonstances, c'est donc la légitimité légale qui nous intéresse le plus actuellement. Dans un État-nation, cette légitimité fonctionne, imparfaitement mais fonctionne toute de même via les circuits démocratiques. Ce n'est par contre clairement pas le cas dans les institutions supra-nationales comme la Banque Mondiale, l'Union européenne ou encore le FMI, où le pouvoir est démesurément important.

William Genieys : Pour prendre part au débat qui nous intéresse aujourd’hui, c’est plus la relation entre les élites « politiques » dans notre démocratie et les citoyens au regard de la crise qui pose problème que leur rapport avec les élites de l’économie mondialisée qui se réunissent à Davos. Ces élites à Davos sont perçues comme totalement illégitimes pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Elles incarnent la finance internationale, voire les oligarchies mondialisées et pour ces raisons sont considérées comme illégitimes pour affecter la vie politique française.

Le « vrai » problème pour les français est ailleurs. Il réside dans la perception biaisée des interactions entre les élites qui au sommet de l’État définissent l’action de notre gouvernement. Pour ce faire, je me contenterai de définir le plus simplement possible les premières citées. Les élites du politique au sens large peuvent être considérées d’une part comme celles qui exercent des fonctions électives, représentatives ou exécutives (le personnel politique) et d’autre part les hauts responsables de l’État, direction des administrations et agences publiques et membres des cabinets ministériels. Malheureusement qualifiés souvent de technocrates, non pas pour désigner la technicité réelle de leur action mais une prétendue confiscation du pouvoir démocratique en raison d’un pouvoir technique non partagé.

Par contre, si je ne partage en rien le substrat du discours populiste qui amalgame le pouvoir des premières nommées avec celui des secondes, effet des grandes écoles et des grands corps obligeants, je développerai par contre ce qui opère comme "squeeze" démocratique dans leurs interrelations. J’entends par là, la distance qui est créée entre l’offre politique avancée par le personnel politique, l’incantation du changement au moment de l’élection, et la réalité des politiques publiques réellement développables défendues par les élites d’État. Qu’on le veuille ou non les solutions proposées en termes de réformes structurelles lourdes (Santé, chômage retraite, etc.) lors deux dernières majorités présidentielles, notamment depuis le « tournant » social démocrate du Président Hollande ne varient que de façon incrémentale. Sur le fond, cela n’est pas un problème


A lire sur le même sujet : L'étrange défaite de la France dans la mondialisation, par Olivier Marteau (Atlantico éditions), 2013. Vous pouvez acheter ce livre sur Atlantico Editions.

Partie 1 : Nos faux champions du CAC 40


Partie 2 : Une élite incapable de relever le défi

Partie 3 : Un échec singulier parmi les pays développés

Partie 4 : La société civile minée par la bulle étatique

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