Merci qui ? Pourquoi Dieudonné est (aussi) le produit d'un système pris au piège de ses propres confusions idéologiques<!-- --> | Atlantico.fr
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L'affaire Dieudonné n'en finit plus de susciter l'indignation.
L'affaire Dieudonné n'en finit plus de susciter l'indignation.
©Reuters

Créature de la république Frankestein

Il y a longtemps que l'humoriste Dieudonné a cessé de faire rire une bonne partie de la France, notamment celle de gauche. On a cependant tendance à oublier que ses sorties antisémites et le traitement médiatique et politique dont il est l'objet sont en partie la conséquence d'une tendance générale à la pensée unique et au verrouillage de tout débat.

Atlantico : De polémiques en polémiques, l'affaire Dieudonné n'en finit plus de susciter l'indignation, en particulier chez une partie de la gauche, effarée devant la violence des propos tenus par l'humoriste et ses supporters. Mais quels sont les facteurs à l'origine de la montée de tels mouvements au sein de l'opinion publique ? Les politiques peuvent-ils s'exonérer de toute responsabilité ? La gauche, plus particulièrement ?

Philippe Bilger :D'après moi, Dieudonné est l'échappée paroxystique, parfois nauséabonde et coupable, d'une société vérouillée. Cela provoque effectivement une libération de la parole, mais je ne pense pas que nos politiques en soient directement responsables. Je suis frappé de voir aujourd'hui que notre débat public est jalonné par des ilôts de grossieretés, de provocations, qui s'appuient sur le racisme et l'antisémitisme tandis que d'immense massifs de bien-pensance intellectuelle et médiatique lui font face. Ce contraste est ainsi particulièrement interpellant. Je ne mettrais donc pas en cause le monde politique dans la montée de ces discours virulents et destructeurs, sauf à considérer que son culte de l'humanisme abstrait a empêché de combattre efficacement ce type de propos.

S'il y a aujourd'hui un consensus observable dans la contestation de Dieudonné, on ne peut s'empêcher de s'étonner que les condamnations prononcées contre lui par le passé n'ont pas été exécutées et que rien n'a été fait pour le contraindre à régler ses amendes. S'il était déjà possible d'utiliser des mesures de coercition, l'on a préféré pendant longtemps se draper dans une indignation qui soulageait les consciences mais qui était sans impacts aucun sur la réalité.

Jean-François Kahn : En dehors du fait que les politiques n'ont plus tellement de pouvoir on devrait selon moi se poser plutôt la question de savoir si les médias, les journalistes, peuvent s'exonérer de toute responsabilité dans cette affaire. Il y a selon moi deux aspects : inconstestablement, on a monté en mayonnaise cette histoire comme chaque polémique un peu bruyante. Ce battage médiatique n'est pas moins amplifié que lors de l'affaire Leonarda ou encore des insultes racistes proférées à l'encontre de madame Taubira. Nous nous retrouvons aujourd'hui devant un véritable piège posé par l'humoriste : de la même manière que la chauve-souris qui tente de nous convaincre qu'elle est un oiseau parce qu'elle a des ailes, Dieudonné nous affirme qu'il n'est qu'un artiste. En vérité, M. M'bala M'bala tient d'authentiques meetings politiques dont la nature antisémite n'est plus à démontrer  sous couvert d'une activité culturelle.Toutefois, il m'apparaît clair que l'interdiction globale, générale, des réunions publiques posera problème. Si la majorité des Français n'a aucun complexe avec le fait d'interdire des rassemblements antisémites, il devient tout de suite plus sensible à leurs yeux d'interdire un spectacle, et cette ambiguïté profite avant tout à Dieudonné aujourd'hui.

Au-delà de ces observations, on peut trouver l'origine d'un tel phénomène dans l'émergence d'un véritable terrorisme intellectuel, tous bords confondus. Ainsi, lors des manifestations contre le Mariage pour Tous, on entendait certains scander sans ironie "dictature socialiste" : je veux bien que l'on critique M. Hollande sur beaucoup de points, je ne m'en gêne pas moi-même, mais il faut avoir un sérieux problème avec la réalité pour affirmer que l'actuel locataire de l'Elysée serait un nouveau Pinochet… Néanmoins, l'atmosphère politique étant ce qu'elle est, de tels propos peuvent sortir aujourd'hui sans tourner aussitôt ceux qui les prononcent en ridicule. Ce climat est favorable au développement d'une paranoïa collective, reposant sur l'idée qu'on ne peut rien faire, rien dire et que même l'humour tombe sous le coup de la censure. Ce rejet des élites, de la bien-pensance, des institutions, à force de donner dans l'excès, finit aujourd'hui par porter au pinacle le moindre trublion qui se voit montré du doigt par les autorités. Si demain un stalinien émergeait dans le débat public, et qu'on se mettait à le censurer, je parierai qu'un grand mouvement pro-Staline se manifesterait dans l'Hexagone dans les jours qui suivent.

On peut d'ailleurs souligner, sans faire de rapport direct, que Dieudonné a été pendant longtemps le chouchou de la bien-pensance de  gauche et d'extrême gauche qui voyaient en lui un champion de l'antiracisme et de l'anticolonialisme. Le parcours de l'humoriste n'est d'ailleurs pas tellement éloigné de M. Ménard (ancien trotskiste), qui a lui aussi été pendant longtemps un faire-valoir de la morale humanitariste de gauche et d'extrême-gauche. 

La persistance des injonctions morales proférées depuis les années 1980 ont-elles joué dans la dégradation et la polarisation (bien/mal, sans alternatives) du débat public ? En quoi d'ailleurs ont-elles fini par s'avérer contre-productives ?

Philippe Bilger : Il ne faut pas confondre morale et moralisme. Les leçons de morales apparaissent aujourd'hui aux yeux de bien des citoyens comme un acte moralisateur finalement peu pertinent. La véritable morale, celle qui touche aussi bien le for intérieur que les textes littéraires, ne devient fiable et pédagogique qu'à la seule condition qu'elle soit proférée par une élite exemplaire. Évidemment, dans le cas du racisme et de l'antisémitisme, on peut considérer qu'une majorité de Français ne s'en réclament pas, mais ils finissent éventuellement par s'interroger sur le message distillé par nos gouvernants, d'aucuns se disant "mais qui sont-ils pour nous donner des leçons ?".

Jean-François Kahn : Tout dépend de l'utilisation que l'on souhaite faire de cette morale. Il est clair que ceux qui l'instrumentalise pour donner dans le terrorisme intellectuel que je citais plus haut finissent pas se prendre le retour de boomerang. Je me souviens ainsi, lors de l'intervention au Kosovo à laquelle j'étais opposé, d'avoir entendu Bernard Kouchner dire "Il y a des gens à qui je n'aurais pas serré la main dans les années 1940", sous-entendant donc que j'étais un nazi ou un collabo en herbe! Cette tendance à verrouiller systématiquement le débat en renvoyant au nazisme ceux qui ne sont pas d'accord avec vous a effectivement eu des effets épouvantables. A l'inverse, il ne faut pas en déduire pour autant que la destruction de tout critère moral serait une avancée pour notre débat public. La morale n'est pas mauvaise en soi, mais son instrumentalisation a outrance finit effectivement par générer des effets pervers. 

La rhétorique anti-raciste, qui a longtemps été un moteur électoral puissant pour la gauche, porte-t-elle aussi une part de responsabilité dans cette affaire ?

Philippe Bilger : Il est tout à fait légitime, même fondamental dans le cas d'une démocratie, de porter un message antiraciste au sein d'une société, mais encore faudrait-il éviter de donner l'impression que cette thématique occupe tout l'espace public. Cette espèce de "morale-attitude" défendue avec beaucoup d'énergie peut ainsi laisser penser dans l'opinion que l'on délaisse d'autres problématiques. La vie nationale à tout de même d'autres urgences à traiter. J'entends bien qu'il faut lutter contre les propos racistes et antisémites de Dieudonné lorsqu'il les tient, mais il sera difficile de me convaincre que c'est un enjeu capital et déterminant depuis ces dix derniers jours. Au fond, je serais d'ailleurs prêt à dire que ce manque de hiérarchisation des priorités est aussi vrai pour la droite que pour la gauche.
A titre d'exemple, je m'étonne de voir le président de la République demander de l'intransigeance dans cette affaire. Une telle expression de rigueur et de volonté politique ne devrait pas, selon moi, se limiter uniquement à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. J'aurais ainsi bien aimé entendre M. Hollande en appeler à la même sévérité, la même intensité et la même gravité dans le traitement de la délinquance. Je fais peut-être, me diront certains, un mauvais procès, mais un tel écart ne peut m'empêcher de m'étonner, en particulier en provenance d'un monde politique qui donne dans le courage confortable alors qu'il en manque parfois sur d'autres sujets.

Jean-François Kahn : Dénoncer et combattre le racisme sous toutes ses formes est une évidente nécessité, mais encore une fois la politisation et la récupération de cette idéologie au nom d'une volonté partisane et électorale est effectivement regrettable.  Dans le cas de Dieudonné, nous avons affaire à un racisme clair, net et indiscutable : le propre du racisme est d'ailleurs de stigmatiser une ethnie, une race, une religion, sous prétexte d'en défendre une autre, ce que fait Dieudonné aujourd'hui. Une fois que cela a été dit, on peut affirmer cependant que le discours d'associations comme SOS Racisme a fini par produire l'inverse des résultats souhaités. 

Les politiques ont-ils trop joué avec le FN ?

Philippe Bilger : Je ne crois pas qu'ils aient trop joué avec le FN. En dépit de ce qui est dit parfois, le fait d'étouffer, de censurer, de réduire la parole critique mais honorable, a paradoxalement libéré la parole déshonorante. Le silence et la censure, qui ont placé certains sujets sous une chappe de plomb, finissent par laisser exploser le couvercle et par donner des paroxysmes honteux comme Dieudonné. Par ailleurs, l'appétence de notre système médiatique pour le scandale, le sensationnel, peuvent expliquer les provocations maladives de certains. Sachant que le racisme, et particulièrement l'antisémitisme, est le sujet à scandale par excellence, mon impression est que Dieudonné a volontairement évolué sur ce terrain en étant persuadé qu'il susciterait ainsi un maximum d'indignation, donc d'exposition. Je ne pense pas qu'il faille traiter par la banalité ou le mépris les propos de l'humoriste, mais qu'il suffit en vérité d'appliquer la loi ordinaire de tout état de droit.
J'en profiterai pour ajouter, n'en déplaise à Atlantico, que les médias de gauche ont eu des réactions parfois honorables en la matière. Si l'on peut trouver discutables les six pages qu'a consacrées Libération à ce sujet sujet dans son numéro d'hier, l'édito publié par Edouard Couty, rappelant que seule la loi devait être utilisée dans cette affaire, était selon moi irréprochable. Le Monde n'avait pas dit quelque chose de tellement différent quelques jours plus tôt. Pour une fois, les médias de gauche ne sont pas trop décevants, mais les politiques (toutes tendances confondues) le sont énormément.

Jean-François Kahn : Parler tout de suite "des politiques" m'apparaît exagéré. Certains ont effectivement joué sur une rhétorique anti-FN, notamment à gauche où la partition de la mobilisation antiraciste a été jouée jusqu'à l'épuisement. Pour le PS, c'était là un moyen de combler le renoncement aux parties les plus subversives de sa politique, qui avait autrefois pour objectif de "changer la vie". Face à ce recul, on peut dire que certains, pas tous, ont eu tendance à souffler sur les braises pour entretenir l'idée que le fascisme était encore bien présent en France, le but étant ainsi de conserver un des derniers moteurs électoraux du Parti.

Néanmoins il faut dire que la droite, qui a pendant longtemps été assez discrète dans son discours contre l'extrême-droite,  emploie aujourd'hui exactement les mêmes méthodes que la gauche actuellement depuis que l'UMP s'est rendue compte que le FN pourrait les dépasser aux élections locales. 

Par ailleurs, en quoi l'adoption en France de quatre lois mémorielles (loi Gayssot, loi sur le génocide arménien, loi Taubira et loi Mekachera) a-t-elle contribué à enfermer le débat et à alimenter la rhétorique complotiste des extrêmes politiques ? Quel en est le résultat aujourd'hui ?

Philippe Bilger :En tant qu'ancien magistrat je n'ai pas l'habitude de discuter les lois existantes. A l'époque où la loi Gayssot était en préparation, j'avais été consulté par la Communauté européenne, à laquelle j'avais déclaré que je n'étais pas farouchement partisan d'un tel projet dans la mesure ou l'on assure l'impunité au mensonge en l'obligeant à rester caché. L'on sait bien l'aura qui finit par auréoler les dissidences, même les plus scandaleuses, lorsque ces dernières sont contraites de se taire. Je préfère à la judiciarisation des idées l'affrontement des opinions et des convictions, sauf bien sûr lorsque ces opinions relèvent du délit. Je ne crois pas toutefois que les lois mémorielles dans leur ensemble représentent un sujet particulièrement brûlant et préoccupant actuellement.

Jean-François Kahn : J'ai toujours été opposé à ce genre de lois, et ce depuis l'époque où l'on envisageait leurs adoptions. C'était selon moi le meilleur moyen de provoquer les retournements que l'on observe aujourd'hui, et je suis bien navré de voir que j'avais hélas raison. 

Peut-on également parler d'une liberté d'expression à plusieurs vitesses (extrême gauche vs extrême droite) ? Quelles en sont les conséquences concrètes ? Que penser du fait que personne à gauche n'ait songé à condamner la mairie communiste de Bagnolet qui a fait d'Ibrahim Abdallah, impliqué dans l’assassinat de deux diplomates américains et israéliens, un citoyen d'honneur de la ville ?

Philippe Bilger :Si cette information se vérifie, je trouve un tel acte absolument honteux. Dans un registre similaire, lorsqu'une des FEMEN urine sur l'autel de l'Eglise de la Madeleine, on peut s'étonner de voir que seules quelques condamnations timides s'élèvent dans le débat public. Si un tel acte n'est pas en lien direct avec le thème du racisme et de l'antisémitisme, il me semble que le gouvernement serait plus crédible s'il ne graduait pas ses indignations, et qu'il se manifestait pour toute forme d'acte insultant envers une communauté. Les Français sont ainsi loin d'être sensible à ce fameux "deux poids, deux mesures".
Jean-François Kahn : L'affaire ne semble pas tout à fait similaire mais une telle décision est en tout cas d'une grande maladresse. En revanche, vous pouvez être surs que les défenseurs de M. Abdallah s'empresseront d'évoquer le cas de Charlie Hebdo qui s'autorise, d'après eux, des saillies insultantes et blasphématoires à l'égard de l'Islam tout en réclamant l'interdiction des meetings de Dieudonné. Vous pouvez être sûr que cet argument rencontrera d'ailleurs de l'écho. 

Le polémiste Eric Zemmour avait fait en décembre dernier une chronique baptisée "la gauche récolte ce qu'elle a semé", dans laquelle il s'étonnait de voir le PS s'indigner des insultes faites au chef de l’État alors qu'elle avait longtemps contribué à la désacralisation de la hiérarchie républicaine. Cette même désacralisation n'a t-elle pas dans le même temps provoqué un affaiblissement des principes les plus essentiels de la République ?

Philippe Bilger :Il est difficile de répondre de façon certaine et tranchée à cette question. Cette désacralisation est pour moi due directement à la pratique même de ceux qui s'étaient vu confier les rênes de la République. Il est évident que le caractère sacré de ce régime politique repose sur une communauté nationale qui adhère majoritairement au message porté par ses gouvernants, à condition que ces mêmes gouvernants respectent ceux qui les ont portés vers de telles fonctions. On ne peut hélas s'empêcher de remarquer que cette notion est devenue plus que boîteuse ces dernières années.

Jean-François Kahn : Je n'en suis clairement pas convaincu. On oublie souvent que les critiques contre Mitterrand étaient déjà particulièrement offensives. Je me souviens d'ailleurs qu'à peine quatre mois après son élection on voyait déjà fleurir des manifestations de droite qui réclamaient sa démission. Rien de particulièrement nouveau sous le soleil donc.

Le phénomène Dieudonné est-il le produit de notre aveuglement collectif ?

Jean-François Kahn : D'après moi, non. Il existe aujourd'hui un véritable tabou qui mérite aujourd'hui réflexion, à savoir celui de l'antisémitisme suite aux horreurs commises lors de la seconde Guerre Mondiale. Reste à savoir si ce tabou mérite de sauter aujourd'hui, et il s'agit là d'un débat qui demande une prise de responsabilité absolument vertigineuse. L'autre véritable tabou, même si l'on en est moins conscient aujourd'hui, concerne la critique virulente ainsi que la dérision des religions, alors que ce thème a donné d'excellentes pages de littérature et de philosophie pendant près d'un siècle. 

Quelles solutions en découlent pour en sortir ? 

Philippe Bilger :La réponse est très simple. Il aurait fallu donner des instructions très particulières sur le plan judiciaire pour qu'à partir du moment où les juges sont informés de propos racistes et antisémites ils puissent réagir en accord avec ce que prévoit la loi. Cela aurait été autrement plus efficace que d'en faire l'affaire médiatique que Manuel Valls a jugé bon d'initier. 

Jean-François Kahn : L'interdiction est un mauvais choix, puisqu'elle se retournera contre le gouvernement. Il existe aujourd'hui tout un panel de lois contre la haine raciale, la délinquance fiscale qui permettent déjà d'agir. Il faut donc relever les propos tenus lors des spectacles et s'assurer que les condamnations qui sont prononcées soient effectivement appliquées. 

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