Pourquoi la suppression du classement de sortie des élèves de Polytechnique est nécessaire à l'évolution de l’École<!-- --> | Atlantico.fr
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Il faut supprimer le classement de sortir de l'école Polytechnique.
Il faut supprimer le classement de sortir de l'école Polytechnique.
©Reuters

Bonnes feuilles

Même si elle continue d’attirer bon nombre des meilleurs élèves du système scolaire français, l’Ecole Polytechnique est pourtant de plus en plus concurrencée au sein du monde globalisé qui est le nôtre. Elle doit s’adapter et trancher définitivement le malentendu de ses origines. Extrait de "La poule aux œufs d'or" (2/2).

Christian Gérondeau

Christian Gérondeau

Christian Gérondeau est polytechnicien et expert indépendant. Il travaille depuis plus de dix ans sur les questions environnementales.

Il est l'auteur du livre "Ecologie la fin" aux Editions du Toucan et "L'air est pur à Paris: mais personne ne le sait!" aux éditions de L'Artilleur.

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Pendant très longtemps, l’École polytechnique a pu se contenter de ne pas évoluer dans ses principes, restant fidèle à l’orientation ésotérique que lui avait donnée Pierre-Simon Laplace il y a plus de deux siècles. Ce temps est révolu, et ce sont sa raison d’être et sa survie qui auraient été en jeu si elle ne s’était pas remise en cause, ce qui est désormais le cas depuis la réforme législative de 2012 et son prolongement réglementaire de 2013.

La malédiction qu’avait jetée sur elle Napoléon en 1804 en la dotant d’une gouvernance paralysante est désormais vaincue. Mais il est une autre malédiction toujours présente aujourd’hui, celle de Laplace, qui lui a imposé au début du xixe siècle un enseignement de nature encyclopédique, mathématique, abstrait et déductif, et sans rapport avec les fonctions qu’allaient ensuite exercer au sein de la société ceux à qui il était censé être destiné.

Il n’est que temps de tourner cette page bicentenaire et de repartir sur de nouvelles bases afin de tirer le meilleur parti de la ressource humaine d’exception confiée à l’École, dans l’intérêt du pays qui a consacré à sa formation et à sa sélection des efforts importants, mais aussi dans celui des 400 jeunes Français et Françaises qui y accèdent chaque année pleins d’ardeur, et le plus souvent de désintéressement et d’un sens de l’intérêt général plus aigu qu’ailleurs.

S’agissant de l’enseignement qu’il faut dispenser à ses élèves, c’est presque une page blanche qu’il convient maintenant d’ouvrir, qui pourrait s’articuler autour de quelques idées simples et inspirées de la réalité.

Après les quelques six mois de « formation humaine » passés dans l’armée ou dans des organismes humanitaires, le solde des quatre années pendant lesquelles les élèves sont statutairement rattachés à l’École serait alors organisé en deux séquences : un « tronc commun » d’une durée qui pourrait être de 18 mois, et un parcours à choisir au sein d’un très large éventail de filières, correspondant à la variété des aspirations des jeunes polytechniciens admis à l’X, dont on a vu qu’elles étaient d’une extrême diversité.

Le tronc commun répondrait à une double finalité : compléter la formation scientifique des élèves par une approche différente de celle qu’ils ont connue en classes préparatoires, et les préparer à devenir des citoyens en élargissant leur culture générale et en leur procurant les bases d’une culture économique qui leur fait aujourd’hui défaut.

Une approche scientifique nouvelle

Il faut donc remettre les élèves au travail. Mais cet objectif ne pourra être atteint sans une remise en cause des principes de l’enseignement scientifique dispendé lui-même.

Le cursus actuel est jusqu’à présent resté consacré, tout au moins pendant les deux premières années de la scolarité à l’École, à l’impossible assimilation de plus d’une dizaine de cours scientifiques de haut niveau dont chacun nécessiterait des semestres d’études pour être véritablement maîtrisé.

Faut-il le rappeler, les protestations contre cette illusoire volonté d’encyclopédisme ne datent pas d’hier. Au-delà de celles d’Alain Surville au tout début du xixe siècle, elles ont émané de certains des plus grands scientifiques qui ont fait l’honneur de l’École.

En 1850, Le Verrier écrivait : « Il faut se garder de donner aux jeunes gens un enseignement trop abstrait et souvent inintelligible pour eux. Il convient de renfermer les programmes dans des limites qui doivent s’appliquer, non pas à quelques esprits, mais à la moyenne des intelligences, et restreindre l’étendue des cours mathématiques, en éliminer une foule de théories abstraites qui ne pourront jamais trouver d’application dans aucun des services publics… »

Après plus de deux siècles d’immobilisme sur ce point, il faut enfin prendre en compte la réalité et cesser de suivre Laplace.

Que faut-il faire alors ? La réponse a été donnée dès mai 1968 par les élèves de la promotion 1966, mais elle n’a jamais été mise en pratique. Que disaient-ils, avec l’accord de Laurent Schwarz et de Louis Leprince-Ringuet ?

Les élèves de la deuxième année de Polytechnique adoptent les dispositions suivantes : – un enseignement à options est mis en place ; – les options suivantes sont envisagées : algèbre, équations aux partielles, logique, théorie du contrôle, probabilités et statistiques, gestion d’entreprise, économie, biologie, astrophysique, chimie, physique des hautes énergies, physique du solide, informatique, mécanique des fluides. Les options doivent être considérées comme un axe d’approfondissement, non comme une spécialisation. Leur grand nombre a pour but d’intéresser tous les élèves… Chaque élève s’engagera moralement à participer à deux options au moins. »

Malheureusement, s’agissant du contenu des deux premières années passées à l’École, il n’est rien resté de ce grand souffle puisque les élèves sont toujours censés assimiler en 18 mois onze matières différentes.

Il n’est que temps de renoncer enfin à cet impossible encyclopédisme et de demander aux élèves de choisir une ou deux options au sein d’un large éventail, afin qu’ils puissent aborder les sciences et les techniques d’une manière différente de celle qu’ils ont connue avant d’entrer à l’école. Ils pourraient par exemple effectuer un travail en groupe sous le tutorat de membres du corps enseignant de l’École, avec pour objectif de développer l’imagination et le sens de la recherche, et de déboucher sur une « mini thèse ».

Les élèves de 1968 avaient raison quand ils considéraient les options qu’ils appelaient de leurs voeux comme un « axe d’approfondissement » et non comme une spécialisation au sens où on l’entend dans des établissements qui ont pour but de procurer au marché du travail des ingénieurs « pointus » dans telle ou telle discipline. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de l’acquisition de méthodes de travail nouvelles faisant appel à la recherche personnelle, à la consultation de documents, à l’élaboration si nécessaire de bibliographies, sans oublier, chaque fois que possible, la pratique expérimentale.

Quant au corps enseignant, il devrait approuver un tel changement. N’est-il pas préférable de pouvoir suivre de manière approfondie une quarantaine d’élèves pendant un an ou 18 mois, plutôt que de chercher à faire partager son savoir à 500 d’entre eux qui ne disposent que de quelques heures ou dizaines d’heures à consacrer à chacun de la douzaine de cours qu’ils sont censés assimiler et qu’ils ne font que survoler superficiellement ?

À la limite, le choix des spécialités retenues par chacun importerait peu, puisque le but ne serait pas nécessairement que les élèves s’y consacrent plus tard – même si certains le feraient sans doute – mais qu’ils acquièrent de nouvelles méthodes de travail faisant appel à l’induction plus qu’à la déduction qui est de règle dans les classes préparatoires.

Un préalable : la fin du classement de sortie

Autant de questions qui méritent d’être posées, de même que celle de la pérennité du classement dit de sortie des élèves, qui a été jusqu’à présent un obstacle central à toute évolution en profondeur de l’École. Depuis deux siècles, les élèves qui entrent au service de l’État choisissaient leur corps d’affectation en fonction d’un classement qui existe toujours et prend place actuellement au cours de la 3e année. Or l’existence d’un classement suppose que tous les élèves aient suivi, peu ou prou, les mêmes cours et affronté les mêmes épreuves, véritable carcan qui a conduit à l’échec depuis plus d’un demi-siècle toutes les tentatives d’évolution en profondeur de l’enseignement dispensé à l’École pendant ses deux premières années.

Alors que ceux qui entrent aujourd’hui au service de l’État ne sont plus que 70 chaque année, dont une dizaine environ au sein du renommé « corps des Mines », le plus attaché au principe du classement, c’est l’enseignement dispensé à la totalité des 500 élèves qui se trouve victime du maintien d’un mode de sélection qui n’avait de sens que lorsque la quasi-totalité des élèves faisait carrière dans la fonction publique, et était de surcroît de nationalité française.

Il est donc urgent de mettre fin à cette situation héritée d’un passé révolu et d’adopter d’autres modes de sélection pour les futurs ingénieurs des corps de l’État.

Qu’il soit permis d’avancer ici une suggestion. Dans un pays comme le nôtre, viscéralement attaché à l’impartialité républicaine, seul un classement peut remplacer un autre classement. Pourquoi ne pas alors adopter le classement d’entrée pour la sélection de ceux qui iront travailler pour l’État ? Certes, tous ceux qui réussissent le concours d’entrée parmi les premiers ne seront pas nécessairement intéressés, et il faudra sans doute leur laisser quelques mois de réflexion et d’explications pour qu’ils mesurent leur degré d’intérêt pour le service public.

Certes, également, ceux qui seraient ainsi sélectionnés pour le service public ne seraient pas nécessairement les mêmes que ceux qui le sont par les procédures actuelles. Mais rien ne dit qu’ils seraient moins aptes à travailler pour l’État, si l’on en juge par le nombre des élèves dont le rang de classement de sortie a été médiocre dans le passé et qui ont pourtant connu de remarquables carrières. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de Claude Bébéar, le fondateur d’AXA. Rentré deuxième, il est sorti dans les derniers parce qu’il avait volontairement préféré être représentant des élèves (caissier), ce qui le dispensait d’assister aux cours ! Il n’aurait pourtant pas déshonoré le corps des Mines…

En tout état de cause, il doit être mis fin à l’absurde situation actuelle, et la substitution du classement d’entrée au classement de sortie pour la sélection des corps de l’État est probablement la seule solution possible. C’est en tout cas la plus simple.

Contrairement à toute attente, ce serait surtout un retour aux sources.

Le décret fondateur du 25 Frimaire An VIII (16 décembre 1799) précisait en effet (article VIII) : « Chaque candidat à l’École déclarera à l’examinateur le service public pour lequel il se destine ; sa déclaration sera insérée au procès-verbal de son examen, et les élèves n’auront pas la faculté de changer leur destination primitive ».

Le même texte ajoutait (Article X) : « Le jury arrêtera la lise par ordre de mérite de tous les candidats jugés en état d’être admis, et il l’adressera au ministre de l’intérieur qui expédiera les lettres d’admission suivant l’ordre de la liste, et jusqu’à concurrence des places à remplir ».

Je me suis longtemps demandé comment ces deux textes étaient conciliables, jusqu’à ce qu’une ultime visite aux remarquables archives de l’École lève toute ambiguïté, grâce à une lettre du 26 Vendémiaire An XIII adressée par Pierre DANIEL (Promotion 1801) au Gouverneur de l’École Jean-Gérard LAGUÉE.

Les premières phrases en étaient les suivantes : « Dès ma plus tendre jeunesse, je me destinais au Génie Maritime ; je me présentai à l’École Polytechnique, et j’eus le bonheur d’y être admis, mais dans une autre partie que celle que j’avais demandée. Je fus reçu dans l’Artillerie. Je passai ensuite à la seconde division de l’École après avoir subi les examens exigés. Dans le courant de la seconde année, je trouvai à changer de partie avec un des élèves de la même promotion. Le Conseil eut la bonté de nous accorder le changement et, dès lors, je fus destiné au Génie Maritime… ».

Cette lettre de Pierre DANIEL levait toute ambigüité. Il y avait bien un classement d’entrée et les élèves étaient affectés aux différents corps en fonction de leur rang à l’examen.

Il en fut ainsi pendant plusieurs années au début du 19ème siècle, et c’est notamment ainsi que le Corps des Ponts et Chaussées compta en ses rangs l’une de ses plus grandes gloires, Louis Vicat, inventeur du ciment et du béton moderne, dont le rang de sortie ne lui aurait sans doute pas permis d’être admis en son sein.

Fondée sur le classement d’entrée, la procédure adoptée revenait en quelque sorte à une « pré-spécialisation » des élèves, et on peut imaginer qu’elle disparut lorsque Laplace réussit à éliminer tous les cours pratiques du programme de l’École et à rendre son enseignement rigoureusement identique pour tous, ce qui permit d’établir un classement de sortie qui devint à une date ultérieure la référence pour l’affectation aux différents corps civils et militaires.

L’adoption du classement d’entrée pour l’affectation aux différents corps n’a pas semblé poser de problème particulier lorsqu’elle fut en vigueur.

Extrait de "La poule aux oeufs d'or, la renaissance de Polytechnique", Christian Gérondeau (Editions du Toucan), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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