L'Europe s'est-elle jamais remise du suicide du Vieux Continent en 1914-18 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une statue du soldat inconnu.
Une statue du soldat inconnu.
©Reuters

Fin d'un monde

En mettant les grandes puissances européennes à genoux après quatre ans de conflit, la Première Guerre mondiale a marqué le début du déclin du Vieux Continent sur la scène internationale.

Marc Ferro

Marc Ferro

Marc Ferro est un historien français, spécialiste de la Russie et l'URSS. Il est co-directeur des Annales et directeur d'Études à l'EHESS.

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Atlantico : Si personne ne remet en cause l'aspect meurtrier de la Grande Guerre, l'épisode reste pour beaucoup de Français enfermé dans une époque révolue. Ne peut-on pourtant pas dire que le Vieux Continent paie encore aujourd'hui le prix du premier grand conflit du XXe siècle ?

Marc Ferro : On peut bien affirmer que la vieille Europe paye encore aujourd'hui le "prix" de cette guerre et l'on peut d'ailleurs déjà s'en convaincre en analysant les conséquences majeures du conflit. Chacun sait tout d'abord que la compétition patriotique générée par l'émergence des nationalismes  au début du XXe siècle explique pour beaucoup le déclenchement de 1914. Cela a notamment produit chez nous le fameux "esprit de revanche" pour venger la défaite Sedan (1870), avec en toile de fond cette peur du déclin français. L'Angleterre, alors première puissance mondiale, entre quant à elle dans une rivalité de plus en plus nette avec l'Allemagne émergente. Au sortir de la guerre, ces trois pays sortent pourtant tous perdants face à deux nouvelles puissances : l'une politique (la Russie qui deviendra l'URSS), l'autre économique (les Etats-Unis). Cette compétition a donc eu pour effet de déplacer le centre de gravité des affaires internationales vers l'Ouest et l'Est. Il suffit de jeter un bref regard à l'actualité pour réaliser qu'il n'en est pas autrement aujourd'hui.

On peut aussi rappeler que l'armistice de 1918 a révélé quelque chose d'absolument central sur le plan de l'imaginaire collectif européen. Dans chaque pays, au lendemain d'affrontement nationalistes exacerbés, on a ainsi vu croître une défiance de plus en plus importante à l'égard des dirigeants politiques et militaires. N'oublions pas que "l'après 11 novembre" est marqué par plusieurs mouvements de contestation en Autriche-Hongrie (chute de l'empereur), en Allemagne (révoltes spartakistes), en Italie (émeutes ouvrières), puis plus tard en France en 1934. Ce ressentiment s'explique par un antagonisme croissant à l'égard des États qui ont trompé les populations, soldats compris, sur les buts de guerre et les manières de la mener. S'il est faux d'affirmer que les peuples européens sont partis en 1914 avec "la fleur au fusil", on constate qu'aucun parti de l'ennemi ne s'est formé et que les tentatives de grève générale n'ont pas prises. Cet enthousiasme national et bien palpable alors s'est cependant sévèrement éreinté après quatre de guerre.On peut ainsi voir, probablement pour la première fois de manière aussi nette et prolongée, des sociétés considérer avec méfiance le discours de ceux qui les gouvernent.

Les 17 millions de morts civils et militaires causés par le conflit ont eu un lourd impact sur la démographie européenne. Les conséquences d'un tel "gouffre démographique" sont-elles encore visibles aujourd'hui ?

Effectivement, et la France en est un exemple tout particulier. Si nous avons été dans le camp des vainqueurs, on peut dire que nous ne nous en sortons assez mal sur le plan démographique avec près de 1.700.000 morts pour environ 40 millions d'habitants. A cela doivent s'ajouter les blessés militaires (4.266.000) qui pour beaucoup sont incapables d'occuper un emploi normal. On se retrouve ainsi dans les années 1930 et 1940 avec ce qu'on appellera les "classes creuses", et cela ne va pas sans conséquences sur le moral d'un pays qui se dit vainqueur tout en se découvrant, quelque part, vaincu. Il ne s'agit pas d'un constat alors clairement formulé, mais des signes existent au quotidien : les Français s'étonnent ainsi dans les années 1930 de se voir gouvernés par des vieillards, alors que les autres nations sont représentées par des hommes plus jeunes. Le fameux défaitisme des années 1930 n'est clairement pas étranger à cette tendance.

L'après 1914-18 a aussi été marqué par l'émergence du socialisme comme force politique majeure. Quel en est l'héritage aujourd'hui ?

On voit le socialisme devenir une force politique a part entière à cette époque, bien que le phénomène ait germé bien avant 1914. Le plus clair exemple en est bien sûr la révolution bolchevique de 1917 qui trouve déjà ses racines dans la contestation du modèle tsariste tout au long du XIXe siècle. Depuis sa prise du pouvoir, le socialisme y a été porté par Lénine et Staline grâce au développement de la puissance russe (rappelons qu'en dépit des horreurs et des errements du régime, l'URSS réussira tout de même à gagner la Seconde Guerre mondiale) sur une bonne partie du XXe siècle, puissance imputée alors aux bienfaits de l'économie collectiviste. Aujourd'hui, on voit bien que la faillite du modèle communiste et de la pensée socialiste laisse la gauche européenne orpheline d'un système politique effectivement né en 1917. L'URSS était bien le pilote d'une gauche aujourd'hui sans programme, bien que ce pilote ait bien souvent déraillé dans l'Histoire.

Le lendemain de la guerre sera marqué par l'émergence d'une mémoire qui ne se dédie plus seulement à la gloire nationale mais qui veut aussi marquer la gravité du conflit, les monuments aux morts en étant une claire illustration. Peut-on dire que 1918 est la date de naissance d'un certain pessimisme, voire d'un défaitisme européen ?

C'est effectivement le cas, et cela a d'ailleurs commencé en Allemagne, seul pays a avoir ouvert en 1925 le musée Ernst Fredrich ouvertement opposé à la guerre. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ce seront encore les Allemands qui seront les seuls à commémorer les déserteurs, certaines villes leur dédiant même des monuments. Il s'agit d'une logique que l'on retrouve de manière moins visible un peu partout sur le continent, à l'exception de la Russie. On peut aussi noter, au delà de la "Crise de l'esprit" (1919) évoquée par Paul Valéry, que l'on assiste à cette époque à une crise des espérances et des valeurs. L'image de la colonisation, qui était d'abord considérée par les opinions européennes comme une extension positive de la civilisation et des intérêts économiques, est ainsi éreintée par les premières révoltes coloniales qui feront resurgir une réalité moins idéale de la domination occidentale. L'émergence des fascismes viendra aussi ébranler la vision positiviste d'un progrès continu vers la démocratie, le bien-être social et l'émancipation individuelle, et cet effondrement sera comblé par le fameux modèle américain qui s'impose encore aujourd'hui comme quelque chose d'incontesté, ou presque.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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