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Mal élevé ? Pourquoi Alexis de Tocqueville n'appréciait pas les bonnes manières françaises
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Bonnes feuilles

En célébrant la civilité, les penseurs des Lumières expriment une confiance nouvelle dans la nature humaine : les hommes sont naturellement sociables et le progrès des manières aide à les rendre plus heureux et plus vertueux. Mais ces promesses recouvrent une sourde inquiétude : les formes les plus raffinées de la civilité peuvent aussi dissimuler le mensonge et favoriser la domination. Extrait de "La politesse des Lumières" (2/2).

Philippe Raynaud

Philippe Raynaud

Philippe Raynaud est professeur de science politique, agrégé de philosophie et docteur en science politique. Membre de l'Institut d'études politiques de Paris, il enseigne à l'université de Paris-II Panthéon-Assas. Il a publié de nombreux ouvrages et articles concernant en particulier le libéralisme et la pensée républicaine en Europe et en Amérique.

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Stendhal développe une anthropologie comparée qui doit beaucoup à des idées comme celles du caractère national ou de ce que Montesquieu appelait « l’esprit général d’une nation » : il a quelque chose de « culturaliste ». Ces idées jouent un rôle nettement moindre chez Tocqueville, qui, sur cette question, se situe plutôt dans la tradition de la philosophie politique classique, même s’il en renouvelle profondément les concepts : l’essentiel reste la question du régime, mais qui est chez lui ramenée à la summa divisio entre aristocratie et démocratie. L’effet principal est paradoxalement l’effacement de la problématique du XVIIe et du XVIIIe siècle, à un degré surprenant chez un homme qui, de son propre aveu, relisait sans cesse Pascal, Montesquieu et Rousseau : Tocqueville réfléchit sur le devenir de la politesse dans le monde démocratique, mais il ne s’intéresse plus à ce qui, à la fin de l’Ancien Régime, distinguait la « politesse » française de la simple « civilité ». Chez Stendhal, l’Amérique apparaissait à la fois comme une continuation démocratique de l’Angleterre et comme une terre où la « nature » domine chez les Pionniers comme chez les « Sauvages ». Chez Tocqueville, l’Amérique figure avant tout la terre de la « démocratie », et les autres nations sont pensées ou bien comme « aristocratiques », ou bien comme en devenir démocratique. Les Pionniers n’ont chez lui plus rien en commun avec les prétendus « Sauvages », qui sont en fait des aristocrates déchus : « Lors de l’arrivée des Européens, écrit-il, l’indigène de l’Amérique du Nord ignorait encore le prix des richesses et se montrait indifférent au bien-être que l’homme civilisé acquiert avec elles. Cependant on n’apercevait en lui rien de grossier ; il régnait au contraire dans ses façons d’agir une réserve habituelle et une sorte de politesse aristocratique51. » Quant aux relations entre l’Angleterre, l’Amérique et la France, elles doivent d’abord être comprises à partir de la polarité entre une Angleterre qui reste essentiellement aristocratique et une Amérique démocratique — la France étant dans un état instable caractérisé par la domination de l’« esprit révolutionnaire », que les Français distinguent mal de l’esprit démocratique américain. On peut le voir notamment au début du texte célèbre sur les relations entre maître et serviteur, qui commence significativement par des considérations sur la politesse entre inégaux :

Un Américain, qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour : « Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des manières absolues qui nous surprennent ; mais, d’une autre part, les Français usent quelquefois avec les leurs d’une familiarité, ou se montrent à leur égard d’une politesse que nous ne saurions concevoir. On dirait qu’ils craignent de commander. L’attitude du supérieur et de l’inférieur est mal gardée. »

Cette remarque est juste, et je l’ai faite moi-même bien des fois.

La première conséquence de cette manière de voir est de produire une saisissante simplification du problème de la civilité. Tocqueville ne dit presque rien des grands problèmes qui avaient opposé Montesquieu, Hume et Rousseau, et notamment de la polarité que ceux-ci établissaient, dès l’Ancien Régime, entre la France et l’Angleterre. Pour lui, ce qui est important vient de la Révolution : l’Angleterre est une société qui reste aristocratique, mais où la classe moyenne a déjà une grande influence, la France reste dans un état « révolutionnaire », dans lequel les anciennes formes sont en décomposition sans que les nouvelles apparaissent. Toutes les analyses de la politesse, de la conversation, de la galanterie, etc., qui nourrissaient les discussions du XVIIIe siècle, ont disparu. Plus généralement, si Tocqueville reprend la distinction de Montesquieu entre les moeurs et les manières, il ne suit pas son analyse de leurs relations avec les différents régimes monarchique, républicain et despotique. D’un autre côté — et la chose est significative —, il relativise la distinction entre la moralité « intérieure » qu’exprimeraient les moeurs et la dimension purement « extérieure » des manières.

Que devient, dans ces conditions, la distinction entre « politesse » et « civilité », qui jouait un si grand rôle dans les discussions du XVIIIe siècle siècle ? En fait, le mot « civilité » n’apparaît pas dans la Démocratie en Amérique, mais il y est beaucoup question de « civiliser », d’une manière où l’on entend encore quelque chose des discussions des Lumières. La civilisation, le fait de se civiliser est en effet tout autre chose que la politesse : les Américains, du fait de la diffusion démocratique des Lumières, sont « le peuple le plus civilisé de la terre », mais ils ignorent néanmoins tout des raffinements de la politesse, qui jouent au contraire un rôle central dans les sociétés aristocratiques — dans l’Ancien Régime français mais aussi chez les Sauvages indiens, qui sont polis sans être civilisés.

La conséquence de cette recomposition tocquevillienne est de placer la « politesse » traditionnelle du côté de la hiérarchie et de la rabattre sur l’étiquette, sans voir tout ce qui, dans la politesse ou même dans la civilité, vient tempérer et compenser la dureté de la domination. Le problème fondamental est donc, pour Tocqueville, celui du passage d’une société hiérarchique aux usages et aux codes complexes, dans laquelle le moindre manquement peut apparaître comme une offense (ou frapper de ridicule celui qui l’a commis), à une société égalitaire, plus tolérante aux écarts parce qu’elle ne les perçoit pas, et dans laquelle une nouvelle forme de politesse apparaît, moins raffinée, plus naturelle mais néanmoins réelle — et capable de produire de la bienveillance55. Il faut cependant noter que la dialectique de l’égalité des conditions introduit dans ce schéma trop simple une certaine complexité que l’on perçoit très bien dans le chapitre sur les maîtres et les domestiques. Tocqueville n’ignore pas, en effet, que dans l’Ancien Monde une certaine familiarité était possible entre les classes supérieures et les classes inférieures, qui tenait justement au fait que l’on savait que l’inégalité fondamentale ne risquait pas d’être remise en question. Il note que, dans le nouveau monde démocratique, l’incertitude sur ce point produit un certain durcissement des manières et des relations entre classes : la ségrégation spatiale et le snobisme sont les conséquences de ce goût de la distinction qui progresse en même temps que l’égalité imaginaire. La dureté anglaise, et la relation ambivalente de la classe moyenne anglaise envers l’Amérique, dont témoignera le livre de Mme Trollope, vient peut-être de là.

Dans tout cela, Tocqueville n’oublie jamais qui il est : un noble attaché à ce que le monde aristocratique avait de grand, mais sincèrement rallié à la démocratie dont les principes sont vrais. Cependant, Tocqueville n’est pas n’importe quel noble : il n’est ni courtisan ni salonnier, il appartient à une noblesse provinciale qui ne prise ni l’abaissement des nobles devant le Roi, ni les jeux entre l’égalité et la politesse qui ont accompagné en France le développement et la diffusion des Lumières. Le résultat paradoxal de cet attachement aux valeurs de l’ancienne France est que Tocqueville se sent finalement plus proche de la vertueuse République américaine que des Lumières françaises et, surtout, de la France galante ou libertine. C’est pour cela qu’il fait de la femme américaine un éloge qui n’a de sens que par opposition à la France, et qui n’est pas sans rappeler la comparaison faite par John Adams entre les Françaises et les Américaines :

Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité conjugale comme une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’elles crussent que ce fût s’abaisser de s’y soumettre. Il m’a semblé voir, au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire du volontaire abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. C’est là, du moins, le sentiment qu’expriment les plus vertueuses : les autres se taisent, et l’on n’entend point aux États-Unis d’épouse adultère réclamer bruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses plus saints devoirs.

On a remarqué souvent qu’en Europe un certain mépris se découvre au milieu même des flatteries que les hommes prodiguent aux femmes : bien que l’Européen se fasse souvent l’esclave de la femme, on voit qu’il ne la croit jamais sincèrement son égale.

[…] Pour moi, je n’hésiterai pas à le dire : quoique aux États-Unis la femme ne sorte guère du cercle domestique, et qu’elle y soit, à certains égards, fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé plus haute ; et si, maintenant que j’approche de la fin de ce livre, où j’ai montré tant de choses considérables faites par les Américains, on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes.

Tocqueville, qui passe pour « nostalgique » de la société aristocratique, n’a donc que fort peu de sympathie pour la sociabilité nobiliaire de la fin de l’Ancien Régime : il condamne les moeurs « dissolues » de l’ancienne aristocratie et tient manifestement pour peu de chose les «manières » dont Montesquieu faisait tant de cas. La lecture de L’Ancien Régime et la Révolution permet de comprendre les raisons de cette indifférence, voire de cette hostilité, envers un héritage que beaucoup de nos contemporains, même démocrates, seraient bien près d’admirer. Pour Tocqueville, le XVIIIe siècle est essentiellement marqué par l’affaiblissement de la noblesse, qui se distingue en fait de moins en moins de la couche supérieure des roturiers, et dont les privilèges perdent leur légitimité faute d’être ancrés dans un pouvoir réel. La réalité est donc que les hommes étaient en France de plus en plus semblables et que la différence des « manières » ne faisait que masquer cette évolution séculaire : « À la fin du XVIIIe siècle, on pouvait encore apercevoir sans doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, une différence ; car il n’y a rien qui s’égalise plus lentement que cette superficie de moeurs qu’on nomme les manières ; mais, au fond, tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits. »

Quant au monde des salons, qui passe communément pour le plus beau fleuron de la « monarchie civilisée », il est précisément celui dans lequel se sont formées les dispositions qui ont produit la Révolution et qui lui ont donné le tour doctrinaire et abstrait qui a rendu plus difficile la fondation durable de la liberté politique58. Chez le grand philosophe de la démocratie, qui est aussi pourtant le meilleur disciple de Montesquieu, les «manières » françaises, qui ne sont qu’une « superficie de moeurs », ne représentent plus une voie vers la liberté susceptible d’être une alternative à la voie anglaise : elles ont partie liée avec l’action niveleuse de la monarchie plus qu’avec la liberté aristocratique, elles ont fini par contribuer à la formation de l’esprit révolutionnaire et elles n’ont pas de place dans le monde démocratique.

Extrait de "La politesse des Lumières - Les lois, les mœurs, les manières",  Philippe Raynaud, (Editions Gallimard), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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