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Comment la bouteille de vin a conquis le monde
©REUTERS/Regis Duvignau

Bonnes feuilles

Par leurs formes qui varient dans le temps et d'une région à l'autre, les bouteilles de vin racontent une histoire passionnante. Extrait de "La bouteille de vin" (Editions Tallandier - 2/2).

Jean-Robert Pitte

Jean-Robert Pitte

Jean-Robert Pitte, ancien président de l'université Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, est aujourd'hui délégué à l'Information et à l'Orientation auprès du Premier ministre. Il a coordonné ce livre, rédigé par toute l'équipe de la délégation.

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Au début du XVIIe siècle, la plupart des régions d’Europe maîtrisent bien l’art du verre, mais, compte tenu de la composition et des techniques de soufflage, les productions demeurent minces et fragiles, et ne peuvent servir à transporter des liquides sur de grandes distances. Les carafes et bouteilles de cette époque ne servent donc qu’à tirer le vin du fût, éventuellement à le transporter précautionneusement de chez un tavernier jusqu’à un domicile et à le présenter à table. Le plus souvent, dans ce cas, elles sont protégées d’un clissage (Photos 13 et 16). Le premier vignoble du monde qui a expédié ses vins en bouteilles de verre épais est celui de Chirâz en Perse.

Le vignoble de Chirâz, pionnier de l’exportation en bouteilles Jusqu’à la révolution islamiste de 1979 – et même très discrètement depuis –, les Persans, comme d’ailleurs les Turcs jusqu’à maintenant, ont toujours fait preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de la consommation de vin et d’alcool distillé. Les poètes glorifiant le vin et l’ivresse y ont été légion tout au long de l’histoire. Longtemps, dans cette aire de sensibilité chiite, les juifs et les chrétiens – parmi ces derniers, les Arméniens en particulier – étaient autorisés à élaborer du vin, éventuellement à partir de raisins achetés, et à le servir dans leurs tavernes que les musulmans fréquentaient avec assiduité et en toute impunité. De nombreuses miniatures du début du XVIIe siècle représentent le chah Abbas Ier le Grand, pourtant fort pieux, dit-on, en train de boire du vin qui lui est versé par les jeunes échansons dont il aime la compagnie. Sur l’une d’entre elles, une carafe à col très élancé à demi pleine est en verre et laisse voir son contenu de vin rouge clairet. La cour du chah à Ispahan était grande consommatrice, achetant environ le quart de la production du vignoble de Chirâz, soit environ 2 000 hl par an !

Du vin est en effet produit depuis la haute Antiquité dans les environs de Chirâz, à plus de 1 400 m d’altitude, l’une des régions où la viti-viniculture a été inventée. Au XVIIe siècle, ce sont essentiellement les familles juives, au nombre de 600, qui élaborent le vin, puis des marchands chrétiens, des Français, des Anglais, des Hollandais et des Portugais, qui possèdent une licence et en font le commerce, ces deux activités fortement taxées étant strictement interdites aux musulmans. Les chargements descendent des montagnes du Fârs, dans le Zagros, empruntant des chemins rocailleux et escarpés, vers Kangan et peut-être d’autres ports de la côte du golfe Persique. De là, il est embarqué sur des navires à destination des villes d’Orient où séjournent des missionnaires européens, sur les rives du golfe, en Égypte et en Inde. L’un des plus anciens témoignages connus à ce jour est celui du voyageur français Jean-Baptiste Tavernier, qui parcourt le Levant, la Perse et l’Inde à six reprises entre 1631 et 1668 : « J’ay dit que ce vin se transporte dans des bouteilles, et l’on les empaille si bien dans des caisses qu’il ne s’en casse que très rarement. »

Le voyageur anglais John Fryer, qui visite la région en 1677, le confirme : « Le vin est mis dans des bouteilles et ainsi emballé dans des caisses. » Comme le souligne Xavier de Planhol, « il y a là une aventure qu’aucun autre vin n’a jamais affrontée5 ». Pourquoi donc des bouteilles et non des outres ou des jarres, récipients communs dans cette partie du monde ? Tout simplement, parce que les Persans maîtrisent parfaitement l’art du verre et savent fabriquer depuis longtemps des bouteilles très épaisses et très résistantes en verre de couleur verte (Photo 17). Elles servent surtout à conserver les sirops de fruits, qui sont ensuite versés sur de la glace pilée ou de la neige pour confectionner les sorbets très appréciés dans tout le Moyen-Orient. Certaines de ces bouteilles sont sphériques à long col, sur le modèle des carafes en faïence ou en métal précieux de l’époque safavide, mais la plupart sont aplaties en forme de gourde. Autour de leur goulot très épais, le plus épais de toutes les bouteilles de toutes époques et de toutes provenances, est souvent enroulé un serpentin de verre. Un certain nombre possèdent un bouchon de verre, mais celui-ci, non hermétique, exige l’utilisation de tissu ou filasse et, sans doute, de cire pour jouer pleinement son rôle.

Ces bouteilles, qui sont à l’époque fabriquées partout en Iran, sont utilisées par les vinificateurs et les marchands de vin de Chirâz où trois verreries les fournissent à la fin du XVIIe siècle. Elles sont de grande taille ; Jean-Baptiste Tavernier estime en effet les exportations annuelles vers la seule destination des Indes à 2 000 hl, ce qui permet donc d’évaluer le nombre de bouteilles destinées à contenir le vin à 200 000 ou 300 000 et donc la capacité de chaque verrerie à plusieurs centaines par jour. Dans le subcontinent indien, la clientèle est constituée des colonies d’Européens qui résident dans les principaux comptoirs. Pourquoi prisaientils autant le vin de Chirâz ? L’explication est à rechercher dans les qualités intrinsèques des terroirs d’altitude du Fârs, permettant de produire un bon vin titrant de 14 à 15 et donc assez stable pour se conserver et se transporter, mais surtout dans le fait que ce vignoble est le plus proche de l’Inde, dont le climat ne permet pas à l’époque de réussir la vinification8. Ce fructueux commerce a duré environ deux siècles. À partir du début du XIXe siècle, il décline, car les vins d’Europe, de France en particulier, parviennent beaucoup plus facilement en Asie du Sud. Quelques bouteilles de vin de Chirâz parviennent à cette époque en Europe. Un très beau flacon au col entouré d’une spirale de 10 anneaux, par exemple, est offert en 1708 à la reine d’Angleterre Anne Stuart par une ambassade venue de Perse.

Extrait de "La bouteille de vin - Histoire d'une révolution", Jean-Robert Pitte, (Editions Tallandier), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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