Smartphone et cie : prendre des photos tout le temps finit-il par modifier nos souvenirs ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
High-tech
Prendre trop de photos nuirait à la mémoire visuelle.
Prendre trop de photos nuirait à la mémoire visuelle.
©Reuters

Mémoire visuelle, vraiment ?

Vous pensez que plus vous prendrez de photos, plus vous aurez de souvenirs ? Vous avez tort. En effet, une étude américaine démontre que multiplier les clichés à-tout-va nuit à notre mémoire.

Alain  Lieury

Alain Lieury

Alain Lieury était professeur émérite de Psychologie Cognitive à l’Université Rennes 2 et ancien directeur du Laboratoire de Psychologie expérimentale. Il a publié une centaine d’articles scientifiques et de vulgarisation sur la Mémoire. Il a publié une vingtaine de livres dont certains traduits en une douzaine de langues (espagnol, italien, brésilien, grec, russe…). Sa dernière publication est le Livre de la Mémoire (Dunod, 2013). Il est décédé le 1er mai 2015.

Voir la bio »

Atlantico : Des chercheurs américains ont demandé à 28 personnes de se rendre au Bellarmine Museum of Art. Elles devaient observer 15 objets et en photographier 15 autres. Résultat : le lendemain, les cobayes se souvenaient mieux des objets non photographiés au point de les décrire avec détails. Quels mécanismes permettent d'expliquer ce phénomène ?

Alain Lieury : C’est une très ingénieuse expérience réalisée par la chercheuse Linda Henkel. Mais ses résultats sont plus nuancés. Les étudiants qui photographiaient les œuvres s’en souviennent moins que ceux qui regardaient les œuvres. En revanche, lorsqu’on demande à certains de zoomer certaines parties d’un tableau, ils s’en souviennent très bien. En fait, ce n’est pas un problème de mémoire mais d’attention (comme l’explique bien Linda Henkel). Notre cerveau a la capacité de se focaliser sur une cible, c’est le mécanisme de l’attention focalisée : on percevra mieux et donc on mémorisera mieux ce qui est focalisé. Par exemple, lorsque vous regardez dans la rue une belle voiture, vous ne voyez pas le reste ; cela est également dû à la structure de notre rétine : nous ne voyons avec précision (acuité de 10 sur 10) que dans un tout petit angle de 2°, soit un mot dans un texte et un visage dans la rue, de sorte que nos yeux bougent sans cesse et le cerveau synthétise toutes les images pour nous donner l’illusion d’un panorama. Donc pas de panique, ce n’est pas l’usage du smartphone pour photographier qui diminue la mémoire. D’ailleurs si tel était le cas, le phénomène serait apparu depuis la naissance de l’appareil photo. D'ailleurs, et l’expérience de Henkel le montre bien, plus vous ciblez des détails, ce qui est le cas des photographes professionnels (et des critiques d’art), et plus vous mémoriserez de détails. Un autre moyen de bien mémoriser des images, c’est de le décrire verbalement. Si on verbalise ce que l'on voit, et de surcroît avec le vocabulaire adéquat, voire avec le lexique scientifique de la chose, on retiendra très bien les détails. C'est ce que font les historiens d'art : ils décrivent les œuvres qu'ils observent avec des mots techniques et retiennent ainsi extrêmement bien les détails des œuvres observées. C'est ce que les chercheurs (Paivio, Lieury) dénomment le double codage (vue et verbalisation de ce qu'on voit).

L'usage de la photographie mobile, encore plus immédiat et instinctif, n'a-t-il pas justement tendance à réduire notre degré d'attention à ce qui nous entoure ? En conséquence, le recours de plus en plus fréquent à des outils tels qu'Instagram n'agit-il pas de façon particulière sur nos souvenirs ?

Oui et non. Oui, parce que même si d'un point de vue technique, la photographie mobile ne va pas réduire notre degré d'attention qui est déjà réduite ou notre champ visuel efficace (notamment la toute petite partie efficace de la rétine, qui s'appelle la "fovéa"), avoir les yeux rivés sur son écran de portable lorsqu'on photographie un objet devant nous nous empêche précisément d'observer l'objet lui-même. On est concentré sur la représentation de l'objet photographié et non sur l'objet lui-même.

Non, parce que si on zoom sur certaines parties de l'objet photographié, on retient  mieux les détails de celui-ci. Selon moi, et cette étude le confirme, il n’y a pas de problème pour la mémorisation, mais il peut y avoir des problèmes d’attention divisée. Ainsi de nombreuses expériences montrent qu’on peut faire deux choses en même temps, mais la performance est diminuée de 40 à 60%. Le meilleur exemple, car le plus dangereux, est de téléphoner en conduisant. De même pour les élèves, faire des devoirs tout en écrivant des SMS. Mais le problème existe depuis la possibilité d’écouter de la musique ou d’entendre la télévision. Mes propres recherches sur les collégiens montraient des baisses de 40% pour les élèves qui apprennent en écoutant des chansons. Des recherches récentes montrent les mêmes baisses avec les multitaskers. Et à terme, on peut craindre du surmenage. La morale de cette fable, c’est de se concentrer sur une activité importante (travail, école), et de garder le reste pour les loisirs.

Cela change-t-il notre rapport au passé de manière générale ? Allons-nous être amenés à développer un nouveau rapport aux souvenirs ?

La mémoire n’est pas si bonne qu’on le croit pour les souvenirs, car le cerveau enregistre des flashs et reconstitue le tout ; d’où les différences dans les histoires que racontent des amis ou des couples qui ont passé les mêmes vacances ou les mêmes fêtes. Au contraire, la photo, qu’elle soit classique ou numérique, permet de conserver des souvenirs précis. Le seul point sur lequel j’insisterai est de préserver la lecture. Car une enquête du ministère de l’Education, à laquelle je participe, montre que les ados qui lisent beaucoup ont une amélioration de leurs scores dans de nombreux tests de +15% alors que ceux qui utilisent trop internet et le téléphone ont des scores légèrement moins élevés (-5%) et ceux qui regardent très souvent les shows de téléréalité ont des diminutions de -15%.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !