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"Don't Be Evil"... Mais Google a-t-il changé sa conception du diable en cours de route ?
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Revenus obligent

Le slogan de Google "Don't be evil" ("Ne soyez pas mauvais"), en cette période de questionnements sur la protection de la vie privée, est-il toujours d'actualité ? Le président de son conseil d'administration, Eric Schmidt, a en tout cas déclaré qu'il n'avait pas de "gentillomètre".

Gabriel Dorthe

Gabriel Dorthe

Gabriel Dorthe est doctorant en philosophie (Université de Lausanne et Paris I Panthéon-Sorbonne), et co-fondateur du Projet Socrate, la philosophie pour le monde du travail.

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Atlantico : "Don't be evil" (Ne soyez pas mauvais). La maxime de Google a longtemps influencé la politique de ce géant du web, qui souhaitait ainsi s'inscrire en porte à faux de concurrents estimés peu éthique. Néanmoins Eric Schmidt, l'un de ses piliers, vient de déclarer récemment (voir ici) que la compagnie n'avait pas de "gentillomètre" qui lui permettrait de distinguer le bien du mal. Peut-on dire que Google est en train d'abandonner son éthique fondatrice ?

Gabriel Dorthe : Il est justement intéressant de voir que les co-fondateurs Sergei Brin et Larry Page ont repris les commandes de Google après les avoir confiées à M. Schmidt, qui avait pour tâche de développer l'entreprise et qui a pu parfois sembler gêné par cette devise. Mais il est clair que ce principe fondateur n'est pas une simple légende dorée désuète. Les interventions publiques de M. Brin et Page sont ainsi toujours teintées de cette espèce de candeur morale qui a été la carte de visite du géant du Web depuis sa fondation. La question de l'honnêteté à toute épreuve reste cependant problématique, en particulier dans le cadre d'internet qui se constitue lui aussi de mensonges à certaines occasions. C'est d'autant plus problématique que l'on prétend régler cette question à l'aide du discours juridique. Or celui-ci n'a pas vocation à dire le bien et le mal, mais le juste, ce qui est très différent. Il est intrinsèquement ambigu, et navigue sans cesse entre la transparence et l'opacité.

C'est cela qui me semble important dans cette question: parler de transparence, pourquoi pas, mais toujours dans une dialectique avec son contraire, l'opacité. Ne pas opposer frontalement la transparence qui serait "bonne" et le secret qui serait par définition "mal". C'est une question de curseur, de dosage. Benjamin Constant et Emmanuel Kant ont eu une célèbre controverse à ce sujet : a-t-on le droit de mentir ? Peut-on mentir en pensant dire le vrai ? Si oui, est-on condamnable ?

N'oublions pas par ailleurs que le mensonge est souvent du côté de l'utilisateur. Les internautes que nous sommes ont tous dû certifier à de nombreuses reprises qu'ils avaient bien lu les conditions d'utilisation d'un service donné (Facebook, Twitter, Paypal, SNCF…) sans l'avoir fait pour autant. En dehors de certains juristes, personne ne s'aventure au décryptage de pages et de pages de normes juridiques. Si l'on regarde de près, on voit de nombreuses expression telles que "bonne foi", "usage raisonnablement justifié", etc., qui laissent une immense marge à l'interprétation. Le texte juridique qui se donne comme transparent ne peut faire l'économie d'une opacité certaine.

L'évolution des conditions d'utilisation de Google révèle d'ailleurs assez bien ce flou et ce flottement autour de la transparence et de l'éthique.

De plus, il faut aussi noter que l'internet, qui est né dans un contexte libéral/libertarien de partage et de liberté d'expression, s'est durci sous l'influence des autorités traditionnelles qui cherchent à reprendre la main sur un média qui leur a trop longtemps échappé. La répression peut changer d'outils, se doter de serveurs puissants, son visage reste le même. Accuser uniquement l'outil me semble un peu trop facile.

L'argument de M. Schmidt pour critiquer le "don't be evil" est de dire que cette distinction entre bien et mal ne repose sur aucune base solide (religieuse ou philosophique...). L'entreprise peut-elle se doter d'un code moral universel qui lui soit propre ?

Beaucoup d'entreprises essayent de le faire, notamment à travers les chartes de valeurs, ce qui nécessite souvent un gros travail d'enquête et de consultation interne en amont. Ce travail est ensuite synthétisé puis figé dans ce que l'on appelle, dans le cadre du Projet Socrate, une "boîte noire". Productrice, efficace, mais toujours trop large et trop rigide. Le sens que les individus injectent dans leurs pratiques finit toujours cependant par sortir d'un cadre trop simple par nature.

Plus largement, les grandes entreprises basées sur les nouvelles technologies ont eu pour tradition de défendre des principes de partage et d'altruisme hérités de "l'éthique du hacker" forgée dans les années 1960 au MIT. Cette éthique est-elle en train de plier aujourd'hui face aux nécessités du marché alors que ces entreprises ne connaissent plus les croissances folles des années 1990 ?

On voit bien que la réputation de ces entreprises compte pour beaucoup dans leurs succès économiques, même si elles sont souvent accusées, comme Facebook, de ne pas toujours mettre en accord leurs discours et leurs actes. Les récentes baisses d'utilisateurs de ce réseau social dans les pays qui ont fait son succès (Europe, Etats-Unis...) démontrent cependant que la confiance reste malgré tout un facteur absolument central de la réussite de ce type d'entreprises. Mais le contenu de cette confiance est toujours un enjeu, et l'objet d'un contrat entre le service et l'utilisateur. Contrat dont les termes restent très souvent implicites. La faute à qui ?

Cette éthique de l'entreprise peut-elle s'accompagner d'une éthique de l'utilisateur ?

Il s'agit là encore d'une grande dichotomie qu'il vaudrait la peine de complexifier un peu. Il y a effectivement un rapport entre l'utilisateur individuel et les grandes entreprises (Google) ou grandes institutions (NSA) mais il ne doit pas forcément se limiter à une réaction passive du premier. La manière dont on utilise ces services peut jouer un grand rôle, en brouillant son adresse IP, en se servant de systèmes de navigation cryptés, ou en refusant de confier des informations correctes (date de naissance, profession...) lorsqu'elles nous sont demandées. La question ne se pose donc pas seulement en termes éthiques du côté de l'entreprise, mais aussi en termes de culture technique du côté de l'utilisateur. D'aucuns affirment, de façon un peu lissée, qu'Internet et devenu un outil fondamentalement dangereux, ce qui me semble douteux. Le philosophe Bernard Stiegler utilise l'image du pharmakon, qui nous rappelle qu'une même substance peut être à la fois médicament et poison en fonction du dosage, et cette image peut assez bien se superposer au monde d'Internet selon moi.

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