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Et si le selfie à 3 d'Obama lors de l'hommage à Mandela nous montrait surtout comment on est passé du "je pense, donc je suis" à "on me voit, donc je suis"
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Descartes à la trappe

Il n'aura pas fallu 24 heures pour que la photo-portrait des trois dirigeants fasse le tour du monde et suscite l'indignation. Au-delà des polémiques, cette affaire montre le rôle toujours plus important de l'auto-représentation dans nos sociétés.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Les obsèques de Nelson Mandela ont été vécues et orchestrées comme celles d’une personne exceptionnelle, peut être le dernier personnage politique pouvant revendiquer d’être à l’origine de “la libération de son peuple”. Aussi la photographie montrant Barak Obamam, David Cameron et Helle Thorning Schmidt se livrant à une pratique de banal collégien, se prenant en photo de groupe  pour l’exposer immédiatement sur les réseaux sociaux a-t-elle fait scandale.

On pourrait penser d’abord qu’il s’agirait d’une réaction d‘humeur comme celle qu’on peut avoir face à une personne mal élevée qui parle pendant l’homélie du curé ou perturbe le cours du professeur. Le rire contrastait avec la tenue rigoureuse de Michèle Obama et détonnait.

Mais plus profondément, ce qui a choqué, c’est que des hommes politiques, d’importance, s’adonnent à un jeu aussi trivial, alors même qu’ils auraient dû être tout entiers absorbés dans l’hommage cultuel rendu à l’un d’entre eux. Ce rire, et ce jeu du selfie apparaissent ainsi comme une sorte de blasphème.

Et immédiatement, les principaux commentateurs de villipender la pratique elle-même du selfie, l’hypertrophie de l’image au détriment d’un prétendu “fond”, de dénoncer les risque que fait encourir la normalisation ou la banalisation de l’homme politique à la démocratie.

La première critique s’adresse à ce qu’on pourrait appeler perte de substance du sujet. Le “Je pense, donc je suis”, constitutif depuis Descartes de l’identité du sujet et par là de la démocratie, laisserait la place à un : “on me voit, donc je suis”.

Pourtant, le poète l’avait annoncé (Rimbaud), “Je est un autre” et la diffusion par Internet d’images permettant aux personnes de “se faire identifier” et par là de s’identifier à des images qui peuvent être multiples ne fait qu’exacerber un phénomène, émergent depuis un siècle.  

S’agissant des personnages politiques, ce phénomène signe le déclin de l’essence extraordinaire de l’homme politique, et sans doute aussi de la fonction de guide du peuple.

Durant l’époque moderne, de Descartes à la fin du siècle dernier, le rapport du peuple aux chefs politiques était diachronique : le chef pensait, décidait, proposait éventuellement et le peuple suivait, en démocratie choisissait celui qu’il allait suivre.

Maintenant, le rapport est plutôt synchronique, le chef et le peuple sont entraînés par le même mouvement qu’ils ne contrôlent pas et le chef de plus en plus est obligé de dire : “Je suis leur chef et donc je les suis”. Bien sûr un tel phénomène doit se voir dans toutes ses facettes, pour le meilleur (ce qu’on appelle le participatif ou la recherche d’un consensus) et pour le pire (notamment le gouvernement au sondage d’opinion).

L’exposition par la pratique du selfie d’hommes politiques sur Facebook entraînerait donc en quelque sorte leur “normalisation” ou leur banalisation.

C’est vrai, il s’agit d’ailleurs moins de normalisation au sens d’une mise en normes que d’une banalisation, c’est à dire à la fois une mise en commun (le four banal est le four de tous, le “ban” est l’ensemble des terres communes) et un retour à l’ordinaire, une désacralisation de l’homme politique.

Ce qui est tout à fait cohérent avec ce que j’ai dit plus haut.

Ceci change effectivement du statut de l’homme politique tel qu’il ressortissait de l’époque moderne : soit né d’une caste supérieure, notamment avant la révolution, soit ayant accédé, par ses seuls mérite et talent à ce statut de représentant du peuple, il était forcément différent, extraordinaire.

Le photographe qui a saisi (volé ?) cet instantané a cherché, dit-il, à rendre compte de l’essence “banale”, normale de ces grands personnages. Eux-mêmes d’ailleurs ont simplement, comme tout un chacun, assistant à une longue cérémonie, tenté de pallier l’ennui, par quelque amusement de potache.

En ce sens, ce sont des personnages ordinaires. Je dirai ordinaire, plutôt que normaux ou normalisés.

Mais le paradoxe bien sûr est dans le buzz que crée ce comportement ordinaire. C’est parce qu’ils ne le sont pas tout à fait, qu’on parle d’eux.

En ce sens, c’est bien une désacralisation qu’ils mettent en scène et d’une certaine manière, en faisant leurs adieux à Mandela, c’est une génération d’hommes politiques et une époque qu’ils clôturent.

Est-ce à dire que l’ultrafocalisation sur la pratique de “selfie” serait à interpréter comme une preuve de l’individualisation extrême dont souffre notre société ?

Il me semble qu’il faut décentrer le regard pour comprendre le phénomène. Trop souvent, philosophes, sociologues, publicistes analysent la société avec le “stock de connaissances” disponible, c’est-à-dire souvent des mots et des concepts qui ne sont plus pertinents. Il n’est pas étonnant dès lors qu’ils interprètent ces phénomènes d’exhibition sur Facebook comme relevant d’une nouvelle forme exacerbée de narcissisme.

Mais justement, il faut toujours replacer les faits sociaux dans leur contexte, les comprendre, comme le disait Marcel Mauss, comme des faits sociaux totaux.

Narcisse se mire dans une fontaine et se regarde. En se voyant, il existe. De même que Descartes existe en se sentant penser.

Au contraire, les tenants du selfie ne se regardent pas en s’exhibant, ils existent dans et par le regard des autres. Les autres sont leur miroir, c’est l’échange de regards qui fonde la personne regardée et la personne regardante.

Alors que dans un phénomène d’individualisme, la personne construit son identité, propre et immuable, dans un phénomène de selfie, la personne s’identifie à l’image que lui renvoient les autres, à l’image qu’elle donne.

En ce sens le phénomène du selfie est la fin des identités, au sens d’une identité stable, politique, sexuelle, affective, professionnelle etc. au profit d’identifications successives.

Le trio des trois personnages politiques l’a bien compris, qui offrent une combinaison éphémère au regard, une image non pas programmée, pensée, mais une sorte de capture d’image instantanée.

Que devient alors le politique, dans cette surexposition ?

Eh bien, eh oui, ce politique n’appartient plus aux spécialistes, il n’appartient plus à l’élite seule habilitée à le fréquenter et à parler le même langage que lui. Au contraire, il se donne en sacrifice en quelque sorte, et au lieu d’être le grand chef ordonnant le sacrifice, il n’est plus qu’une des victimes jetées en pâture au bon peuple.

Le, les hommes politiques ainsi capturés pour être vus par tous, dans un décorum on ne peut plus ordinaire, perdent leur aspect sacramentel ; ils sont des nôtres. Alors que l’homme politique voulait faire le bien du peuple, fût-ce contre son gré, ces hommes politiques, naïvement exposés sur ce vulgaire support qu’est Facebook, se donnent en partage.

Alors, la politique a-t-elle encore un sens ?

Sûrement pas au sens d’une direction, d’un projet. Ces hommes politiques ravalés au rang sinon de bouffons, du moins d’icônes à adorer ou vilipender, ne sont plus là pour mener le peuple, mais pour être avec lui.

Alors le politique s’il a encore un sens, garde celui d’une communion, d’une fraternisation, d’une destinée partagée. Non plus le projet, l’expert, le décideur, mais plutôt l’avancée commune, parfois chaotique, parfois erratique, mais commune.

Obama, Cameron, Helle Thorning Schmidt ont ainsi marqué par leur comportement lors de ces obsèques le paradoxe du tournant de la modernité à la postmodernité : ils sont venus s’incliner devant une grande figure de la modernité, qui a voulu et a sans doute réussi à influer le cours de l’histoire, du moins telle est la légende ; mais ils n’ont en quelque sorte pas résisté à l’air du temps et les voilà, comme trois gamins faisant l’école buissonnière, s’exhibant sur Facebook.

Pleurant celui qui sur presque un siècle mena un projet de libération pour le peuple, les trois politiques en goguette se donnent en sacrifice, l’espace d’un instant, un instant Internet, un instant éternel, qui trouve sens et fin immédiatement.

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