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Rencontres : pourquoi les Français sont le plus en plus nombreux à faire confiance à internet
Rencontres : pourquoi les Français sont le plus en plus nombreux à faire confiance à internet
©Reuters

L'amour postmoderne

Les chiffres sont formels, les sites de rencontre sont devenus un élément incontournable de la vie amoureuse des Français et plus largement des Occidentaux. Un constat que certains jugent inquiétant là où d'autres voient juste une recomposition des relations sociales.

Atlantico : Une étude du Pew Research Center révèle que 11% des Américains ont déjà fréquenté un site de rencontre, allant ainsi dans le sens de l’enquête TNS SOFRES pour Meetic qui annonçait qu’en France, 1 histoire amoureuse sur 3 commencerait sur Internet. Ces rencontres sont-elles en train de devenir la règle plutôt que l’exception ? Si oui, comment expliquer cette situation ?

Michel Maffesoli : Avant tout, une mise ne perspective me semble nécessaire sur les différences entre la modernité et l’époque actuelle dans laquelle nous vivons et que j’appelle postmodernité. La modernité reposait essentiellement sur des conceptions rationnelles dans de nombreux domaines, au point de grandement secondariser l’hédonisme au profit de la valeur-travail. La grande tendance contemporaine est quant à elle le retour de l’hédonisme dont les phénomène que vous évoquez sur les sites de rencontre ne sont que l’une des expressions. Durant la modernité, la technique et la technologie avaient désenchanté le monde alors qu’actuellement, par le biais important d’internet et un peu paradoxalement, elle le « réenchante ». Voilà le contexte dans lequel il faut placer notre réflexion pour commencer.

Ces sites de rencontre accélèrent donc cette fringale d’hédonisme, dont le sexe est une manifestation, et dont personne ne sera totalement indemne. Je ne dirais pas qu’il y aura une règle pour tous, mais il est probable qu’à terme, peu ou prou tout le monde consultera ce genre de site. C’est là que de plus en plus de gens trouveront l’âme-sœur, le corps-frère ou autre.

Certains éléments de la vie moderne, ou postmoderne, rendent-ils plus difficiles qu’auparavant les rencontres « traditionnelles » ?

Catherine Lejealle : Le succès des sites de rencontre en ligne est dû à plusieurs facteurs. D'une part, la vie postmoderne dans les grandes villes où le temps passé dans les transports et l'organisation des villes elles-mêmes ne facilite pas la rencontre par hasard. Il existe peu de lieux de socialisation facilement accessibles. En comparaison, et c'est un autre facteur en faveur des sites, les sites sont accessibles 24h sur 24h, n'importe quand et de n'importe où sur n'importe quel support. On peut le faire pendant les temps morts dans les transports. Enfin, le troisième facteur qui explique cet engouement est la banalisation des mises en relation via des sites ou via Internet. Qu'il s'agisse de sites de vente entre particuliers comme eBay ou "le bon coin", d'échanges ou de partage (covoiturage etc.), Internet supprime les intermédiaires. Or, ces mises en relation se passent bien, ce qui accrédite la confiance dans la relation "médiée" avec un inconnu. Et donc cette confiance peut se transférer dans la relation amoureuse "médiée".

Michel Maffesoli : Je ne suis pas certain qu’il soit plus difficile aujourd’hui de rencontrer quelqu’un mais ces sites accélèrent le rythme jusque-là habituel de la rencontre. Nous sommes dans une configuration, et c’est une caractéristique de la postmodernité, du « et et » et non pas du « ou ». Les rencontres, amicales ou amoureuses, dans les bars ou les boites de nuit ne seront jamais remplacées totalement par celles sur internet. Elles coexisteront et ce quels que soient les modes de vie. Si on dit de la postmodernité qu’elle est « l’oxymore », ce n'est pas un hasard.

L’utopiste français Charles Fourier a écrit un livre appelé « Le nouveau monde amoureux » dans lequel il établit une combinatoire mathématique pour que « chacun trouve chaussure à son pied » : en fonction de tel goût sexuel, je vais trouver le ou la partenaire qui puisse le satisfaire. Il utilise notamment un exemple paroxystique et fort amusant qu’il nomme le gratte-talon dans lequel un jeune homme de 20 ans ne jouit qu’en grattant le talon d’une femme de 60 ans. Toute la question étant de savoir comment il va trouver dans cette combinatoire mathématique la femme en question. Internet permet à ce gratte-talon de trouver en quelques clics la personne qui peut le satisfaire. C’est l’accélération d’une constante dans une structure anthropologique.

Dans quelle mesure le succès des rencontres en ligne est-il dû à la déception quant aux rencontres et la vie amoureuse « normales » ? Qu’apportent ou permettent-elles de plus ?

Michel Maffesoli : Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de normalité sur la question. Tout ce qui était de l’ordre des fantasmes prenait habituellement un certain temps pour trouver satisfaction. Désormais, chacun d’entre nous a des fantasmes multiples pour lesquels il peut trouver une satisfaction rapidement. Nous n’avons plus seulement une sexualité « officielle » qui correspond au schéma du couple mono-partenaire avec deux ou trois enfants théorisé depuis le code Napoléonien. Aujourd’hui, il est au contraire possible d’être à la fois un père ou une mère sérieux et de satisfaire des fantasmes échangistes ou autres facilement par le biais d’Internet. C’est un peu ce que disait Rimbaud : « Je est un autre » qui trouve là un écho important.

Catherine Lejealle : Les sites ne sont pas un substitut à des rencontres IRL (In Real Life, dans la vraie vie) décevantes mais un moyen pratique, rapide, peu couteux et à portée de main sur des supports mobiles pour initier des relations, et ensuite se rencontrer rapidement.

Elles permettent de générer plus de contacts et donc de rencontrer plus facilement. Elles permettent aussi d'apporter du hasard et de la diversité en mettant en relation des personnes qui ne fréquentent pas les mêmes lieux (travail, restaurants, transport) et n'auraient pas eu l'occasion de se rencontrer.

Que disent ces chiffres de notre rapport aux relations, à la séduction et plus généralement à l’autre ? Sommes-nous devenus trop paresseux voire incapables de séduire « normalement » ?

Michel Maffesoli : L’un des chercheurs de mon centre a beaucoup travaillé sur la question et a constaté qu’il existe en fait de véritables formes de séduction sur les sites de rencontres par le biais des conversations, de la création du profil, etc. C’est simplement que c’est une séduction qui ne ressemble pas à ce que nous avons l’habitude de rencontrer dans la vie non numérique, face à face. Toutefois, la virtualité aidant, il faut arriver à convaincre d’aller jusqu’à la rencontre, ce qui est loin d’être évident.

Quant à la paresse, je n’adhère pas au terme. Il me semble qu’il s’agit d’une stigmatisation très française liée à l’incompréhension du phénomène internet. Dans « De la séduction » Jean Baudrillard  a bien montré que la séduction n’est pas « unique » et qu’elle peut prendre la forme des sites de rencontre.

Catherine Lejealle : Les sites permettent de rencontrer des têtes nouvelles, comme les blinddate aux USA. Aussi bien les seniors que les actifs, les vies sont bien remplies mais la possibilité de croiser de nouvelles personnes est rare. Les sites provoquent ce hasard. Mais les internautes n’attendent pas tout d’eux. C’est un moyen parmi d’autres de rencontrer et il serait idiot de s’en passer d’autant que cela marche pour d’autres que l’on connaît.

Ces sites ne sont-ils finalement que la représentation d’une société qui exige l’individualisation en tout ? Sont-ils "naturels" au sens où ils satisfont un besoin ?

Michel Maffesoli : Le naturel n’a jamais véritablement existé. J’ai publié fut un temps un livre appelé L'Ombre de Dionysos : contribution à une sociologie de l’orgie pour l’écriture duquel j’avais visité un musée, secret à l’époque, à Naples qui contenait tous les objets érotiques de Pompéi. Si je me permets cette digression, c’est pour expliquer qu’il n’y a jamais eu de naturel ni dans la sexualité ni dans la façon de la réaliser. Internet n’est pour moi que l'équivalent du sextoy de Pompéi à notre époque, il est la forme moderne des godemichés antiques.

Catherine Lejealle : La mise en relation se fait via le réseau mais on observe que les candidats à la rencontre se rencontrent très rapidement et évitent d'échanger pendant des semaines en idéalisant l'autre. Ils passent également au mode "chat" qui est moins réfléchi et plus naturel que le mail pesé et réfléchi envoyé chaque soir. Le chat est plus proche de la conversation, de l'échange et aboutit à des échanges plus authentiques car moins réfléchis. Le résultat est alors plus satisfaisant.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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