Créature de la république Frankestein
Merci qui ? Pourquoi Dieudonné est (aussi) le produit d'un système pris au piège de ses propres confusions idéologiques
Il y a longtemps que l'humoriste Dieudonné a cessé de faire rire une bonne partie de la France, notamment celle de gauche. On a cependant tendance à oublier que ses sorties antisémites et le traitement médiatique et politique dont il est l'objet sont en partie la conséquence d'une tendance générale à la pensée unique et au verrouillage de tout débat.
Atlantico : De polémiques en polémiques, l'affaire Dieudonné n'en finit plus de susciter l'indignation, en particulier chez une partie de la gauche, effarée devant la violence des propos tenus par l'humoriste et ses supporters. Mais quels sont les facteurs à l'origine de la montée de tels mouvements au sein de l'opinion publique ? Les politiques peuvent-ils s'exonérer de toute responsabilité ? La gauche, plus particulièrement ?
S'il y a aujourd'hui un consensus observable dans la contestation de Dieudonné, on ne peut s'empêcher de s'étonner que les condamnations prononcées contre lui par le passé n'ont pas été exécutées et que rien n'a été fait pour le contraindre à régler ses amendes. S'il était déjà possible d'utiliser des mesures de coercition, l'on a préféré pendant longtemps se draper dans une indignation qui soulageait les consciences mais qui était sans impacts aucun sur la réalité.
Jean-François Kahn : En dehors du fait que les politiques n'ont plus tellement de pouvoir on devrait selon moi se poser plutôt la question de savoir si les médias, les journalistes, peuvent s'exonérer de toute responsabilité dans cette affaire. Il y a selon moi deux aspects : inconstestablement, on a monté en mayonnaise cette histoire comme chaque polémique un peu bruyante. Ce battage médiatique n'est pas moins amplifié que lors de l'affaire Leonarda ou encore des insultes racistes proférées à l'encontre de madame Taubira. Nous nous retrouvons aujourd'hui devant un véritable piège posé par l'humoriste : de la même manière que la chauve-souris qui tente de nous convaincre qu'elle est un oiseau parce qu'elle a des ailes, Dieudonné nous affirme qu'il n'est qu'un artiste. En vérité, M. M'bala M'bala tient d'authentiques meetings politiques dont la nature antisémite n'est plus à démontrer sous couvert d'une activité culturelle.Toutefois, il m'apparaît clair que l'interdiction globale, générale, des réunions publiques posera problème. Si la majorité des Français n'a aucun complexe avec le fait d'interdire des rassemblements antisémites, il devient tout de suite plus sensible à leurs yeux d'interdire un spectacle, et cette ambiguïté profite avant tout à Dieudonné aujourd'hui.
Au-delà de ces observations, on peut trouver l'origine d'un tel phénomène dans l'émergence d'un véritable terrorisme intellectuel, tous bords confondus. Ainsi, lors des manifestations contre le Mariage pour Tous, on entendait certains scander sans ironie "dictature socialiste" : je veux bien que l'on critique M. Hollande sur beaucoup de points, je ne m'en gêne pas moi-même, mais il faut avoir un sérieux problème avec la réalité pour affirmer que l'actuel locataire de l'Elysée serait un nouveau Pinochet… Néanmoins, l'atmosphère politique étant ce qu'elle est, de tels propos peuvent sortir aujourd'hui sans tourner aussitôt ceux qui les prononcent en ridicule. Ce climat est favorable au développement d'une paranoïa collective, reposant sur l'idée qu'on ne peut rien faire, rien dire et que même l'humour tombe sous le coup de la censure. Ce rejet des élites, de la bien-pensance, des institutions, à force de donner dans l'excès, finit aujourd'hui par porter au pinacle le moindre trublion qui se voit montré du doigt par les autorités. Si demain un stalinien émergeait dans le débat public, et qu'on se mettait à le censurer, je parierai qu'un grand mouvement pro-Staline se manifesterait dans l'Hexagone dans les jours qui suivent.
On peut d'ailleurs souligner, sans faire de rapport direct, que Dieudonné a été pendant longtemps le chouchou de la bien-pensance de gauche et d'extrême gauche qui voyaient en lui un champion de l'antiracisme et de l'anticolonialisme. Le parcours de l'humoriste n'est d'ailleurs pas tellement éloigné de M. Ménard (ancien trotskiste), qui a lui aussi été pendant longtemps un faire-valoir de la morale humanitariste de gauche et d'extrême-gauche.
La persistance des injonctions morales proférées depuis les années 1980 ont-elles joué dans la dégradation et la polarisation (bien/mal, sans alternatives) du débat public ? En quoi d'ailleurs ont-elles fini par s'avérer contre-productives ?
Jean-François Kahn : Tout dépend de l'utilisation que l'on souhaite faire de cette morale. Il est clair que ceux qui l'instrumentalise pour donner dans le terrorisme intellectuel que je citais plus haut finissent pas se prendre le retour de boomerang. Je me souviens ainsi, lors de l'intervention au Kosovo à laquelle j'étais opposé, d'avoir entendu Bernard Kouchner dire "Il y a des gens à qui je n'aurais pas serré la main dans les années 1940", sous-entendant donc que j'étais un nazi ou un collabo en herbe! Cette tendance à verrouiller systématiquement le débat en renvoyant au nazisme ceux qui ne sont pas d'accord avec vous a effectivement eu des effets épouvantables. A l'inverse, il ne faut pas en déduire pour autant que la destruction de tout critère moral serait une avancée pour notre débat public. La morale n'est pas mauvaise en soi, mais son instrumentalisation a outrance finit effectivement par générer des effets pervers.
La rhétorique anti-raciste, qui a longtemps été un moteur électoral puissant pour la gauche, porte-t-elle aussi une part de responsabilité dans cette affaire ?
Jean-François Kahn : Dénoncer et combattre le racisme sous toutes ses formes est une évidente nécessité, mais encore une fois la politisation et la récupération de cette idéologie au nom d'une volonté partisane et électorale est effectivement regrettable. Dans le cas de Dieudonné, nous avons affaire à un racisme clair, net et indiscutable : le propre du racisme est d'ailleurs de stigmatiser une ethnie, une race, une religion, sous prétexte d'en défendre une autre, ce que fait Dieudonné aujourd'hui. Une fois que cela a été dit, on peut affirmer cependant que le discours d'associations comme SOS Racisme a fini par produire l'inverse des résultats souhaités.
Les politiques ont-ils trop joué avec le FN ?
Jean-François Kahn : Parler tout de suite "des politiques" m'apparaît exagéré. Certains ont effectivement joué sur une rhétorique anti-FN, notamment à gauche où la partition de la mobilisation antiraciste a été jouée jusqu'à l'épuisement. Pour le PS, c'était là un moyen de combler le renoncement aux parties les plus subversives de sa politique, qui avait autrefois pour objectif de "changer la vie". Face à ce recul, on peut dire que certains, pas tous, ont eu tendance à souffler sur les braises pour entretenir l'idée que le fascisme était encore bien présent en France, le but étant ainsi de conserver un des derniers moteurs électoraux du Parti.
Néanmoins il faut dire que la droite, qui a pendant longtemps été assez discrète dans son discours contre l'extrême-droite, emploie aujourd'hui exactement les mêmes méthodes que la gauche actuellement depuis que l'UMP s'est rendue compte que le FN pourrait les dépasser aux élections locales.
Par ailleurs, en quoi l'adoption en France de quatre lois mémorielles (loi Gayssot, loi sur le génocide arménien, loi Taubira et loi Mekachera) a-t-elle contribué à enfermer le débat et à alimenter la rhétorique complotiste des extrêmes politiques ? Quel en est le résultat aujourd'hui ?
Jean-François Kahn : J'ai toujours été opposé à ce genre de lois, et ce depuis l'époque où l'on envisageait leurs adoptions. C'était selon moi le meilleur moyen de provoquer les retournements que l'on observe aujourd'hui, et je suis bien navré de voir que j'avais hélas raison.
Peut-on également parler d'une liberté d'expression à plusieurs vitesses (extrême gauche vs extrême droite) ? Quelles en sont les conséquences concrètes ? Que penser du fait que personne à gauche n'ait songé à condamner la mairie communiste de Bagnolet qui a fait d'Ibrahim Abdallah, impliqué dans l’assassinat de deux diplomates américains et israéliens, un citoyen d'honneur de la ville ?
Le polémiste Eric Zemmour avait fait en décembre dernier une chronique baptisée "la gauche récolte ce qu'elle a semé", dans laquelle il s'étonnait de voir le PS s'indigner des insultes faites au chef de l’État alors qu'elle avait longtemps contribué à la désacralisation de la hiérarchie républicaine. Cette même désacralisation n'a t-elle pas dans le même temps provoqué un affaiblissement des principes les plus essentiels de la République ?
Jean-François Kahn : Je n'en suis clairement pas convaincu. On oublie souvent que les critiques contre Mitterrand étaient déjà particulièrement offensives. Je me souviens d'ailleurs qu'à peine quatre mois après son élection on voyait déjà fleurir des manifestations de droite qui réclamaient sa démission. Rien de particulièrement nouveau sous le soleil donc.
Le phénomène Dieudonné est-il le produit de notre aveuglement collectif ?
Jean-François Kahn : D'après moi, non. Il existe aujourd'hui un véritable tabou qui mérite aujourd'hui réflexion, à savoir celui de l'antisémitisme suite aux horreurs commises lors de la seconde Guerre Mondiale. Reste à savoir si ce tabou mérite de sauter aujourd'hui, et il s'agit là d'un débat qui demande une prise de responsabilité absolument vertigineuse. L'autre véritable tabou, même si l'on en est moins conscient aujourd'hui, concerne la critique virulente ainsi que la dérision des religions, alors que ce thème a donné d'excellentes pages de littérature et de philosophie pendant près d'un siècle.
Quelles solutions en découlent pour en sortir ?
Jean-François Kahn : L'interdiction est un mauvais choix, puisqu'elle se retournera contre le gouvernement. Il existe aujourd'hui tout un panel de lois contre la haine raciale, la délinquance fiscale qui permettent déjà d'agir. Il faut donc relever les propos tenus lors des spectacles et s'assurer que les condamnations qui sont prononcées soient effectivement appliquées.
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