72% des Français aiment leur entreprise à eux mais pas l'entreprise en général : analyse d'une ambivalence<!-- --> | Atlantico.fr
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Entre l'amour de son entreprise et celui de l'entreprise en général, les Français font le grand écart.
Entre l'amour de son entreprise et celui de l'entreprise en général, les Français font le grand écart.
©Flickr/Victor1558

Série : "J'aime ma boîte"

Jeudi 17 octobre aura lieu la nouvelle édition de l’événement "J'aime ma boîte". Durant une journée, vous pourrez laisser libre cours à votre imagination afin de déclarer votre flamme à votre entreprise. Un événement qui risque de connaître un beau succès au regard d'un récent sondage sur la relation qu'entretiennent les Français avec leur entreprise.

Jawad Mejjad

Jawad Mejjad

Jawad Mejjad est docteur en sociologie, chercheur au Ceaq-La Sorbonne, enseignant et responsable pédagogique au Cnam, et gérant d'une société industrielle (Ermatel).

Ses réflexions et ses recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de la société, avec une focalisation sur l’entreprise, à l’aune de la postmodernité.

Il a publié Le rire dans l’entreprise, chez l’Harmattan, en 2010.

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Atlantico: Selon un récent sondage Opinion Way du mois d'octobre, 72% des Français disent aimer leur boîte. Ils n'étaient que 64% en 2011 à affirmer la même chose. Qu'est-ce qui explique ce regain d'affection des Français pour leur entreprise ? 

Jawad Mejjad: De prime abord, ces résultats peuvent paraître paradoxales. Après, tout dépend ce que l’on entend par « aimer ». Le désamour des Français pour leur entreprise date d’une vingtaine, voire d'une trentaine d’années et n'est entravé en rien par l'amour qui peut être affiché par de tel sondage. Il y a une différence entre ce qui est dit et ce qui est vécu réellement par les individus. Ces derniers n’ont plus du tout les mêmes attentes à l’égard de l’entreprise qu’il y a vingt, trente ou quarante ans. Par conséquent, ils se sont adaptés, d’autant plus que l’entreprise est le lieu où les individus passent la plus grosse partie de leur journée ; il est donc préférable que les choses se passent bien.

Pour en revenir plus précisément sur la question des attentes, le grand malaise de notre société actuelle réside dans la non-croyance en l’entreprise, cette dernière reflétant la fin de la croyance en la modernité incarnée à nos yeux par l’entreprise. Or, les choses n’ont pas toujours été comme cela. Si l’on regarde à travers l’Histoire, on peut distinguer trois grandes périodes : l’antiquité gréco-romaine caractérisée par la recherche de la gloire ; l’ère chrétienne fondée le salut de l’âme ; et la modernité et son lot de nouvelles valeurs qui ont ouvert la voie à l'émergence et au développement de l’entreprise. Justement, l’entreprise, c’est la fine pointe de la modernité dans laquelle se sont focalisées toutes les valeurs : la hiérarchie, le poids de l’expérience, la croyance dans le futur, l’organisation… toutes ces valeurs ne font plus sens dans la société. Le problème, c'est que l’entreprise fonctionne encore avec ces valeurs, ce qui explique le décalage que l’on peut observer. Désormais, l’individu se réalise un peu dans l’entreprise et beaucoup à l’extérieur, dans des cadres aussi divers et variés que la salle de sport, les clubs de rencontres, les voyages…

On peut comparer l’entreprise à la structure familiale : quand vous demandez aux gens s'ils désirent avoir une famille classique avec un mariage long, des enfants, une très grande majorité vous dira oui, en dépit de la réalité où l'on constate que les choses ne se passent pas tout le temps comme cela. Ce raisonnement s'applique également à l'entreprise.

Toujours selon ce même sondage Opinion Way, 85% des Français sont "plutôt d'accord" avec la nécessité de valoriser davantage les entreprises, soulignant ainsi la mauvaise image dont jouissent les entreprises en général auprès de l'opinion. D'où provient ce décalage entre l'amour pour son entreprise et la désaffection pour l'entreprise en général de la part des Français ?

Les individus ne sont pas dupes : ils savent que l’entreprise n’est plus là pour les aider à se réaliser. Désormais, le contrat est relativement clair : un salarié recherche essentiellement, par le biais de l’entreprise, la satisfaction de ses besoins et le moyen d’avoir l’argent nécessaire pour satisfaire ces besoins-là. La relation à l’entreprise est ainsi plus complexe qu’auparavant. On pourrait comparer cette nouvelle relation qu’entretient l’individu avec son entreprise au coup de foudre : l’individu va vivre intensément celui-ci, le temps qu'il durera. Durant cette période, l’individu va y croire, quitte à en changer plusieurs fois par la suite. On est loin ici du modèle traditionnel de la famille uni et pérenne parce qu’on y croyait également. Cette logique s’applique aujourd'hui à la relation individu-entreprise. Comme pour bon nombre de constructions sociales relatives à la modernité, celle de l’entreprise ne fait plus foi. L'individu croit désormais à sa propre histoire et veut vivre de manière limitée et intense une histoire qui va lui permettre de se réaliser.

Par ailleurs, le désamour des gens pour leur entreprise est une manifestation du rejet de l’individualisme, valeur synonyme de modernité et largement portée et réalisée dans le cadre de l’entreprise. Dans l’entreprise, l’autre est traditionnellement considéré comme un ennemi, alors que les gens recherchent actuellement, en termes de valeur au sein de l’entreprise, la solidarité. On le voit bien dans la manière qu'ont désormais les jeunes d'appréhender l'entreprise : ils veulent vivre l’entreprise en mode projet, expérimenter de façon intense, voir presque émotionnelle. L’objectif est de se réaliser sur le court terme de façon solidaire, voir même tribal.

Quels sont, selon vous, les principaux éléments qui favorisent l'attachement des Français pour leur boîte ? 

Ce qui va permettre à l’heure actuelle à une entreprise d'avoir la côte auprès de ses employés, c’est justement de pouvoir favoriser la solidarité, de permettre la constitution d’une petite tribu, voire presque d'une famille sur laquelle on peut compter de façon provisoire. L’entreprise n’est plus ce lieu de la domination hiérarchique, où chacun est un loup pour les autres selon le modèle alors à son apogée dans les années 1980. Les entreprises qui prônent ce nouveau modèle fondé sur la solidarité, qu’il s’agisse de start-up ou de grandes entreprises, sont les plus favorisées dans les sondages.

69% des Français interrogés par Opinion Way affirment que le gouvernement est distant vis-à-vis des entreprises quand 70% reconnaissent que la relation qu'ils entretiennent avec leur entreprise n'a rien à voir avec qui est dépeint par les médias. Cette diabolisation de l'entreprise est-elle seulement imputable aux médias et au gouvernement ? Comment l'expliquer ?

La modernité a été construite par l’État selon la définition de Hobbes, qui conçoit donc l’État comme le moteur permettant de faire fonctionner les structures de la société. Cette conception relève du fantasme pour ce qui est de l’entreprise : le politique n’a aucune incidence sur l’économie, bien au contraire. Néanmoins, les individus restent persuadés de cela, et voient en l’État le parfait bouc-émissaire des dysfonctionnements de l'entreprise, selon la théorie de René Girard. Le décalage que les gens ressentent entre ce que dit l’État et ce qu’il fait pour les entreprises est tout à fait juste dans la mesure où l’État ne peut rien faire et que l'entreprise n’attend quasiment rien de lui. 

Concernant le décalage entre ce que disent les médias et ce qui se passent au sein de l’entreprise, ceci s’explique par le fait que les médias commentent ce que leur fournissent le politique et les organisations syndicales. Les médias sont donc complètement déconnectés de la réalité quotidienne de l’entreprise car leur modèle repose sur le seul commentaire des décisions politiques et syndicales. La vérité véhiculée par les médias ne transparaît que lorsque les médias relatent un fait divers, comme les suicides au sein des entreprises.

Plus de la moitié des Français, 59%, sont "plutôt d'accord" avec le fait qu'il vaut mieux travailler dans la fonction publique que dans une entreprise. Qu'offre la fonction publique que ne peut offrir l'entreprise ?

A mon avis, il s’agit uniquement de la sécurité de l’emploi. En temps de risque de chômage exacerbé, la sécurité de l'emploi est ce qui est prioritairement recherché par les individus et qu'offre la fonction publique même si cela commence à changer. Si vous prenez des enquêtes réalisées dans les années 1960-1970, on constatait la tendance inverse. Cette dernière trouvait ses fondements dans le développement de certains stéréotypes appliqués à la fonction publique, que l’on a d'ailleurs pu retrouver dans plusieurs sketchs : l’image du fonctionnaire qui n’a rien à faire, qui n’est pas motivé… ce qui, là aussi, a bien changé. Elle demeure néanmoins assez négative, comme ont pu le mettre en exergue notamment les débats sur la réforme des retraites où l’on s'est aperçu que les fonctionnaires étaient les détenteurs d'un certain nombre de privilèges qu'ils s'efforcent de conserver. En temps de crise, ceci est exacerbé, bien entendu. Dans la réalité actuelle, la fonction publique ne correspond plus du tout à cette sécurité absolue de l'emploi, au rythme de travail tranquille, aux vacances fréquentes... La fonction publique est caractérisée à l'heure actuelle par une productivité conséquente, ce qui est bien loin de l'imaginaire qui lui colle à la peau.

Propos recueillis par Thomas Sila

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