Pourquoi la révolution du boom du gaz de schiste américain n'est pas faite pour durer<!-- --> | Atlantico.fr
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Les effets du boom énergétique américain pourraient s'avérer moins importants que prévu à long terme.
Les effets du boom énergétique américain pourraient s'avérer moins importants que prévu à long terme.
©Reuters

Illusion énergétique

Alors que les Etats-Unis connaissent une véritable explosion de leur production énergétique, certains acteurs traditionnels du secteur comme la Russie commencent à s'en inquiéter.

Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec est un spécialiste de l’énergie et en particulier du pétrole et professeur à l’Ecole du Pétrole et des Moteurs, où il a dirigé le Centre Economie et Gestion. 

Il a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur des sujets touchant à l’économie et à la géopolitique de l’énergie et en particulier Exploitation et Gestion du Raffinage (français et anglais), Recherche et Production du Pétrole et du Gaz (français et anglais en 2011), l’Energie à Quel Prix ? (2006) et Géopolitique de l’Energie (français 2009, anglais 2011).

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Atlantico : L'exploitation du gaz de schiste semble pouvoir mettre les Etats-Unis sur la voie de l'autosuffisance énergétique. Ils ont ainsi su compenser la perte de la production journalière de barils de pétrole iraniens (1,5 millions) sur le marché mondial due à l'embargo, et ce grâce à leur propre production. Comment cette nouvelle donne pourrait-elle changer les équilibres géopolitiques ?

Jean-Pierre Favennec :La situation pétrolière et gazière mondiale est en train de changer de manière sensible. La production américaine de gaz et de pétrole de schiste ont augmenté de façon tout à fait significative. Ceci a permis de compenser les pertes induites sur le marché mondial, en matière de production, par la situation de certains pays producteurs: l'Iran comme mentionné dans la question; la Libye avec les problèmes que l'on connaît et qui ont conduit à la quasi-interruption de la production il y a peu; et le Nigéria en raison du vol répété de cargaisons et des difficultés liées à la production. Il convient de rappeler que le Golfe, à part l'Iran, se maintient à un très bon niveau de production et ne pose pas de problèmes particuliers.

Plus précisément, pour ce qui est du gaz de schiste, les Etats-Unis ont considérablement développé leur production. J'aime rappeler qu'il y a six ou sept ans, les Etats-Unis s'attendaient à devoir importer la moitié de leur production actuelle, soit 300 milliards de mètre cube de gaz par an. Ils ont donc construit des terminaux d'approvisionnement qui ont finalement très peu servis. Leur niveau de production est tel que dans quelques années, les Etats-Unis deviendront même exportateurs.Cette nouvelle position explique le faible prix du gaz aux Etats-Unis et les avantages économiques qu'ils en retirent: électricité bon marché, redéveloppement de la pétrochimie, et création de près d'un million d'emplois.

Sur le plan géopolitique, plusieurs changements seront à noter. Tout d'abord, rappelons que la production pétrolière s’est développée au début des années 1930 autour d'un axe Riyad-Washington. Le point culminant demeure la rencontre sur la mer Rouge entre Roosevelt, qui revenait de Yalta en février 1945, et Ibn-Saud. Cette rencontre a abouti à la formulation de l'accord entre les États-Unis et l'Arabie-Saoudite par lequel cette dernière s'engageait à assurer l'approvisionnement de l'Occident en pétrole, en échange de la protection militaire des Etats-Unis. Cet accord est resté la base de l'industrie pétrolière pendant plusieurs années. Depuis les attentats du 11 septembre, la situation a un peu changé. De plus, les Etats-Unis risquent de devenir la plus grande puissance productrice de pétrole d'ici quelques années, ce qui permettrait à l'ensemble du continent nord-américain de devenir autonome en charbon, pétrole et gaz. Ceci va donc avoir un impact sur les relations qu'entretiennent les Etats-Unis avec les pays du Moyen-Orient, et en particulier l'Arabie-Saoudite, qui seront donc moins importantes.

Le deuxième changement géopolitique important trouve son fondement dans le fait que les Etats-Unis, afin de réduire le risque de dépendance énergétique, ont voulu favoriser un autre canal d'approvisionnement: l'Afrique de l'Ouest. Or, le pétrole des Etats-Unis, dont la production est en constante augmentation, est de même qualité que celui en provenance de cette partie du continent africain. Par conséquent, le pétrole de l'Afrique de l'Ouest trouve de moins en moins de débouchés en Amérique. Ce pétrole doit donc se rediriger vers l'Asie, ce qui n'est pas un problème majeur aux  vues des besoins asiatiques en pétrole.

Tout ceci ne signifie pas que les États-Unis vont se retirer de la scène énergétique internationale. Le pétrole est un produit mondial très sensible à son environnement : tous les facteurs pouvant influer la production de pétrole à un endroit donné pourront se répercuter ailleurs. On peut néanmoins se demander s'il sera toujours nécessaire pour les Etats-Unis de maintenir une flotte très importante de porte-avions et de bateaux accompagnateurs visant à sécuriser les approvisionnements pétroliers, ce qu'ils font aujourd'hui. Ils pourront donc laisser d'autres s'en occuper, comme les Chinois ou bien les Européens qui importent de très nombreuses quantités de pétrole. Dans le cas des Européens, la question des moyens reste posée.

Les Etats-Unis pourraient-ils à terme menacer, voire supplanter, les puissances énergétiques traditionnelles ?

Je ne pense pas que le problème se pose vraiment. Toute proportion gardée, les Etats-Unis représentent environ 20% de la production et de la consommation énergétique mondiale. Pour ce qui est de la consommation, ce pourcentage est amené à diminuer. En ce qui concerne la production de pétrole, celle-ci n'a pas prévu de se développer de façon massive. A moyen et long termes, il est même probable que l'Arabie-Saoudite redevienne la première puissance productrice de pétrole. Le rôle des Etats-Unis dans la production de pétrole ne sera pas si majeur que cela. Au final, nous resterons dans des équilibres assez similaires à ceux à l'heure actuelle, avec pour seules nouvelles donnes la montée en puissance de la consommation en Asie et un développement de la production dans de nouvelles régions mais sans qu'il y ait l'apparition d'un nouvel Moyen-Orient. 

Quelles seraient les conséquences pour des pays comme la Russie et l'Arabie-Saoudite de se faire dépasser par les Etats-Unis en termes de production énergétique ? Quelles réponses pourraient apporter ces pays face à la politique énergétique américaine ?

Même s’il y a une augmentation de la production énergétique liquide aux Etats-Unis, celle-ci n'est pas dramatique. Ce qui peut se poser comme question pour la Russie et l'Arabie-Saoudite reste la possible augmentation de la production du pétrole en Irak, estimée aujourd'hui à 3 millions de barils par jour et qui pourrait monter à 12 millions (sous réserve d’une pacification du pays encore aléatoire). Cette augmentation poserait ainsi la question du rapport de force au sein de l’OPEP, et plus précisément entre l'Irak et l'Arabie-Saoudite et entre l'Irak et l'Iran.

On dénonce souvent la dépendance énergétique, problématique pour certains pays, notamment des voisins de la Russie qui sait manier le gaz en qualité d'arme stratégique. Certains pays du continent américain sont déjà fortement dépendants de la production de pétrole américain, tandis que les Etats-Unis opèrent des transferts de technologie importants vers la Chine ou la Pologne pour ce qui est de l'exploitation du gaz de schiste. Ne s'agirait-il pas de remplacer une dépendance par une autre ? Les Etats-Unis conçoivent-ils également l'énergie comme une arme stratégique ?

L'énergie est de toute façon une forme d'arme stratégique. On voit d'ailleurs bien l'enjeu qu'il revêt dans le cadre des relations entre la Russie et l'Europe pour ce qui est du gaz. Il s'agit là d'une dépendance croisée car les Européens dépendant du gaz russe pour se chauffer et faire marcher leurs industries, tandis que les Russes sont dépendants des recettes en devises apportées par le gaz vendu en Europe occidentale. Plus précisément, l'Europe importe plus de la moitié de son gaz, dont la moitié provient de Russie, et l'autre de Norvège et d'Algérie. Viendront sûrement le Qatar, le Nigeria et les Etats-Unis lorsque leurs infrastructures le permettront. Ceci permet aux Européens de faire baisser la pression russe.  A l'heure actuelle les Russes sont principalement préoccupés, sur le plan géopolitique, par la  construction du pipeline passant par l'Ukraine et la Biélorussie, et également par la question des prix avec les renégociations des contrats de longue durée et la pression que fait peser le gaz de schiste très bon marché sur le prix mondial du gaz. Il n'y a pas beaucoup de phénomènes de ce genre dans le cas des Etats-Unis. Une activité d’exportation modérée pourrait être attendue de la part des Etats-Unis même si l'on peut s'attendre à un fort activisme de la part des lobbyistes du secteur pour la limiter. Rappelons d'ailleurs qu’aujourd’hui, les exportations de pétrole sont interdites aux Etats-Unis. Afin de favoriser leurs intérêts, ces derniers pourraient néanmoins être amenés à lever cette interdiction et à autoriser les importations. Ceci permettrait aux Etats-Unis de réaliser la situation idéale qui est la leur: importer du pétrole lourd en provenance d'Arabie-Saoudite et du Venezuela pour faire marcher leurs raffineries sophistiquées, et exporter du pétrole léger.

Je ne pense pas qu'on puisse voir les Etats-Unis utiliser l'énergie comme une arme, et notamment grâce au transfert de technologies mentionnée dans la question, pour le gaz de schiste. En effet, il s'agit de techniques pointues assez bien maîtrisées. Du fait de ces développements, la création de liens de dépendance est peu probable.

Quels facteurs pourraient stopper les Etats-Unis dans leur course vers la puissance énergétique ?

Je n’utiliserais pas cette dernière expression. Je crois que les Etats-Unis bénéficient, un peu par hasard, de la possibilité de développer leur production d'énergie de façon considérable. Je ne pense pas qu’il y ait de volonté particulière de leur part. La relation entre les Etats-Unis et l'énergie est différente de celle entretenue par la Russie avec cette dernière. Ceci s'explique par le fait que l'énergie pèse plus lourdement dans l'économie russe, constituant ainsi un véritable facteur de puissance.

Propos recueillis par Thomas Sila

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