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Complémentaires santé : l'incroyable acharnement gouvernemental à vouloir ressusciter les corporations d'Ancien Régime
©Reuters

Nostalgie

En s'acharnant dans la discussion sur le PLFSS (projet de loi de financement de la Sécurité sociale) à vouloir imposer les accords par branche, le gouvernement semble regretter les corporations d'Ancien Régime.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Depuis la signature, le 11 janvier 2013, de l’accord national interprofessionnel sur la sécurisation de l’emploi, le gouvernement et nos parlementaires sont agités par un étrange débat, qui en dit long sur l’état de régression qui frappe la France: la généralisation de la complémentaire santé, principal acquis prévu par l’accord pour les salariés, doit-elle procéder par accord de branche ou par accord d’entreprise ? Nous retrouvons ici la question des fameuses clauses de désignation en faveur des branches, qui n’en finissent pas de faire des vagues.

Le droit en vigueur en France devenu très défavorable aux désignations

Les clauses de désignation consistent à désigner un assureur unique pour un contrat de prévoyance ou de complémentaire santé dans une branche professionnelle. Rendues possibles par le très laconique article L 912-1 du Code de la sécurité sociale, ces clauses, d’une durée maximale de cinq ans, ont beaucoup favorisé un seul type d’acteur du marché : les institutions de prévoyance, gérées paritairement, c’est-à-dire administrées par les partenaires sociaux de la branche à l’origine de l’institution concernée.

Dans ce domaine, les excès ont été tels que l’Autorité de la concurrence, dans un avis du 29 mars 2013 rendu sur saisine d’une association d’intermédiaires en assurance, a considéré ces clauses comme incompatibles avec la libre concurrence. L’avis mentionne notamment cette phrase qui résume assez bien la situation :

"les institutions de prévoyance concentraient, en 2012, 90 % des désignations des 224 régimes de branche existants, soit 337 désignations accordées sur les 377 désignations recensées cette année-là. Ainsi, les institutions de prévoyance, alors qu’elles constituent un peu plus de 4 % du nombre des organismes complémentaires, représentent 45 % du marché de la prévoyance collective et de l’assurance santé complémentaire portant sur des contrats collectifs en 2010."

Cet avis a conduit le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 juin 2013, a invalidé le dispositif de désignation dans les branches prévu par l’article 1 de la loi transposant l’accord sur la sécurisation de l’emploi. Le Conseil a en effet jugé que la désignation était incompatible avec la liberté du commerce et la liberté contractuelle de l’entreprise. Les désignations sortaient, en principe, du droit français par la petite porte.

L’étonnant acharnement gouvernemental

Malgré cette position extrêmement claire sur le principe même de la désignation, le gouvernement s’est creusé les méninges durant tout l’été pour en ressusciter la quintessence : la mutualisation du risque santé au niveau de la branche et non de l’entreprise. Pour ce faire, le gouvernement a même interrogé le Conseil d’État pour connaître la meilleure formule alternative aux désignations interdites par le Conseil constitutionnel. L’objectif était simple: mettre en place un système susceptible d’être validé par le Conseil constitutionnel, mais garant d’une « mutualisation » au niveau de la branche.

Pour parvenir à cette fin, le gouvernement a multiplié les ruses de Sioux, qui témoignent d’un véritable acharnement à faire passer une mesure juridiquement mal assurée. Parmi ces ruses, on notera que rien, dans le véhicule législatif finalement retenu pour réintroduire les clauses, à savoir le PLFSS 2014, ne laissait présager cette solution. Le texte d’origine ne comporte rien sur le sujet, et pour une raison simple : le Conseil constitutionnel était saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’assureur Allianz, sur ce sujet même. Il fallait attendre la réponse du Conseil (intervenue le 18 octobre) avant de déposer le moindre texte.

Une fois la décision rendue (confirmant la position du 13 juin), le gouvernement a déposé un amendement (le 792 deuxième rectification) au PLFSS le 22 octobre, discuté à l’Assemblée le 23 au soir, qui dispose que les entreprises ont bien entendu le libre choix de l’assureur, mais avec une petite nuance ! Si une entreprise choisit l’assureur recommandé par la branche, ses cotisations au contrat bénéficieront d’un taux de prélèvement social très favorable (le fameux forfait social). En revanche, si elle choisit un acteur non recommandé par la branche, ce taux de prélèvement sera fortement majoré (plus que doublé dans la plupart des cas).

Cet amendement a suscité un tollé très important. Bernard Accoyer a même accusé Marisol Touraine, ministre en charge du dossier, de mettre en place un véritable circuit occulte de financement des organisations syndicales par le biais de ces recommandations.

La question du financement syndical

Avant d’aller plus loin dans ma réflexion, je fais immédiatement un sort à la question du financement syndical par l’intermédiaire des institutions de prévoyance et des désignations de branche. Cette question mérite d’être posée, c’est pourquoi je la tranche rapidement, mais elle nous éloigne quand même du sujet de fond.

Un certain nombre de désignations de branche s’accompagne de dispositifs de financement des organisations syndicales. Le plus emblématique est celui de la branche hôtellerie-restauration, qui prévoit que 5% des cotisations du contrat peuvent être affectées à des missions autres que la protection sociale complémentaire des salariés, comme le financement des syndicats de la branche. Ce plafond n’est toutefois pas obligatoirement atteint (il semblerait que seul 1% des cotisations soit consacré à d’autres fins dans l’hôtellerie), et toutes les désignations ne comportent pas de dispositif de ce genre.

Existe-t-il, au-delà de ces dispositifs plus ou moins transparents, des dispositifs occultes de financement récompensant les syndicats pour avoir désigné un assureur ? Certains le disent, mais jusqu’aujourd’hui personne n’a apporté de preuves permettant de l’affirmer.

La place de la branche dans l’ordre social

En réalité, le sujet de fond posé par la désignation et la recommandation, est celui du rôle de la branche dans l’ordre social d’aujourd’hui. Nos entreprises en ont-elles encore ou non besoin ?

Les défenseurs de la désignation, et en particulier les acteurs de la majorité gouvernementale, se fendent sur ce sujet d’une multiplicité d’arguments assez curieux, et généralement irrationnels. Sans entrer dans le débat, j’en trouve de deux types.

Premier type : la branche, c’est la protection des petites entreprises contre les grandes. Ainsi, un accord de branche permettrait aux TPE de disposer d’une couverture santé pour les salariés efficace et pas chère, que seules les grandes entreprises pourraient s’offrir sans l’intermédiation d’une branche.

Cet argument est complètement grotesque. Il émane de gens qui ne connaissent pas la réalité économique du pays et ont une vision purement livresque et idéologique des entreprises. En effet, les contrats de branche dans le domaine de la santé servent d’abord à faire éponger les déficits des grandes entreprises, dans ce domaine, par les petites. Dans la branche de la restauration, par exemple, il est très probable que l’accord de branche serve d’abord à faire payer par le petit cafetier du coin (généralement peu consommateur de soins et d’indemnités journalières) le déficit produit par les grands du secteur, à commencer par Accor.

Il serait d’ailleurs cocasse que, avant d’aller plus loin, une commission parlementaire fasse la lumière sur ce sujet. On risquerait d’être surpris : contrairement aux croyances sectaires propagées par les adversaires de la libre entreprise, la solidarité ou la mutualisation servent beaucoup plus les puissants que les faibles. Un chef d’entreprise qui négocie son contrat santé dans son coin, pour peu qu’il y passe le temps qu’il faut, obtient un bien meilleur contrat santé que celui proposé par la branche.

Deuxième type d’arguments : la mutualisation, c’est mieux que l’individualisme. Donc la mutualisation de branche, c’est mieux que l’individualisme des entreprises.

Là encore, l’argument ne repose que sur du vent, et, d’un point de vue actuariel, constitue un contre-sens absolu. La mutualisation est en effet beaucoup plus pratiquée dans les contrats individuels que dans les contrats collectifs, et ne l’est pas moins dans les contrats d’entreprise que dans les contrats de branche. Un contrat individuel consiste en effet à cotiser avec des milliers d’individus inconnus certes, mais beaucoup plus nombreux que dans les entreprises ou les branches.

Rappelons que moins de 60 branches en France comptent plus de 50.000 salariés. Autrement dit, souscrire un contrat individuel auprès d’un assureur qui a 100.000 contrats en santé, c’est mutualiser beaucoup plus largement que souscrire un contrat pour une branche de 50.000 salariés. Rappelons aussi que 400 branches en France comptent moins de 5.000 salariés : c’est un pur mensonge que de soutenir l’argument de la mutualisation dans ce cas. Les salariés qui vont abandonner leur contrat individuel souscrit auprès d’un assureur qui dispose de 100.000 clients pour rejoindre un contrat de branches regroupant 3.000 salariés mutualiseront beaucoup moins.

La gauche et la nostalgie des corporations

En réalité, toutes ces arguties cachent mal une régression profonde dans la vision économique au sein du Parti Socialiste.

Lorsque le ministre Auroux avait inventé, en 1983, la négociation annuelle obligatoire dans les entreprises, il avait pourtant rompu avec un dogme historique : celui du primat de la branche. Pour Jean Auroux, le dialogue social devait se faire dans l’entreprise, là où les partenaires sociaux (et pour aller vite, un axe historique CGT-MEDEF) l’avaient cantonné dans les branches. La gauche, soudain, promouvait une vision du monde différente, où la norme sociale applicable à l’entreprise était fixée dans l’entreprise et non en dehors d’elle. Il est tout à fait curieux de voir que les héritiers du mitterrandisme prennent le contre-pied de cette vision en réinstaurant le primat de la branche sur l’entreprise.

La clause de désignation ou de recommandation vient du plus profond des âges sociaux français. Elle s’enracine dans cet héritage d’Ancien Régime qui organisait l’économie autour de règles collectives définies au niveau des branches d’alors, appelées corporations. C’était la mécanique des jurandes, qui prévoyait que les partenaires représentatifs de la branche eussent la légitimité pour « faire la police » dans les métiers concernés, et pour y organiser la solidarité.

Corset des corporations contre liberté de l’entreprise. Nous retrouvons ici un débat antédiluvien qui agitait la France des années 1780. A l’époque, les économistes physiocrates considéraient que les corporations étaient un facteur de sclérose dans l’économie française. La Révolution trancha le sujet avec la loi Le Chapelier et les décret d’Allarde, qui interdisaient purement et simplement les corporations.

Troublant chassé-croisé. La gauche française serait-elle devenue d’Ancien Régime ?

Cet article a initialement été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe : Jusqu'ici tout va bien

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