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Guerre Froide : quand la France recrutait des espions de l'Est pour en faire des taupes
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Bonnes feuilles

La plus grande réussite du contre-espionnage français depuis 1945: le recrutement et l'exploitation d’une taupe au sein du KGB soviétique – Vladimir Vetrov – est pour la première fois racontée par les responsables de la DST qui ont géré le dossier de bout en bout. Extrait de "L'affaire Farewell vue de l'intérieur" (1/2).

Les années 1960-1970 ont bouleversé l’orientation des services de renseignement et de contre-espionnage français, en premier lieu la fin de la guerre puis l’indépendance de l’Algérie. Tant sur le territoire algérien qu’en France métropolitaine, la DST avait vu pendant la période précédente toutes ses ressources accaparées par la lutte contre le terrorisme du FLN et, à compter de 1962 pour partie, par la lutte contre les séquelles OAS du problème algérien. La lutte antiterroriste phagocytait le contre-espionnage qui n’était plus une priorité de l’État. Il fallait parer au plus pressé !

En pleine guerre froide, l’activité des services de renseignement des pays de l’Est sur le territoire français n’était pas vraiment contrôlée. La mission de lutte contre les ingérences du KGB, du GRU et autres services satellites sur le sol national était, faute de moyens, laissée quasiment à l’abandon. Pour le principe, on avait maintenu quelques cellules, réduites à la portion congrue, à telle enseigne que des équipes américaines surveillaient les Soviétiques à Paris en lieu et place des Français ! En 1966, la France quitta l’OTAN. Personnel et installations déménagèrent à Bruxelles. Obsession des Soviétiques, cette organisation internationale avait focalisé longtemps l’attention de leurs services. Les effectifs pléthoriques de l’ambassade de l’URSS demeurèrent pourtant à Paris.

La DST ne commença réellement à travailler sur les services des pays de l’Est avec des moyens dignes de ce nom qu’en 1963-1964. La division de contre-espionnage « A4 » connut alors un véritable essor sous l’impulsion d’un chef charismatique, André Guérin, enregistrant ses premiers résultats. Le commissaire divisionnaire Guérin, dit «Toto », était un personnage étonnant, une légende vivante, dont la réputation devait largement franchir les frontières. C’était un grand spécialiste du contreespionnage. Fils de gendarme, il avait commencé sa carrière comme inspecteur aux Courses et Jeux, puis, avant la guerre, avait fait partie du Contrôle général de surveillance du territoire. Au moment de la débâcle en juin 1940, il avait regagné Bordeaux à bicyclette. On disait – ce qu’il trouvait d’ailleurs ridicule – qu’il avait été capable de reconstituer les archives de la ST de mémoire. En réalité, sa mémoire tenait du prodige.

Guérin était de la promotion de commissaires de 1943. L’École nationale supérieure de police (ENSP) de Saint-Cyr-au- Mont-d’Or était alors dirigée par l’amiral Ven. Il avait en tout cas joué un rôle de premier plan après la Libération dans les affaires dites « Liqui1 » de collaboration. Lorsque Raymond Nart se présenta à lui pour la première fois, à la fin de l’été 1965, il était en grande conversation avec quelques-uns de ses inspecteurs, manifestement des anciens de la Marine. Parmi eux figurait Pierre Bonnety, un ancien quartier-maître sous-marinier qui avait participé à l’épopée du Casabianca2. De petite taille, vif, « Toto » avait le teint plutôt basané, les yeux bridés et perçants, on aurait dit, derrière son bureau, un amiral japonais. C’était un entraîneur d’hommes. De temps à autre, il participait avec son personnel à des « dégagements ». Certains ont fait date. Il était capable de danser sur les tables dans un cabaret de Montmartre jusqu’à l’aube, et d’être néanmoins à 8 heures à son bureau. Bourreau de travail, il était très organisé, il tenait des carnets, prenant des notes à partir des renseignements qui lui remontaient du réseau d’agents, mais c’était avant tout et surtout un maître de l’interrogatoire et il valait mieux ne pas « passer entre ses pattes ». Lorsqu’il était chef de la division A4, il ne pratiquait plus lui-même cet exercice où il avait jadis excellé. En revanche, pour les cas importants, il suivait en temps réel les interrogatoires pratiqués par ses inspecteurs. Ceux-ci étaient convoqués à midi et à 18 heures dans son bureau avec le PV. S’ensuivait généralement une explication de texte musclée, ligne après ligne, crayon en main, un interrogatoire de l’interrogateur. « Pourquoi ? Comment ? C’est incomplet ! Il vous mène en pirogue ! Il minimise ! » Dans ces circonstances-là, «Toto » était terrible, l’empoignade se terminait en général par son leitmotiv : « Je veux tout, tout dans le détail1 ! »

Au demeurant, en privé, il méritait d’être connu pour ses qualités humaines, il lui arrivait de payer des frais sur ses deniers, avec cela c’était un bon vivant, rigolard, d’excellente compagnie. Le hasard des affectations avait fait qu’à une époque, lui qui était de petite taille, avait comme chauffeur-garde du corps un sousbrigadier de 1,90 m. Attelage improbable qui hantait la place des Saussaies où était garée leur 403 Peugeot bleu marine.

Le grand mérite d’André Guérin a été de renouveler en quelque sorte le contre-espionnage qui est le coeur de métier de la DST et de mettre en place les équipes et les procédures de contrôle des services des pays de l’Est à Paris. Attachés militaires, diplomates et assimilés étaient soumis à un contrôle strict dans leurs déplacements et relations. Ce qui signifiait notamment que des équipes compétentes repéraient, identifiaient et enquêtaient sur tout citoyen français ou tout étranger, en relation, de quelque nature qu’elle soit, avec un Soviétique. Ce n’était pas a priori un suspect, mais il se retrouvait pour finir rue des Saussaies où il subissait un « examen de situation » en général des plus courtois à la surprise des intéressés. Il faut dire que la rue des Saussaies1 n’avait rien de sympathique pour le citoyen ordinaire. La Gestapo y avait eu son siège, nombre de résistants y avaient été torturés, certains y sont morts2. Pour toute une génération, il en restait quelque chose dans la mémoire collective. Le passage rue des Saussaies n’avait cependant rien d’obligatoire. Le fin du fin consistait à faire la démarche inverse et à se déplacer chez « le client », en général haut placé ou qu’il était souhaitable dès le départ de ne pas indisposer par une impertinente convocation bleue3.

Le jeune homme d’une trentaine d’années qui fut affecté au service de Guérin en 1966 était loin de se douter qu’il deviendrait un jour son successeur à la tête de la division A4. Né en 1937 à Gaudonville, un petit village du Gers, ancienne place forte médiévale d’une centaine d’habitants, Raymond Nart présentait le profil classique de la méritocratie républicaine : arrièrepetit fils d’immigré espagnol par son père (lui-même cadre à la SNCF) et petit-fils d’agriculteur par sa mère, il a suivi un parcours classique au gré des affectations familiales : école primaire à Béziers, collège de Jésuites à Mautauban (rugby et foot à volonté) et enfin bachot au lycée Pierre de Fermat à Toulouse… section A’ : latin-grec et langues vivantes anglais et… russe, déjà ! Après une préparation militaire à Toulouse, le jeune Nart débute son service à l’École militaire supérieure interarmes de Cherchell, dont il sort aspirant. En 1960, il est envoyé, comme beaucoup de jeunes de sa génération, en Algérie. Il connaît le pays : il a effectué en 1958 un stage dans les sections administratives spéciales en Kabylie, avec un contingent d’étudiants. Parmi eux se trouvait le futur général Philippe Rondot. Évidemment, le service dans un régiment d’infanterie n’a pas grand-chose à voir avec un stage administratif : d’abord affecté au 51e RI dans le Constantinois, où se trouve déjà son frère cadet, Nart rejoint ensuite le commando de chasse L125 puis la 117e unité de force locale. Il est le seul officier du contingent dans cette unité de force nord-africaine. Celle-ci assure notamment l’ordre dans Alger lors de l’Indépendance. Resté sur place, Nart est affecté à l’état-major de Philippeville, au 2e bureau. En clair, il fait du renseignement.

Rentré en France en avril 1963, libéré de ses obligations, il passe dès le mois de mai le concours de commissaire. Reçu, il rejoint l’École de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Sa première affectation sera un stage à la Sûreté à Bordeaux, en 1965. À la fin du stage, il demande une affectation à la DST. Et il s’inscrit aux cours du soir de Langues O, pour reprendre ses études de russe. Son affectation auprès de Guérin n’a donc rien de vraiment surprenant. Mais il ne se doute pas encore qu’il va y consacrer la plus belle part de sa carrière… Et ce grâce à une des toutes premières sources qu’il ait recrutées.

Extrait de "L'affaire Farewell vue de l'intérieur", Jacky Debain, Raymond Nart, (Nouveau Monde Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ci.

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