La drogue, ce phénomène qui permet de mieux comprendre l'explosion des violences en Guadeloupe<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Consommation
La Guadeloupe détient le taux le plus important d'homicides en France, notamment à cause de la drogue.
La Guadeloupe détient le taux le plus important d'homicides en France, notamment à cause de la drogue.
©Reuters

Petites îles... gros trafics

Avec 38 morts, la Guadeloupe détient le taux le plus important d'homicides en France volant ainsi le titre à la Corse et Marseille. Un bien triste record qui a ses particularités locales tant dans les origines que dans la forme.

André  Lucrèce

André Lucrèce

André Lucrèce est Docteur en sociologie et écrivain, ses livres liés au sujet sont Souffrance et jouissance aux Antilles (Essai, paru en 2000, chez Gondwana éditions), Les Antilles en colère, avec L-F Ozier-Lafontaine et T. L’Etang, (Essai paru en 2009, chez L’Harmattan).

Voir la bio »

Atlantico : Avec 38 morts (31 en Guadeloupe, 7 sur l'île de Saint-Martin) depuis le début de l’année, la Guadeloupe détient le taux le plus important d'homicides en France, avant la Corse et avant Marseille. Trafic et usage de drogue, vols contre la population, violence de rue sous l'emprise de l'alcool, règlements de compte entre bandes... Quelles sont les vraies raisons de la violence en Guadeloupe ?

André Lucrèce : Les raisons sont multiples. Elles sont d’abord profondément sociales. Cette jeunesse qui est à la fois actrice et victime de cette violence vit dans monde qui n’a rien à voir avec les générations précédentes. Les jeunes, qui ont vu dans les quartiers pauvres leurs parents les préserver de la misère et leur assurer une dignité grâce à des systèmes hors marché – coups de main (travaux collectifs pour planter ou construire des petites maisons), sou-sou (mutuelles spontanées en cas de coup dur) jardin créole, élevage domestique de volaille, de mouton, de porc etc. – qui leur ont permis d’aller à l’école, vivent aujourd’hui dans un autre monde, celui d’une modernité productrice de chômage, d’oisiveté et d’assistance (RMI, puis RSA) et surtout sans avenir.

Or, il faut convenir des vérités ardues qui m’apparaissent, depuis quelques années, clairement discernables : nous connaissons désormais la face étrange de la tragédie dont le principe premier est le conflit des valeurs. Ce conflit des valeurs s’exprime au quotidien, dans le surgissement prolifique des violences qui créent - à juste titre - tant d’émotion, dans cette agressivité - souvent inexplicable - visible dans l’espace public, sur nos plages ouvertes à des niveaux sonores extravagants qui hurlent en rapport de forces pour éloigner de paisibles familles, et même sur la mer où les règles les plus élémentaires ne sont pas respectées, sans parler des routes où les plus outranciers font la loi au détriment de ceux qui se conforment à celle qui est prescrite.

Peut-on attribuer ces dégradations à une crise économique sociale très dure et à un fort taux de chômage ou existe-t-il d’autres raisons ?

Oui, il y a eu la crise sociale qui en 2009, a affecté les Antilles, mais ces manifestations ont un effet cumulatif qui n’a pas attendu 2009. Avant cette date, les Antilles (Martinique et Guadeloupe) connaissait un taux de croissance avoisinant les 3%. Et donc, au contraire, malgré un niveau de vie relativement élevé par rapport à d’autres pays de la Caraïbe, jamais la vie sociale n’a atteint un tel degré de tension, ce que nous avions conceptualisé dans nos écrits en « société énervée », et pourtant on continue de se torturer moralement dans les rapports à autrui, payant chaque jour davantage le prix de cette vie convulsionnaire qui mène inéluctablement à l’usure, aux violences et aux homicides qui n’ont jamais connu un tel niveau.

Et pourtant, curieusement ces éléments les plus médiatiquement visibles et souvent dénoncés, s’ils sont graves, ne sont pas à long terme les plus inquiétants, au sens où ils ne sont que la partie émergée d’une situation qui concourt à la défaite des valeurs de civilisation et de pacification de la société. Ce qui me paraît la chose la plus inquiétante, c’est la façon dont, de manière globale, l’intériorisation des normes recule pour laisser place à des intérêts primaires qui se traduisent dans toutes les classes sociales en incivilités, en délits et parfois en crimes.

Une certaine opinion croit, que la production économique est synonyme de développement humain, abus paradoxal qui nous renvoie à une autre croyance : celle qui consiste à être persuadé qu’il suffit de gaver un peuple en objets et en viande pour qu’il soit heureux et apaisé.

Les médias évoquent des problèmes identitaires et culturels ou encore une immigration irrégulière qui prend des proportions inquiétantes. Dans une moindre mesure, peut-on dire que l’île est devenue une plaque tournante du trafic de drogue ? Pourquoi ?

Crack, drogues diverses et alcools auxquels vous faites allusion constituent en effet un cocktail détonnant. Il faut dire, s’agissant des drogues, que les Antilles constituent un passage sinon obligé, mais extrêmement fréquent vers l’Europe, mais aussi une destination finale compte tenu du niveau de vie, s’agissant de la cocaïne, et aussi de l’usage du crack et du cannabis chez les jeunes. Depuis quelques temps, c’est très régulièrement que des « mules », termes qui désignent les passeurs, se font arrêtés dans les aéroports de Guadeloupe et de Martinique, le profil étant celui d’individus jeunes, homme ou femme âgé de 20 à 30 ans souvent des chômeurs ou pratiquant des petits boulots.   

Vous faites allusion à la dimension identitaire. En effet, nos sociétés antillaises n’ont pas su digérer ce qui nous vient de loin. Mais ils révèlent aussi et surtout que cette modernité brutalement survenue, par son exaltation de la liberté du sujet, favorise les pulsions agressives qui ne sont pas sans rappeler la guerre de tous contre tous, une sorte de lutte à mort, à la différence qu’une telle lutte survient à l’occasion de motifs le plus souvent dérisoires. Certains cherchent même à travers cette violence un prestige rudimentaire, ce qui dévoile leur propre détresse qui s’exprime dans cette rage ardente.

Quelle forme prennent ces violences ?

Les formes de violence sont diverses et liés aux espaces sociaux. Ces derniers sont, de ce point de vue, significatifs : dans la famille, les conflits entre parents et ceux entre parents et enfants se multiplient, surtout quand certaines familles se constituent de manière précoce, sans ressources avérées et sans capacité de socialiser les enfants. L’école est désormais le lieu de bagarres qui parfois se terminent en affrontements sanglants, quand ce ne sont pas des parents qui viennent participer aux règlements de compte. Les cités résidentielles où des jeunes vivent une oisiveté scarifiée d’ennui et de ressentiment. Les transports qui voient débarqués des jeunes prêts à en découdre, refusant de payer leur tickets, s’attaquant au chauffeur ou au capitaine – quand s’agit des vedettes en mer -, au personnel, aux voyageurs, obligeant les chauffeurs à exercer leur droit de retrait et, en mer, à renoncer aux voyages du soir et du dimanche. Les stations-services, où les jeunes se regroupent les vendredi et samedi soir dans une atmosphère où l’absorption d’alcool marque le temps initial dans le bruit pétaradant des motos et autres mobylettes, sont les lieux des prémices d’une longue nuit faite d’excitation et de tension et la férocité routière va se muer en fascination pour la mort. Il y a les prisons construites il y a quelques temps et qui déjà débordent, où les jeunes sont de plus en plus nombreux et où les violences internes sont légions.

Comment enrayer cette situation ? Faut-il durcir la loi ?

La loi, bien entendu doit être appliquée, mais je soulignais aussi que les prisons débordent, que les jeunes y sont de plus en plus nombreux et aussi que les violences internes se multiplient à l’intérieur. Les lois, en revanche, sont l’expression de ces valeurs que les Grecs dressaient comme une protection contre la violence. C’est une conscience collective vivante capable d’inspirer les conduites de la vie quotidienne. Je veux dire par là que c’est toute la société qui doit se mobiliser et, en premier lieu, les responsables politiques qui semblent impuissants devant ces problèmes. Par exemple, nos entretiens et nos contacts avec les jeunes montrent qu’ils sont demandeurs de chantiers d’insertion. Pourquoi pas un vaste programme prioritaire pour de tels chantiers ? Ceci avec la mobilisation des moyens de l’Etat (la jeunesse n’a-t-elle pas été décrétée priorité nationale ?) et ceux des collectivités publiques.

Les lois imprègnent le peuple, c’est dire que cela s’adressent à un vaste public. Et on assiste par-là à l’élaboration d’une conscience collective devant ce qui devient une tragédie. Je précise qu’il s’agit des lois non écrites et qui ne se confondent pas avec le juridisme. Les interdits sont plus que jamais liés aux devoirs au contraire de la modernité qui affirme les prérogatives des droits des individus devenus rois. Il est encore temps.

Propos recueillis par Karen Holcman

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !