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Quand l'Asie invente le langage que nous parlerons tous demain
©Reuters

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En plein contexte d'expansion des réseaux sociaux sont apparus les "émojis", émoticônes et images graphiques. Focus sur cette curieuse mode asiatique.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Les caractères japonais et chinois étant difficilement utilisables et transposables en usage mobile, dans les SMS notamment, le recours aux "emojis", ces émoticônes sophistiqués, ou encore au stickers, ces images représentant un contexte, se généralisent. Doivent-ils être considérés comme un accessoire au langage écrit, venant illustrer des propos, ou comme un nouveau langage à part entière ? Les icones "emojis" et les stickers pourraient-ils à terme remplacer les mots ?

Nathalie Nadaud-Albertini Comme les autres éléments propres au langage SMS, les « emojis » relèvent d’une oralité écrite. C’est une erreur de penser que les utilisateurs se situent dans l’optique de rédiger un texte écrit. Ils sont dans l’optique de la conversation comme on pourrait l’avoir en face à face. A ceci près : elle se fait à distance, et s’entrecoupe parfois dans le cours de la journée ou sur plusieurs jours. C’est un usage très fréquent dans les transports en commun par exemple : on ne peut pas parler à ses voisins, il n’est pas toujours facile de téléphoner (pour des raisons de disponibilité de réseaux, de gêne des voisins, de forfait etc.), le recours à la conversation SMS (ou assimilée) permet de mettre à profit un temps qui avant était soit mort, soit consacré à une activité solitaire (la lecture d’un livre ou du journal par exemple). On en profite pour parler à ses proches, mais à distance et de façon entrecoupée (on peut commencer une conversation sur le trajet aller et la continuer sur le trajet retour, et continuer ainsi les jours suivants). Il faut donc des moyens visuels pour leur faire partager ce que le ton ou les gestes indiqueraient dans une conversation en face à face. D’où le recours aux emoticones. Les emojis n’en sont qu’une forme plus précise, plus graphique, plus belle. Ils permettent d’avoir une conversation dessinée.

Peut-on parler d’un nouveau langage à part entière pour autant ? Cela me semble un peu fort, parce que personne ne rédige un message uniquement avec des emojis : un tel message serait incompréhensible. On aurait une juxtaposition d’émotions mais pas de structure d’ensemble. En effet, dans une conversation, on ne communique pas que sur des émotions. On raconte aussi des choses, on désigne des personnes et des objets. On a donc besoin de l’écrit. Globalement, les emojis s’insèrent dans du texte écrit, mais en permettant un usage nouveau de l’écrit : tenir une conversation orale via l’écrit.

Quels sont les codes d'usage de ces symboles ?

Les usages de ces symboles varient d’une personne à l’autre, en fonction de la personne à laquelle on s’adresse et du lieu numérique dans lequel on le fait.Chaque personne a une façon propre d’utiliser ces symboles, par les juxtapositions qu’elle en fait, la façon de les marier avec le texte écrit, et le choix d’un symbole plutôt qu’un autre pour exprimer une certaine émotion. Sachant cela, deux personnes conversant régulièrement par écrit vont apprendre à comprendre l’usage propre que l’autre a de ces symboles. Elles vont adapter mutuellement leurs usages pour créer un lien entre elles voire une certaine connivence.

Lorsque ces symboles sont utilisés sur un espace numérique plus ouvert (un forum ou un chat par exemple) sur lequel les utilisateurs reviennent régulièrement, on va noter une unicité d’utilisation spécifique à chaque personne qui se marie avec les normes d’utilisation propre au groupe de discussion. Par exemple, dans un groupe un emoji particulier va avoir une certaine signification, et dans un autre groupe, il revêtira un sens un peu différent. Ce n’est pas un phénomène propre aux emojis. Il est connu en pragmatique sous le terme de théorie de la signifiance : le sens d’un terme varie en fonction de son contexte d’utilisation.

Bien qu'ils soient disponibles à travers le monde, les "émojis" ne signifient pas la même émotion d'un pays à un autre. Par exemple, dans la culture asiatique, c'est plus le contexte dans lequel l'image se trouve qui permet de raconter alors qu'aux Etats-Unis, c'est l'émotion sur un visage qui fait l'histoire et non son environnement. Ce langage que l'on pourrait penser universel est-il en fait une réalité limitée à la culture japonaise, que les autres pays essaient de s'approprier ?

Il est vrai que les emojis sont très liées à la culture japonaise. D’abord par leur rapport au graphisme. En les voyant, il est difficile de ne pas penser au graphisme très expressif des mangas et des animés. De plus, les emojis sont venus remplacer les Kao Mojis qui rappellent l’art de la calligraphie asiatique. Par exemple, avec les Kao Mojis, le smiley « content » pourra se figurer ainsi : (^_^)          (^-^)          (^o^)         ^_^          (=^_^=)       。◕ ‿ ◕。         (^∇^)    (*≧▽≦) ( ´ ▽ ` )

 (* ▪ ω ▪)  (*´Д`*) ヽ(´▽`)ノ♪ b   ( ̄▽ ̄)   d (# ̄▽ ̄#)          (^~^) ( ´∀`)

C’est très joli d’un point de vue graphique, mais difficile transposable pour les Occidentaux. D’où l’arrivée des emojis qui se téléchargent en fonction du type de smartphone dont on dispose.

La différence d’usage se comprend dans le rapport de chaque culture à l’émotion et à l’image. En Asie, le groupe prime sur l’individu et l’expression de ses émotions. De plus, il n’est pas de bon ton chez les asiatiques d’exprimer des émotions fortes en public, un peu comme dans le code de bienséance en usage à la cour sous l’Ancien régime. En outre, les emojis impliquent une promesse de transparence par l’image. Or, on sait que cela a déjà fait problème pour adapter certains contenus médiatiques, notamment la téléréalité (Big Brother en particulier). En effet, l’image n’est pas censée reproduire la réalité stricto sensu mais la dépasser spirituellement. On préfère donc des associations d’images qui permettent à chacun de juger par lui-même et pas par le regard de "l’Autre". Il est donc logique qu’en Asie, l’usage des emojis mettent davantage l’accent sur le contexte pour raconter, alors que les Américains ont un rapport beaucoup plus simple à l’émotion. Elle s’exprime sur un visage, on la comprend comme telle.

Donc comme tous les phénomènes médiatiques voués à avoir un usage transnational, des différences d’usages et des adaptations se constatent. Cependant, indépendamment de l’usage lié aux normes culturelles, une émotion reste un invariant et les images très expressives que sont les emojis les reproduisent très bien. On les comprend donc facilement d’une culture à l’autre. On va donc avoir deux pôles à prendre en compte :

- les normes et valeurs propres à chaque culture qui vont entraîner des variations d’usages selon les pays ;

- des éléments similaires : une émotion bien retranscrite sera compréhensible par tout le monde, car c’est un universel humain. Par exemple, quand on voit une image qui exprime un sourire, on ne pensera pas que la personne est triste, et ce, quel que soit le pays.

Ce moyen d'expression préfigure-t-il malgré tout une forme de langage universel ?

On peut définir sommairement un langage de la façon suivante : un ensemble d’éléments reconnaissables par tous, qui, structurés ensemble, permettent de décrire le monde (environnement et vécu) et de le dire aux autres. C’est la notion de structure qui est prépondérante pour parler de langage. Et c’est ce qui va faire défaut dans le cas des emojis. En effet, ce sont des signes reconnaissables par tous, mais pour l’instant il n’y a pas de principe d’agencement fixe qui permettent de parler de langage en tant que tel. On peut tout au plus penser à des signes d’expression universelle que l’on structure différemment selon la culture, selon les groupes et selon chaque personne.

Ce nouveau moyen de communication touche principalement les adolescents, via les smartphones et surtout les réseaux sociaux. Doit-on y voir un nouveau danger affaiblissant le langage des jeunes et un obstacle à l'apprentissage de la grammaire, la conjugaison voire le vocabulaire ? A contrario, doit-on y lire le signe du développement infini des moyens d'expression de son état d'esprit et de ses sentiments ?

Les jeunes ont toujours eu leur langage propre pour s’exprimer entre eux. Si on prend l’argot, il a ses codes et ses expressions propres et est totalement incompréhensible pour quelqu’un qui ne les connaît pas. Par exemple, « claquemuche » est un terme argotique des années 1930-40. Il signifie « camembert ». Impossible de le deviner si on n’en connaît pas le sens. Cependant, l’utilisation d’un langage propre n’empêche pas d’apprendre le langage commun à tous qui permet à tout un chacun de comprendre ce que l’autre dit ou écrit. Il suffit de savoir compartimenter son comportement et son langage au sein de son groupe de pairs et ceux que l’on adopte avec les autres (les parents, les professeurs, éventuellement des employeurs etc.). Ceci dit, il est fondamental d'intégrer la nécessité de compartimenter selon que l'on se situe dans le groupe de pairs ou pas.

On peut y voir un meilleur apprentissage de l’expression de ses émotions, notamment chez les  jeunes. En effet, les emojis étant très variés, elles invitent à bien préciser le sentiment et l’état d’esprit. Cela peut inciter les jeunes à mieux savoir les identifier, et ensuite mieux les retranscrire en langage écrit classique voire à mieux comprendre ce qu’ils ressentent.  

Propos reccuellis par Marianne Murat

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