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Quels sont les ingrédients de ce nouveau populisme "liquide" qui dissout les démocraties européennes ?
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Bonnes feuilles

Dans cet entretien avec l'anthropologue Régis Meyran, Raphaël Liogier décortique les ingrédients originaux du populisme actuel, nourri par le sentiment de frustration collective qui contamine une Europe, France en tête, définitivement déchue de sa prééminence mondiale. Extrait de "Ce populisme qui vient" (2/2).

Raphaël Liogier

Raphaël Liogier

Raphaël Liogier est sociologue et philosophe. Il est professeur des universités à l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence et dirige l'Observatoire du religieux. Il a notamment publié : Le Mythe de l'islamisation, essai sur une obsession collective (Le Seuil, 2012) ; Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (Armand Colin, 2012) ; Une laïcité « légitime » : la France et ses religions d'État (Entrelacs, 2006).

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Régis Meyran : Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire que la Ve République et les autres régimes démocratiques européens vont s’effondrer comme la république de Weimar dans l’Allemagne des années 1930 ?

Raphaël Liogier : Non, ce ne sera pas un effondrement. Il me paraît improbable que nous assistions à des prises de pouvoir soudaines, et à la mise en place de dictatures. Je crois plutôt que nous risquons une dissolution ou une liquéfaction progressive de l’État de droit qui, d’ailleurs, a déjà commencé. L’ambiance populiste actuelle agit comme un acide qui dissout ce qui est constitutif de nos démocraties, autrement dit les constitutions qui protègent théoriquement les libertés fondamentales, et ce quelles que soient les majorités, les référendums, les pressions de l’opinion.

Cette ambiance dissolvante, n’est-ce pas ce que vous appelez « le populisme liquide » ?

En effet. Ce que je nomme le populisme liquide se caractérise par cinq différences essentielles par rapport aux années 1930. Tout d’abord la définition du « vrai peuple » n’est plus fondée sur la race, avec une référence biologique, mais sur la notion plus volatile de culture. Cette nouvelle focalisation sur la culture – ce sera la deuxième différence – est adaptée à la société de consommation actuelle dans laquelle circulent des opinions, des désirs, des modes, à grande vitesse, sans stabilité idéologique. De sorte que non seulement la définition du vrai peuple est variable, mais les héros, les traîtres et les ennemis se substituent les uns aux autres à grande vitesse. Par exemple, malgré la désignation de l’ennemi fondamental musulman, il peut y avoir aussi parfois glissement antisémite, homophobe, ou autre. Ce qui reste toujours, c’est le sentiment d’être culturellement cerné, sentiment qui peut se fixer et se détacher très rapidement de n’importe quel objet. C’est pourquoi le traître par excellence reste toujours le multiculturaliste. Aujourd’hui, le mot de « multiculturalisme » est même devenu péjoratif ! Troisièmement, la convergence entre le progressisme et le conservatisme ne touche plus seulement des partis spécifiquement populistes, mais l’ensemble des milieux politiques, et à l’échelle européenne. Ce qui nous conduit à la quatrième différence : il n’y a plus comme dans les années 1930 une crise de certaines nations européennes par rapport à d’autres, l’Allemagne par rapport à la France par exemple, mais une crise de l’ensemble de l’Europe. Enfin, la dernière différence, et non la moindre, est le fait que les sociétés européennes sont soumises à des contraintes internationales économiques, politiques, juridiques, militaires, qui ne leur permettraient plus de s’engager seules contre le monde, comme ce fut le cas des forces de l’Axe dans les années 1930.

On ne peut que se réjouir que l’Europe et ses leaders populistes n’aient plus ni les moyens, ni la stabilité idéologiques pour mettre en place une politique d’extermination, ou pour commencer la troisième guerre mondiale…

Bien sûr. Mais sans arriver à de telles extrémités, il y a néanmoins une sorte de corrosion de l’État de droit, insidieuse, parce que les ingrédients essentiels du populisme sont réunis, en particulier le sentiment d’urgence. C’est comme si la maison brûlait, que nous étions cernés, et l’on peut donc tout se permettre pour sauver ce qui peut encore l’être, y compris remettre en causes les libertés publiques. Ce n’est qu’une contre-attaque, une réaction de défense puisque nous serions attaqués les premiers.

Quels sont les éléments qui vous permettent d’affirmer que les Français se sentent menacés par de dangeureuses minorités, un diagnostic tout de même très grave et surprenant tellement le sentiment en question est irréaliste?

Un sondage IPSOS commandé par Le Monde et le CEVIPOF25 début 2013 synthétise assez bien, il me semble, la situation. L’écrasante majorité des personnes interrogées ont le sentiment que la France a perdu sa place économique (90 % des personnes interrogées) et son rayonnement culturel (63 %). Jusque-là, c’est un simple constat, assez réaliste du reste ! Mais, par ailleurs, 51 % d’entre elles pensent que ce déclin est inéluctable. Autrement dit, on ne peut rien faire, tout est déjà perdu! Il ne nous resterait plus qu’à nous retrancher chez nous (pour 56 % la France doit se protéger et surtout ne pas s’ouvrir au monde, et pour 61 % la mondialisation est forcément une menace). Mais les sondés franchissent un pas supplémentaire, en tombant dans le « tous pourris ». En effet, les élites politiques sont perçues comme corrompues pour 62 % des personnes interrogées ; pour plus de 70 % d’entre elles, les journalistes sont coupés du réel et, par ailleurs, aussi pourris que les politiques ; sachant que la démocratie ne fonctionne tout bonnement plus pour 72 % qui estiment que leurs idées ne sont pas représentées (c’est la dose d’antiparlementarisme). Si 72 % trouvent bien de gagner beaucoup d’argent (on les comprend), en revanche cela n’empêche pas que 82 % estiment, paradoxalement, que l’argent a corrompu les « valeurs traditionnelles ». En tout cas, on ne se sent plus chez soi pour 62 % des personnes interrogées, probablement parce qu’il y aurait trop d’étrangers (puisque c’est ce que 70 % croient). On approche de la personnalisation du mal, qui permet de donner un nom au malaise, un sens visible au sentiment de déclin : l’islam! Même si on ne voit pas le lien avec le problème essentiel qui est le déclassement de la France sur la scène mondiale…

On en arrive à la mise en scène paranoïaque de la réalité que vous nous avez décrite précédemment!

Exactement, puisque non seulement les musulmans seraient en soi intolérants (ce que pensent 74 % des individus interrogés), mais encore ils chercheraient à imposer leur mode de fonctionnement à notre société (ce que pensent 80 % des personnes). Ils ont un plan : la guerre culturelle. Ils ne font pas le ramadan par hasard, par habitude ou pour des raisons spirituelles, mais par désir de détruire notre culture. Enfin le pire du sondage, qui clôt le tableau, c’est que 87 % affirment que nous avons besoin d’un « vrai chef » pour remettre de l’ordre. Au-delà des différences d’âge ou de sensibilité politique, le seul espoir serait donc cet homme fort !

Extrait de "Ce populisme qui vient - Conversation avec Régis Meyran", Raphaël Liogier, (Editions Textuel), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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