Ils veulent tous être le chef : la génération Y est-elle la plus ambitieuse (ou la plus naïve) de tous les temps ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Aux États-Unis, 70% des jeunes hommes et 61% des femmes déclarent vouloir être chef au travail.
Aux États-Unis, 70% des jeunes hommes et 61% des femmes déclarent vouloir être chef au travail.
©Reuters

Génération Iznogoud

Selon une étude de grande ampleur sur les comportements professionnels des Américains en fonction de leur sexe, la génération Y, âgée de 18 à 32 ans, aurait les dents qui rayent le parquet. Faut-il en avoir peur ?

Atlantico : Aux États-Unis, 70% des jeunes hommes et 61% des femmes déclarent vouloir être chef au travail (voir l'étude complète ici). Comment interpréter ce résultat ? La génération Y est-elle particulièrement plus ambitieuse que les générations précédentes ? Ou plus naïve ?

Jean Pralong : J'ai du mal à comprendre en quoi ce chiffre confirmerait les stéréotypes sur la génération Y. On a pu lire ici ou là que cette génération était "plus ambitieuse", mais aussi "moins engagée", qu'elle rejetait les emplois de manager et qu'elle voulait "tout, tout de suite", c'est-à-dire le salaire sans les responsabilités. Au contraire, vouloir devenir chef me semble témoigner d'une ambition très traditionnelle. Ça me semble aussi témoigner d'une volonté d'engagement et de prise de responsabilités. Bref, une fois encore, je ne vois rien de très nouveau. L’imprécision des caractéristiques supposés des "Y" permet de croire les voir partout.

Julien Pouget : Etre « chef » ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Pour certains, c’est la capacité à décider du sort des autres qui prime dans la définition. Pour d’autres, c’est la capacité à décider de son propre cadre de travail (horaires, tenue, outils, etc.) qui matérialise que l’on est « chef ». Ainsi, un artisan ou un PDG de multinationale peuvent se vivre « chef » en dépit d’un quotidien assez différent.

Que mettent-ils derrière le mot chef ? Voient-ils vraiment les responsabilités inhérentes à la fonction ?

Jean Pralong : Dans toutes les générations, le rôle de "chef" (de manager) fait l'objet d'une attirance ambiguë. C'est le poste le plus souhaité : il arrive très loin devant tous les autres dans les vœux des cadres et, désormais, de tous les autres. Mais c'est aussi celui qui semble le plus exigeant et le moins susceptible d'apporter des satisfactions personnelles. Les constats de l'étude que vous citez sont en phase avec ces résultats qui sont maintenant bien établis. Comment expliquer ce paradoxe ? Probablement par le fait que la carrière du manager est la mieux établie, la plus lisible. Elle protège du chômage : devenir manager, notamment par la mobilité interne, c'est "monter" dans la hiérarchie, gagner en statut, en rémunération et en stabilité. C'est s'ancrer durablement dans une entreprise. C'est, surtout, ne pas stagner. Même si on voit bien les contraintes, les responsabilités et les sacrifices qui vont avec, on comprend que c'est l'une des rares planches de salut dans une économie imprévisible. Les faits confirment ces représentations : dans notre étude sur les trajectoires des cadres (Bouger n'est pas jouer - HR Insights, Chaire Nouvelles Carrières - Neoma Business School, mai 2013), nous avons constaté que ceux qui avaient gravi les échelons hiérarchiques par la mobilité interne cumulaient nettement plus de gains de tous ordres que les autres.

Julien Pouget : Pour les jeunes collaborateurs de la génération Y, on peut imaginer que la dimension de liberté dans l’organisation du travail est essentielle. Et ce, d’autant plus que cette flexibilité leur est souvent refusée en début de carrière. La perception du chef comme un individu libre de ses mouvements et de son organisation joue sans doute dans ce désir d’être « chef ». Cette attente de flexibilité au travail est également à mettre en relation avec leur volonté d’équilibrer vie privée et vie professionnelle. Même en période de crise, les jeunes générations se montrent soucieuses de réussir sur les deux tableaux. 

De l’ambition à la naïveté, il n’y a qu’un pas. Certains le franchissent probablement en imaginant que s’ils sont top managers, ils n’auront de comptes à rendre à personne. D’autres, sans nier les contraintes, s’imaginent sans doute manager autrement, en s’autorisant notamment à avoir une vie personnelle et familiale réussie à côté. De ce point de vue, la génération Y est sans doute plus ambitieuse que les précédentes.

Cette génération a-t-elle de bonnes raisons de clamer son ambition ? L’environnement professionnel et démographique actuel permet-il son accès aux responsabilités ? Comment les entreprises peuvent-elles réagir face à ces revendications ?

Jean Pralong : En mettant ses espoirs dans la carrière managériale, la génération Y ne clame rien de très nouveau. Elle exprime, au contraire, tout le conformisme auquel elle est contrainte. Je rappelle que le chômage des jeunes atteint près de 20% en France, et que l'accès au premier CDI est un parcours de longue haleine. Les entreprises sont sélectives : elles ont du choix et, désormais, tout un arsenal de contrats précaires possibles (stage, apprentissage, CDD...) pour leur permettre de tester le plus longtemps possible la fiabilité de leurs recrues. Tout ce système pousse au conformisme : les jeunes n'ont pas le choix. Ils n'en pensent probablement pas moins, mais leur priorité est de commencer leur carrière et d'employer, dans ce but, les moyens qui leur semblent les plus efficaces. Ils remettent à plus tard une réflexion plus personnelle sur leurs goûts et leurs envies.

Julien Pouget : Au travail comme ailleurs, les membres de la génération Y ont tendance à dire les choses de manière assez directe. La question de l’ambition ne fait pas exception et afficher son ambition n’a rien de choquant pour eux. Il n’en va pas nécessairement de même pour leurs collègues plus âgés qui ont souvent été « éduqués » dans l’idée qu’il fallait patiemment attendre son tour sans broncher. De leur fenêtre, cette franchise est parfois perçue comme de l’arrivisme ou de la prétention.

La question de l’environnement est complexe. La démographie devrait théoriquement leur profiter avec les départs en retraite massifs des générations du baby-boom mais la crise économique constitue un frein évident. Au-delà, leur progression dans l’entreprise est souvent ralentie par les aprioris sur l’âge ou le genre. De fait, les sociétés occidentales continuent de se montrer réticentes à l’idée de confier des responsabilités à des jeunes. On peut d’ailleurs constater que les réussites fulgurantes de jeunes comme Marc Zuckerberg se font souvent en dehors de l’entreprise via l’entrepreneuriat. Le secteur de l’internet, qui favorise l’innovation de rupture et se moque de l’âge constitue l’un des environnements les plus favorables pour eux.

Comment gérer au quotidien les comportements qui en découlent ?

Jean Pralong : On sait bien que la motivation des salariés est oscillante : elle est très sensible aux contraintes du quotidien. Mais elle porte sur des sujets variés : tantôt sur les perspectives de carrière, tantôt sur des projets... selon les intérêts mais aussi sur les possibles. Les managers ont un rôle clé mais il est très compliqué de motiver quand les perspectives sont limitées. Les entreprises pensent qu'elles pourraient avoir à se restructurer, et donc qu'il est illusoire d'avoir des discours sur le long terme. Beaucoup misent sur des "challenges", sur le gout du défi. Or le besoin de se dépasser est certes une source de motivation fondamentale, mais le besoin de sécurité ne l'est pas moins. En d'autres termes, les entreprises devraient plus encore mettre en avant leurs besoins de stabilité et de fidélisation. Elles ont du mal, évidemment, car la recherche de performance par l'instabilité et la compétition est une pratique bien ancrée.

Cette situation crée-t-elle une frustration particulière chez les jeunes aujourd’hui ? Avec quelles conséquences?

Jean Pralong : Ce système est évidemment une bombe à retardement : les jeunes "jouent le jeu" pour commencer... mais après ? Certains, qui vont progresser rapidement, prendront une posture cynique. Je me rappelle d'une cadre que j'interrogeais sur son intérêt réel pour ses missions car, par ailleurs, elles posaient de vrais problèmes étiques. Elle me disait : "c'est bon pour mon karma," c'est-à-dire "je fais ce qu'on me dit de faire, l'important c'est que je sois performante pour pouvoir en être récompensée." Elle ne manquait pas de lucidité... D'autres auront plus de mal avec ce rôle de mercenaire.

Julien Pouget : De mon point de vue, les entreprises et les managers ne doivent pas s’inquiéter de compter des jeunes ambitieux dans leurs rangs. Au contraire. La concurrence internationale et la rapidité des innovations imposent aux entreprises de pouvoir compter sur des collaborateurs ambitieux. 

Le véritable défi consiste à capitaliser sur l’ambition personnelle des collaborateurs et à faire en sorte qu’elle profite à l’entreprise. Dans ce contexte, la qualité de vie au travail ou la qualité du management sont des axes intéressants pour y parvenir. La mise en place de programme de développement accéléré pour les collaborateurs à potentiel est également indispensable sous peine de voir leur ambition s’exprimer chez un concurrent.

Propos recueillis par Pierre Havez

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