Ventilateur à clash : comment Vladimir Poutine est devenu un marqueur idéologique infaillible des débats français<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine a de nouveau fait parler de lui en cette fin d'année en acceptant de libérer Mikhaïl Khodordkovski ainsi que les activistes du groupe "Pussy Riot"
Vladimir Poutine a de nouveau fait parler de lui en cette fin d'année en acceptant de libérer Mikhaïl Khodordkovski ainsi que les activistes du groupe "Pussy Riot"
©Reuters

Coup de poing

Vladimir Poutine a de nouveau fait parler de lui en cette fin d'année en acceptant de libérer Mikhaïl Khodordkovski ainsi que les activistes du groupe "Pussy Riot". S'il semble conserver une image relativement sulfureuse dans les opinions occidentales, ce geste politique a pu être interprété par certains comme une volonté d'ouverture.

Atlantico : S'il reste perçu comme très clivant, le Président russe semble de moins en moins décrié dans les opinions occidentales, un fait vérifié notamment par la récente annonce de la libération des Pussy Riots et de Mikhail Khodorkovski. Peut-on en déduire que M. Poutine est devenu au fil des années un véritable marqueur idéologique dans le paysage politique ?

Philippe Migault : En premier lieu les "opinions publiques occidentales" ne constituent pas un bloc homogène et définissable. Même si on les instrumentalise régulièrement.  On pensait que ces mêmes opinions occidentales étaient favorables à une intervention en Syrie, or les sondages ont vite démontré le contraire (tant aux Etats-Unis qu'en Europe, NDLR). On nous dit aujourd'hui qu'elles considèrent Vladimir Poutine comme un tyran, alors que cette vision est simplement celle d'une bonne partie des médias et des élites politiques de l'occident. Je ne suis personnellement pas persuadé que les populations américaine et européennes partagent complètement ce point de vue. Il faut aussi souligner que les milieux politiques ont bien du reconnaître que c'est la solution russe, celle de Poutine, qui a permis d'éviter des frappes sur la Syrie et d'initier un début de sortie de crise. Forbes le désigne comme l'homme de l'année, il est le doyen des dirigeants en exercice au sein des puissances qui comptent et il est incarne un leadership que seul peut éventuellement lui contester Barack Obama. Il y a donc un sentiment partagé dans les milieux médiatico-politiques occidentaux qui, d'une part ont incontestablement du respect pour un homme démontrant des capacités politiques hors normes, mais qui, d'autre part, nourrissent une solide haine envers celui qui a notamment imposé sa solution dans le dossier syrien.  Mais en décidant de "bouder" les JO de Sotchi, des dirigeants comme Hollande et Obama reconnaissent implicitement que Poutine marque des points sur la scène internationale. Ensuite on peut dire que la libération des Pussy Riots et de Khordkovski est un acte qui s'inscrit dans une nouvelle politique de soft power bien plus vaste. Le Kremlin a parfaitement compris qu'il devait mener une offensive sur le plan des idées et de la rhétorique civilisationnelle exactement comme le font les Américains. 

Par la suite, on peut dire que la libération des Pussy Riots et de Khordkovski est un acte qui s'inscrit dans une nouvelle politique de soft power bien plus vaste. Le Kremlin a parfaitement compris qu'il devait mener une offensive sur le plan des idées et de la rhétorique civilisationnelle exactement comme le font les Américains.

Pierre Lorrain : Il me semble que Vladimir Poutine est le contraire d’un « marqueur idéologique » en ce sens que la seule « idéologie » qu’il est possible de lui prêter est un très fort pragmatisme, à rebours de l’attitude générale de la classe politique ouest-européenne qui fait passer généralement les grandes idées avant les contingences – souvent peu enthousiasmantes – de la réalité. La gestion catastrophique du dossier ukrainien par les représentants de l’Union européenne est symptomatique de cette attitude d’éloignement du réel. Pourquoi proposer à l’Ukraine une zone de libre-échange alors qu’elle ne produit pas de biens susceptibles d’intéresser le marché européen et que son industrie est presque entièrement tournée sur les anciennes républiques soviétiques, à commencer par la Russie. Russie qui, en plus, est son principal fournisseur d’énergie ? Peut-être parce que l’on s’imagine naïvement à Bruxelles et dans d’autres capitales qu’il suffirait aux Ukrainiens de se rapprocher de l’UE et adopter des « valeurs européennes » pour voir son économie devenir soudain, et par miracle, compétitive. Si encore cet accord s’était accompagné d’aides et d’investissements massifs dans l’économie ukrainienne, pour aider la transformation et la modernisation de son industrie, les Ukrainiens auraient pu réfléchir. Dans cette affaire, Poutine n’a fait que profiter – comme il sait le faire – de l’inconséquence d’une politique européenne brouillonne.

Quant à la grâce de Mikhaïl Khodorkovski, le président russe a indiqué à plusieurs reprises au cours des deux dernières années qu’il était disposé à l’examiner à condition que l’intéressé en fasse la demande, comme il est de règle un peu partout dans le monde. C’est toujours le pragmatisme : pourquoi conserver dans un camp de travail un homme devenu un symbole – réel ou supposé – de l’arbitraire du Kremlin, alors qu’il avait déjà purgé une peine largement suffisante ?

Sur le plan culturel Vladimir Poutine a fait de l'opposition au libéralisme sociétal un des axes majeurs de sa politique. Ce positionnement peut-il "faire des petits" dans le monde politique occidental ?

Pierre Lorrain : Si « faire des petits » signifie faire changer d’avis ceux qui sont dans une démarche outrancière de changement de société inspirée non par le libéralisme, mais par l’ultra-gauchisme post soixante-huitard, je ne crois pas que ce soit le cas. Poutine, en tant que président de son pays et fort de son autorité, affirme des positions qu’il estime conformes aux traditions de la Russie et qu’une large majorité de Russes considère comme morales. Il convient d’ailleurs de remarquer que ces valeurs, que défend notamment l’Église orthodoxe, étaient également dans une large mesure celles de l’ancien pouvoir soviétique – il suffit de se souvenir que le régime communiste punissait l’homosexualité. Poutine s’inscrit donc dans une continuité qui lui facilite sans doute la tâche. Il n’en demeure pas moins que les dérives que l’on constate en France ne touchent pas forcément d’autres pays européens et que certains, comme l’Espagne, tentent de revenir sur certaines décisions prises par d’anciennes majorités de gauche. Dans le domaine sociétal, les transformations dans un sens ou un autre dépendent essentiellement du volontarisme politique.

Lors de son discours de Munich en 2007, le locataire du Kremlin avait rejeté en bloc l'hégémonie américaine pour mieux théoriser le concept d'un "monde multipolaire" où les puissances s'équilibreraient entre elles. Peut-on dire que les récents événements, en particulier en Syrie, tendent vers une petite révolution de la façon de penser la géopolitique ?

Philippe Migault :Il n'y a pas de révolution dans la manière de penser la géopolitique. Les critères de la puissance fluctuent à la marge mais demeurent immuables. Ceci dit, le monde multipolaire, nous y sommes déjà. Le monde unipolaire américain a été une courte parenthèse, entre 1991 et la crise financière de 1999; Le leadership américain est aujourd'hui contesté par un bloc chinois pesant de plus en plus sur la scène internationale. Le bloc européen, si tant est qu'il ait jamais existé, est en train de se déliter tandis qu'un  bloc se reconstitue autour de la Russie notamment dans le cadre de l'Union Douanière (Russie-Biélorussie-Kazakhstan, Arménie et Kirghizstan candidates et possiblement l'Ukraine sous peu, NDLR). Le Brésil et l'Inde, dans un registre moindre, sont des pays qui refusent eux aussi de se faire dicter leurs politiques par Washington. Le monde multipolaire est un fait, un fait qui confirme la stratégie d'un Etat-nation fort, capable de s'affirmer dans les équilibres planétaires, comme l'a fait le kremlin  et comme ne pourra jamais le faire Bruxelles. 

Pierre Lorrain : La théorie du « monde multipolaire » n’est pas propre à Poutine et il ne l’a certainement pas théorisée. Elle date des années 1980 lorsque l’Union soviétique, qui voyait s’accumuler les problèmes et n’était plus en mesure de rivaliser avec les États-Unis dans le cadre d’un « monde bipolaire », a entrepris de faire miroiter aux Européens l’idée d’un monde à « géométrie variable » dans le but de creuser un fossé entre les deux rives de l’Atlantique et pousser à la construction d’une « maison commune européenne » qui pouvait permettre à l’URSS d’utiliser le potentiel économique de l’Europe occidentale pour, d’une certaine manière, sauver le communisme.

L’effondrement de l’URSS de 1989 à 1991 se traduisit par la disparition de l’un des « pôles » et l’apparition – par la force des choses – d’un « monde unipolaire ». Dans les années 1990, certains hommes politiques et géopoliticiens russes, comme Guennadi Ziouganov, le patron du KPFR (Parti communiste de la Fédération de Russie) ou l’historien Alexandre Douguine, émirent l’idée que la Russie devait retrouver son rôle de contrepoids mondial en formant une vaste coalition avec tous les « adversaires » des États-Unis – Chine, Iran, Corée du Nord, Cuba, etc. De son côté, le Kremlin adhérait plutôt à l’idée d’un espace de sécurité commun « de Vancouver à Vladivostok ». En fait, ce furent les États-Unis, sous George Bush qui tournèrent le dos à l’idée d’entente avec une Russie qui n’avait plus son importance d’antan et que certains milieux de Washington continuaient à considérer comme l’adversaire historique. Une position partagée, en sens inverse, par les très nombreux nostalgiques russes de la Derjava (grande puissance). À Munich, en 2007, Poutine se borna à tirer les enseignements de cette situation.

Paradoxalement, les événements de Syrie ne mettent pas réellement en évidence un « ordre diplomatique » nouveau, mais constituent simplement le triomphe de la realpolitik traditionnelle. La position de la Russie était la suivante : « Ne pas chercher à renverser le pouvoir existant en Syrie tant que l’on ne sait pas ce qui va venir à la place ». Les Occidentaux, trop confiants malgré de récents exemples du contraire, pensaient que la chute de Bachar el-Assad serait suivie par l’avènement d’un pouvoir démocratique. La montée des islamistes radicaux parmi les combattants de l’opposition syrienne a donné à Poutine les arguments pour les convaincre du contraire, à commencer par l’administration Obama, et pousser à la recherche d’une solution négocié au problème syrien.

Vladimir Poutine a su au fil des années renverser le rapport de force entre le pouvoir politique et les forces économiques, réussissant ainsi à imposer une stratégie économique d'ensemble. Peut-on dire pour autant, comme cela est parfois évoqué, qu'il est le dernier homme politique capable d'incarner les fonctions régaliennes ?

Philippe Migault :Une chose me semble évidente. Dans une Union Européenne où l'on nous dit qu'il faut défendre une vision de la "bonne gouvernance", nous sommes aujourd'hui confrontés à un effondrement économique et géopolitique conséquent. A l'inverse Poutine a su concrètement défendre le principe de gouvernance qui a été longtemps le notre, celui d'un Etat-Nation fort qui pilote les grandes orientations industrielles, jugule les excès des oligarques et des financiers. Cette politique économique russe est aujourd'hui en position de jouer les contre-modèles face à cette politique de l'effacement progressif des nations souhaité par Bruxelles, d'autant qu'elle se double d'une défense des traditions et de l'identité qui répond à la lame de fond très puissante qui monte dans l'UE et agite le débat politique européen. La Russie d'aujourd'hui propose finalement un modèle qui n'est pas très éloigné de celui qui prévalait en France dans les années 1960, un Etat fort, qui initie les grands programmes, pèse dans l'économie, privilégie les intérêts nationaux. On peut comprendre qu'une certaine nostalgie émerge dans en Occident face au phénomène Poutine. 

Pierre Lorrain : En réalité, l’économie est aujourd’hui le principal problème de la gestion de Poutine. La Russie bénéficie depuis trop longtemps de la situation de rente que lui confèrent ses exportations d’hydrocarbures. Bénéficiant de cette manne continue de « pétrodollars » qui permet de financer le budget de l’État, elle a trop tardé à prendre les mesures qui s’imposaient pour moderniser son industrie. La création de corporations d’État regroupant les entreprises des secteurs stratégiques a eu des effets pervers : les investissements étatiques massifs ne sont pas traduits par une amélioration, mais par une persistance des problèmes. Les grandes industries, notamment dans le domaine de l’armement, sont vieillissantes et, pour certaines, obsolètes, malgré un programme fédéral d’armement de 20 000 milliards de roubles (environ 500 milliards d’euros) jusqu’en 2020. La modernisation ne se fait pas et l’argent vient enrichir les dirigeants des entreprises publiques, leurs sous-traitants et des intermédiaires. La semaine dernière, Vladimir Poutine, son ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le vice-Premier ministre chargé du secteur militaro-industriel, Dmitri Rogozine, se sont vus contraints de prévenir ces industriels qu’à la fin du programme d’armements, leurs entreprises devraient être rentables dans la production de biens civils…

En réalité, comme le prouvent les exemples nombreux d’économie dirigée dans le monde (URSS, Yougoslavie, Cuba, Corée du Nord, Chine d’avant les réformes de Deng…)  l’État paraît peu capable de gérer correctement une économie. C’est sans doute pour cela que l’économie n’a jamais fait partie des fonctions régaliennes de l’État.

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