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Pourquoi notre cerveau est programmé pour s'améliorer dans les rapports humains plutôt que dans la satisfaction matérielle
©Reuters

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La taille du cerveau d'un être vivant serait liée à l'importance de son groupe social. Les humains, ayant proportionnellement la plus grosse boite crânienne, seraient donc intrinsèquement faits pour interagir avec leurs pairs.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Il est souvent reproché à notre société, moderne, de se construire sur des considérations purement matérialistes : réussite professionnelle, possession, apparenceetc. aux dépens du lien social. Parallèlement, l’anthropologiste Robin Dunbar a démontré que la taille du cerveau d’un être vivant est proportionnelle à celle de son groupe social (voir ici). Cela signifie-t-il que l’homme – dont la boîte crânienne est la plus grosse du monde vivant, proportionnellement au reste du corps – est intrinsèquement fait pour interagir avec ses pairs ?

Jean-Paul Mialet : Notre société est effectivement matérialiste : elle ramène tout à la matière et le cerveau est une de ces preuves matérielles dont elle raffole pour justifier ses choix. Elle oublie que nous ne sommes pas que des êtres de matière mais aussi des êtres d’amour. L’affectivité est certainement inscrite dans la matière – certains circuits cérébraux que l’on connaît bien véhiculent des informations affectives et émotionnelles – mais elle est surtout un besoin profond que nous tendons à négliger aujourd’hui au profit du désir. Ce besoin, nous naissons avec et il est même vital dans les premiers mois de notre développement. C’est grâce à son affectivité que le nourrisson se lie à ceux qui s’occupent de lui en répondant à leur propre tendresse.

Ce bain affectif est indispensable pour que se fasse au mieux les apprentissages initiaux. Il est également la source des futurs échanges avec les autres. Ainsi, dès nos premiers pas dans la vie, nous vivons avec le besoin d’aimer et d’être aimé. Ce besoin s’élargira au cours du temps en un besoin de partager son existence avec autrui : il nous faut vivre au milieu des autres ; nous souffrons de nous sentir seul. Ce qui nous pousse vers autrui est donc probablement naturel ; notre « cœur » anime notre cerveau et certaines zones cérébrales lui sont dédiées. Dans cette dynamique d’échange, notre cerveau bénéficie d’un effet de retour : les interactions humaines accroissent nos connaissances sur nous-mêmes, les autres et le monde, et il est vraisemblable que le cerveau croît en augmentant ses connexions internes à mesure que nous augmentons nos interactions sociales. Rien d’étonnant donc dans la découverte de Robin Dunbar. Mais considérons-là comme un encouragement à cultiver le goût d’autrui et surtout, ne décidons pas de nous tourner vers les autres à la façon d’un nouveau sport, pour augmenter notre volume cérébral !

Quel intérêt avons-nous à revaloriser le lien social plutôt qu’à nous complaire dans le confort matériel ? Que perdons-nous si nous ne le faisons pas ?

Comment mépriser le confort matériel ? Il est compréhensible que nous préférions dormir dans les lits douillets d’une maison bien chauffée plutôt que sur le lit de feuillage d’une caverne. Tous les progrès ont visé à améliorer notre confort. On ne peut que les remercier de nous avoir rendu la vie moins dure. Tant qu’il n’est pas une fin en soi, le confort matériel a un effet libérateur : il nous protège, nous permet de nous économiser, de gagner du temps. Le problème vient moins du confort matériel que du besoin de posséder – un besoin d’emprise exalté par le consumérisme ambiant. Il s’agit de disposer de la dernière trouvaille à la fois parce que nous y sommes poussés et pour nous situer par rapport aux autres : pour avoir ce que les autres n’ont pas encore. C’est là que le confort matériel devient critiquable : il est une course nourrie par la concurrence avec les autres, une course qui éloigne des autres pour une double raison : parce qu’elle rend envieux et parce qu’elle consomme une énergie que nous pourrions employer pour profiter mieux de ces autres avec lesquels nous rivalisons.

Avons-nous perdu le lien avec l’autre jusque dans la sexualité ? A faire de cette dernière un but en soi, et à vouer un culte à la performance, quels risques court-on ? Vers quoi notre société est-elle en train de se diriger ?

Depuis une trentaine d’années, le plaisir sexuel est valorisé comme un témoignage de libération et d’accomplissement personnel. Quand on sait combien elle était autrefois ignorée, il me semble qu’il y a du bon à ce que l’intimité sexuelle ne représente plus un sujet tabou. En revanche, on a eu le tort de faire de la sexualité une performance – la course à l’orgasme - en oubliant que sa vocation première est de nous pousser vers un partenaire : la volupté se conçoit comme un abandon à deux. Notre quête de plaisir reste autocentrée et nous éloigne de l’autre : il s’agit de se faire plaisir. Notre culture nous dirige plutôt vers un érotisme solitaire, un plaisir dont chacun tient à conserver la maîtrise. Nous sommes la première société à placer le plaisir sexuel au centre de nos préoccupations ; depuis toujours, les autres sociétés encadrent la sexualité et s’appuient sur elle pour créer du lien. Dans le domaine du sexe comme dans les autres domaines, en courant après un plaisir – devenu synonyme de bonheur – conçu comme la satisfaction de nos désirs propres, nous passons à côté de l’enrichissement que représente le partage avec l’autre, et paradoxalement, nous appauvrissons notre plaisir… sans trouver le bonheur. Je me suis d'ailleurs maintes fois exprimé sur ce sujet plus en détail (voir ici).

Les réseaux sociaux et les nouvelles technologies dans leur ensemble relèvent-ils de cette communication humaine si nécessaire à notre bien-être ? Ou bien la rencontre réelle reste-t-elle primordiale ?

Les réseaux sociaux témoignent du besoin que nous avons de partager notre vie et de ne pas la vivre seuls. Mais ils prennent là encore la tournure d’une performance : on compte ses amis Facebook, on étale ses faits et gestes en mettant sa vie en vitrine. Le besoin de partager est dévoyé par l’esprit de concurrence et la démonstration d’emprise qui laisse peu de place à l’ouverture à l’autre. Les réseaux numériques permettent néanmoins des contacts qui n’auraient pas été envisageables autrefois. Ils ouvrent des horizons nouveaux, autorisent des échanges transculturels riches de promesses. L’avantage du contact réel est qu’on y perd la maîtrise : dans la rencontre vivante avec un autre, on n’organise pas la mise en scène, on doit faire face à l’imprévu d’autrui dans sa présentation, sa mimique, les intonations de sa voix, ses remarques. La rencontre incarnée confronte à une expression affective authentique et non théâtralisée. C’est indispensable pour un véritable échange. Les réseaux sociaux devraient en principe accroître l’appétit de l’autre dans sa variété mais ils peuvent aussi isoler dans des échanges virtuels où l’on se satisfait d’un ersatz de partage.

Aristote disait que celui qui vit en dehors de la communauté est : soit une bête, soit un Dieu. Est-ce à dire que celui qui cesse de communiquer avec les autres, ou en tous cas le fait moins fréquemment, perd de son humanité ?

Certains patients sont également très mal à l’aise en société et préfèrent vivre repliés sur eux-mêmes, mais ils en souffrent. En dehors des cas pathologiques, seuls les misanthropes, après avoir accumulé les déceptions, souhaitent vivre en dehors de la communauté. Mais ils sont rares. Et sans doute n’ont-ils connu tant de déceptions que parce qu’ils n’aimaient personne : ni eux-mêmes, ni les autres. On est aimé que si l’on s’aime. Et on ne profite des liens que si l’on est prêt à se lier. Je viens de dire que nous naissons avec le besoin de se lier. Mais ce besoin est ressenti par certains comme une faiblesse. Dans le lien, nous dépendons de l’autre : un lien a deux extrémités, il se tient à deux, on n’en n’a pas la maîtrise complète. Certains préfèrent éviter tout lien pour garder une maîtrise absolue de leur existence : ceux-là se prennent pour des dieux. Notre époque, qui valorise tant la maîtrise et la performance, ne nous pousserait-elle pas dans cette direction ? En ce cas, n’étant rien de plus que des hommes et non pas des dieux qui peuvent se satisfaire de regarder de loin  les humains, nous risquons de souffrir en nous contemplant triomphants, mais seuls.

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