"De toute façon, les politiques n'ont plus le pouvoir avec l'Europe et la mondialisation" : les angoisses françaises entre fantasmes et réalité<!-- --> | Atlantico.fr
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La mondialisation "fait des chômeurs au Nord et des esclaves aux Sud", a expliqué Arnaud Montebourg.
La mondialisation "fait des chômeurs au Nord et des esclaves aux Sud", a expliqué Arnaud Montebourg.
©Reuters

Changement de monde

La mondialisation "fait des chômeurs au Nord et des esclaves aux Sud". C'est ainsi que s'est exprimé Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, face aux lecteurs du Parisien. Une vision que semble partager un nombre croissant de Français et qui recouvre une part de réalité et une autre de fantasme. Première partie de notre série sur les angoisses françaises.

Atlantico : Face aux lecteurs du Parisien, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, a fustigé la mondialisation qui, selon lui, "fait des chômeurs au Nord et des esclaves aux Sud". Une vision pessimiste que semble partager un nombre croissant de Français chez lesquels s'installe l'idée selon laquelle l'Europe et la mondialisation feraient que "notre destin nous échappe". Comment faire la part des choses entre la part de fantasmes et la part de réalité que revêt cette préoccupation ?

Marc Crapez :L’idée que le destin nous échappe est surtout propre à la France, qui doute d’elle-même et de ses dirigeants. Montebourg s’y attaque souvent en dépit du bon sens, avec des déclarations tape-à-l’œil. Mais il a le mérite de vouloir ranimer la flamme du colbertisme, qu’on a voulu rayer d’un trait de plume au nom du futurisme. Pendant des années, on s’est extasié sur la tertiarisation de l’économie. La « société de la connaissance » à partir de l’an 2000, a pris le relai de la « nouvelle économie » des années 1990, de la « société de l’information » des années 1980, et on pourrait remonter à la « nouvelle ère » des années 1920. Ce sont des slogans de science-fiction pour penseurs pressés qui confondent vitesse avec précipitation.

Le principal problème est que les élites se dissocient des peuples avec lesquels elles n’entendent plus partager une communauté de destin. Ces élites se sont trompées en croyant que le progrès balaierait les certitudes passées. En réalité, le progrès apporte autant de difficultés qu’il n’en résout. Atlantico a rendu compte d’une étude américaine de la Brookings Institution qui montre que les branches à haute valeur ajoutée, non délocalisées par les entreprises, sont consommatrices de capital ce qui privilégie les revenus du capital. Pour ma part, j’ai publié un article au titre provocant : « Les nouvelles technologies sont destructrices d’emploi ».

Nicolas Goetzmann : Ce n’est pas « la mondialisation » qui crée ce phénomène, c’est l’incapacité de l’exécutif à poser un diagnostic correct sur l'ampleur de cette crise. Et je parle pour l’ensemble des pays européens. Si au moins ce diagnostic était fait, il y aurait un moyen d’agir sur ce "destin". Mais étant donné que le chef de l’Etat reste persuadé qu’il s’agit d’une simple crise cyclique et que la seule action envisagée est de croiser les doigts bien fort en attendant que ça passe, le destin ne va pas se forcer tout seul.

Si le gouvernement se donnait la peine de regarder ce qui se passe ailleurs, c'est à dire la révolution monétaire qui est en cours aussi bien aux États-Unis, au Japon et au Royaume-Uni, il apprendrait que le destin de l’Europe est bel et bien entre ses mains. Ce n’est pas l’impuissance du pouvoir politique en lui-même face à la mondialisation qui est en jeu, c’est l’impuissance du pouvoir à prendre contact avec la réalité, et d’établir un diagnostic correct. Les résultats sont inexistants simplement parce que le diagnostic est erroné. Et ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une complète incapacité à se remettre en cause.

Au lieu de constater son erreur, l’exécutif se persuade que le manque de résultat ne peut être attribué, non pas à cette erreur, mais à un facteur externe par exemple la mondialisation. Être persuadé d’avoir raison sur toute la ligne tout en constatant la dégradation de la situation du pays, voilà le drame de ce gouvernement. Pour faire une comparaison toute simple, le Japon injecte tous les mois l’équivalent de 1% de son PIB dans son économie par la voie monétaire, ce qui représenterait 20 milliards d’euros à l'échelle de la France. PAR MOIS. Cela permet de se faire une idée du gouffre qui sépare l’analyse européenne et l’analyse japonaise. Pour information, le Japon a 4% de croissance depuis le début 2013, et 4% de chômage.

Jean-Luc Sauron : L'Union européenne n'a pas assumé une de ses fonctions proclamées, celle de protéger le continent européen des côtés néfastes de la mondialisation (délocalisation, désindustrialisation, etc.). Ce sentiment de déclassement du continent dans la course économique mondiale est réelle.

Parler de fantasme est une posture idéologique et un peu naïve sur les rapports de forces dans un monde multipolaire (Chine, Russie, EU, UE , BRICS, BRIITS). Nos "partenaires" économiques ne jouent pas toujours le jeu d'une concurrence ou d'échanges selon des règles fantasmées, elles, comme équilibrées ! Le sentiment d'abandon de nos compatriotes, Français et Européens, repose sur un discours politique commun à la classe politique des différents États de l'UE se défaussant systématiquement sur Bruxelles de la responsabilité des difficultés, sans reconnaître la nécessaire complémentarité des pôles décisionnels nationaux et européens. Aujourd'hui, la classe politique européenne refuse d'assumer ses limites au profit d'une répartition des rôles clairement assumée entre le centre (Bruxelles) et la périphérie (les États membres). Dans un monde gouverné par des États continent, l'Europe ne peut rester un continent d’États dont la balkanisation s'est accrue depuis la chute du mur et dont certains rêvent d'accroître, encore, le nombre de pièces du puzzle européen (Écosse, Catalogne, Padanie,la Flandre belge).

Délocalisations, euro jugé trop cher, immigration difficilement maîtrisée, quels facteurs objectifs permettent d'expliquer ce sentiment ?

Nicolas Goetzmann : Le gouvernement ne s’attaque qu’aux conséquences de la crise, et non aux causes. Si un bateau subit une avarie et que l’équipage écope sans réparer la casse, vous ne pouvez pas obtenir de résultats. Et cela se voit.

Par exemple, lorsque vous constatez que la politique actuelle se résume à augmenter les impôts, vous ne pouvez occulter le fait que personne ne prétend que la cause de la crise serait des impôts trop faibles. Mais c’est la réponse que le gouvernement offre. C’est à-dire qu’il essaye d’agir sur les conséquences de la crise que sont les déficits et la dette mais pas sur la cause qu’est le manque de croissance. Et rien n’est fait pour la croissance. Cette situation est perceptible par chacun, la population paye de plus en plus sans aucune certitude sur le résultat, et constate après 18 mois qu’il n’y en a aucun. Tout ceci n’est pas de la politique, c’est du travail d’expert-comptable.

Marc Crapez : L’euro cher n’est pas la source du problème. Cessons de croire que c’est la faute aux Allemands, car on est bien content de les trouver. Ils ont défendu les valeurs, le mode de vie et le contrat social qui forment le socle de la prospérité occidentale. Ils se sont montrés disciplinés, industrieux, prévoyants et raisonnables pendant que d’autres faisaient prospérer le vice de la dette et courraient après la poule aux œufs d’or.

Par contre, les délocalisations sont bel et bien un problème majeur. On l’a longtemps nié en oubliant que, si la théorie économique n’est guère en faveur du protectionnisme, elle ne l’a jamais prohibé de façon ponctuelle et transitoire, pour soutenir des industries naissantes ou déclinantes notamment. En second lieu, les délocalisations induisent une désindustrialisation qui appauvrit en tarissant les emplois tertiaires qu’induisait l’industrie.

En octobre 2007, la France lançait l’idée « d’Europe protection », afin d’agir sur l’environnement, l’immigration et la sécurité des approvisionnements énergétiques. Au printemps 2008, Nicolas Sarkozy a invoqué « l’Europe qui protégeait, l’Europe de la préférence communautaire », tandis que l’Institut Montaigne évoquait la notion de « protections raisonnables » de Maurice Allais. Rien n’y a fait, le conformisme et l’immobilisme ont repris la main contre les sacrilèges. Pourtant, agiter le spectre de l’autarcie est paradoxal compte-tenu des flux actuels de personnes et de marchandises. Ces flux attestent toute la marge qui nous sépare d’éventuelles dérives protectionnistes ou problèmes xénophobes. L’idée récurrente d’un « durcissement » des politiques d’immigration désigne en réalité des velléités de politiques légèrement moins laxistes.

L'impuissance de François Hollande face aux effets de la crise et son manque d'autorité expliquent en grande partie son impopularité. Pourtant, Arnaud Montebourg a annoncé que l'américain Titan avait fait une proposition de reprise de l'usine de pneus Goodyear. Les politiques sont-ils aussi désarmés face aux pouvoirs économiques et financiers que semble le penser l'opinion ? De quelles marges de manœuvre réelles disposent-ils dans un contexte de mondialisation ? Et dans un contexte européen ?

Jean-Luc Sauron : Il  est fondamental de cesser de vendre du vent à nos concitoyens. Il n'y aura pas de marche en arrière. La notion de souveraineté ne recouvre pas la même chose en 2013 qu'en 1930 ou en en 1914. Personne n'oserait affirmer que la France était souveraine en 1945. Il en est de même aujourd'hui, mais dans un contexte particulier. Le mythe des deux portes d'entrée dans la mondialisation (la porte nationale et la porte européenne) donne l'impression qu'il existe une alternative à une approche organisée et globale des rapports de forces mondiaux. En réalité, les pays européens qui pensent pouvoir peser sur le cours des choses, seuls, se leurrent. Comme l'a très bien signifié le président Barack Obama aux Britanniques : les relations EU-GB cesseront d'être privilégiées si la Grande Bretagne quittant l'UE perd son rôle d'interface entre l'UE et les Etats-Unis. Nos partenaires ne nous analysent que comme les parties (chaque Etat membre) d'un tout (l'UE). La période que nous traversons doit permettre aux hommes politiques de faire accepter à nos concitoyens que le monde n'est pas magique. Il n'y a pas de traitement rapide de la crise que nous vivons. Cette idée que "tout est possible", sans douleur participe au maintien des électeurs dans un état infantile. Se projeter dans l'Europe de 2030 n'a de sens que si les politiques menées quittent le court termisme magique pour entrer dans un mouvement à moyen et long terme comparable à l'effort demandé à nos parents et grands-parents dans la période de la reconstruction (1945-1955). Les Trente Glorieuses ont été précédées de sacrifices.

Mais cette idée n'est acceptable que si la population a le sentiment que les efforts sont justement répartis. La crise n'a conduit pour l'instant qu'à la mise en place d'une société duale entre une minorité qui s'enrichit et des classes sociale en voie de régression grossies par les classes moyennes désorientées. Les élections européennes de mai 2014 ne doivent pas être détournées de leur véritable finalité : donner une assise politique continentale à une Europe composée d'Etats nations qui n'ont pas la vocation de disparaître. Partout, le patriotisme dans le monde s'affirme par la conquête des marchés et l'acquisition de richesses (Chine, BRICS, Afrique noire, Afrique du Nord). Il s'agit de construire un nouveau monde, au-delà de l'impossible dépassement d'Etats nations par un fédéralisme destructeurs des spécificités nationales. Les jeunes Européens votent avec leurs pieds : ils émigrent en Asie, en Australie, partout où ils ont sentiment de pouvoir peser sur leur destin. Pourtant, le continent européen pourrait constituer une frontière à repousser pour l'épanouissement de ses peuples. Contrairement au déclinisme politiquement correct et que la France a déjà connu (au début de la IIIème République et durant la période de Vichy), les Européens n'ont pas finis de participer comme acteur à l'avenir du monde. Seul un projet ambitieux retiendra nos jeunes en Europe. Mais tous nos jeunes : il ne s'agit pas de s'occuper que des Bacs +8 ou + 10. Les jeunes ouvriers, artisans, salariés ou employés ne doivent pas être laissé de côtés. L'Europe est aussi un projet pour eux.

Nicolas Goetzmann : Il est totalement faux de croire que les politiques sont dépossédés du pouvoir, surtout lorsque nous regardons ce que sont les institutions de la Ve république. Il est par contre raisonnable de penser que la réalité de ce pouvoir n’est pas assumée. La France dispose même des institutions les plus solides de l’Union, ce qui devrait « obliger » l’exécutif à agir. Vous ne pouvez pas prétendre être impuissant sur l’économie, provoquer une guerre au Mali, et menacer la Syrie. Je ne suis pas partisan de la théorie de la diversion, le pouvoir est bien là, c’est l’analyse et la volonté de bouger les lignes qui font défaut.

Concernant l’Euro, la perte de la souveraineté monétaire n’empêche aucunement à la France de proposer une modification des traités pour résoudre cette question. Je ne dis pas que ce sera facile, loin de là, mais aujourd’hui la question n’est même pas posée. Il faudra convaincre, s’allier, faire pression, mais tout cela est du ressort du chef de l’Etat et du gouvernement. La France est un des deux moteurs de l’Union, et dispose de pouvoirs en conséquence.

Marc Crapez : Une équipe gouvernementale resserrée et résolue pourrait surmonter bien des contraintes. L’inertie est d’abord dans la tête des dirigeants, qui sous-estiment le peuple en le jugeant inapte à connaître des vérités. Aide-toi et le ciel t’aidera, a-t-on envie de dire à Hollande ! Il a attendu septembre 2013 pour annoncer enfin qu’il fallait « faire d’abord des économies ». Jusqu’alors, on n’avait rien entendu de bien sérieux.

Le CICE peut difficilement créer des emplois, car ce dispositif provisoire ne s’applique qu’aux salaires supérieurs à deux fois et demi le smic et l’investissement des entreprises est en berne. Et ce n’est pas le contrat de génération qui rapprochera la main-d’œuvre des emplois non pourvus ! D’ailleurs le poste de secrétaire d’Etat à la Formation professionnelle est longtemps resté vacant à Bercy, où s’agitent pourtant sept ministres ou secrétaires d’Etat.

Le thème de la frontière a fait un retour en force dans le discours politique. La souveraineté des États est-elle réellement menacée ? Est-il possible de la repenser dans un cadre européen ?

Marc Crapez : Ce sont des questions vastes. J’ai publié ailleurs une liste de réformes institutionnelles souhaitables pour combler le déficit démocratique de l’Union européenne (par exemple rotation des élites et introduction d’une dose de démocratie directe, pour ne citer que des mesures non-techniques).

Le problème est que les élites ne croient plus aux peuples et veulent les dessaisir de leurs prérogatives en misant sur des ensembles supranationaux. Après le référendum de 2005 sur l’Europe, émergea l’idée d’une longue pause dans un processus d’élargissement qui avait été prématuré. Mais c’est de nouveau reparti. Interrogé à ce sujet, un intellectuel répond : « Pourquoi interdire à l’Albanie et à la Macédoine d’y entrer ? ». C’est un argument ras-les-pâquerettes. On renverse ainsi la perspective en épousant celle du postulant, sans se soucier de ce qu’il viendrait faire dans le cercle de famille et s’il y est désiré.

Nicolas Goetzmann : Le fédéralisme ne peut avoir un avenir que si nous parvenons à nous sortir de cette crise par le haut. Pour aller plus loin dans la construction européenne, il faut accepter que tout ce qui a été fait n’est pas parfait, défaire et refaire. Il y a la tentation de casser le jouet, mais ce serait tout aussi absurde que de continuer comme si de rien n’était. Le projet européen a un sens, il peut même prendre un nouvel essor si ses dirigeants acceptent leurs erreurs, et agissent en conséquence.

Pour le moment la souveraineté est bancale, entre un pouvoir monétaire européen, et un pouvoir budgétaire local. Une telle situation ne peut être que transitoire. Depuis 2012, le transfert de souveraineté budgétaire est amorcé plus sérieusement. La souveraineté économique n’est donc pas « menacée », elle est déjà en cours de transfert.

Comment l'offre et le discours politiques peuvent-ils s'adapter pour mieux répondre au sentiment de dépossession des Français ?

Nicolas Goetzmann : Je le répète, il ne s’agit pas d’un déficit de pouvoir, mais d’un déficit de diagnostic. Le manque de résultat s’explique par une politique qui n’a aucune chance de succès, et non par une absence de pouvoir. Cela rappelle les mots de François Mitterrand, « contre le chômage, on a tout essayé ». C’est trop facile.

Notre problème est en fait assez simple en théorie mais il est difficile à traiter en pratique. La méthode que nous avons choisie en 1992 pour gérer notre politique monétaire est celle de la stricte « stabilité des prix ». Cette  méthode s’est avérée catastrophique dans les conditions que nous traversons depuis 2008, voilà pourquoi les Etats-Unis et les autres grandes zones économiques l'ont modifié.

L’enjeu revient alors à convaincre l’ensemble de la zone euro de rectifier le fonctionnement de notre politique monétaire. Cela ne va évidemment pas être simple, parce que la stricte stabilité des prix a été tellement sacralisée, glorifiée, qu’il est aujourd’hui difficile de faire admettre qu’il s’agit de la cause du problème. C’est pourtant le cas.

Marc Crapez : Pour répondre au blues des peuples, il faudrait que l’Europe se fasse aimer des Européens. D’abord, en permettant aux Européens de mieux se connaître les uns les autres. Ensuite, en leur proposant une approche constructive par des projets et des réalisations qui parlent d’eux-mêmes. Il faudrait proposer aux Européens des raisons positives de s’unir : pour mieux s’apprécier et organiser en commun la production d’un bien public régional collectivement recherché (par exemple l’harmonisation des procédures pénales et la convergence de certaines lois civiles).

Les Français disaient autrefois « On est en République », comme les Américains disent qu’ils vivent dans un « free country ». Ces formules saluent la douceur de vivre sous la protection bienveillante d’une déesse tutélaire : la liberté politique. Le jour où les gens auront envie de dire « On est en Europe », c’est que celle-ci donnera envie d’être invoquée comme une Cité qui veille sur les siens.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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