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Ce que la chômeuse de "Des paroles et des actes" révèle des troubles et angoisses des Français
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Coup d'éclat

Isabelle Maurer a su exprimer à travers une simplicité déroutante les malaises et angoisses de bon nombres français laissés pour compte. Un fait que l'on peut qualifier d'épisode médiatique mais qui dit beaucoup de l'état actuel de la société française

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris et non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA). Il écrit des articles de fond sur les questions internationales et de sécurité notamment sur son blog Tenzer Strategics (107 articles parus à ce jour). Il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement français, de milliers d’articles dans la presse française et internationale et de 23 ouvrages, dont le dernier Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire.

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Atlantico : Confrontée au chômage de longue durée, issue d'une région frappée par la désindustrialisation et désabusée face à l'avenir de sa situation, peut-on dire qu'Isabelle Maurer est quelque part représentative de la mentalité française du moment ?

Nicolas Tenzer : Oui, très certainement. Elle est représentative non seulement de la mentalité, mais aussi de la vie concrète et de la souffrance d’un grand nombre d’entre eux. Des couches de plus en plus importantes de notre société ont le sentiment, souvent d’ailleurs justifié, qu’ils ne parviennent pas à s’en sortir, qu’ils cumulent les difficultés – chômage, logement, argent, éducation des enfants, absence de loisirs, etc. – et qu’ils n’ont aucune raison d’espérer en un avenir meilleur. Ils sont épuisés, physiquement et moralement, ne parviennent pas à récupérer et vivent dans une angoisse permanente – comme s’ils habitaient sur un fil tendu au-dessus d’un précipice. Ils considèrent que l’avenir de leurs enfants ne sera pas meilleur et, plus que tout, ils ont le sentiment que tous les abandonnent – institutions publiques (les dysfonctionnements massifs de Pôle Emploi sont connus depuis longtemps), hommes politiques, entreprises, associations mêmes. En cela, je crois exact de parler de déréliction. Bien sûr, cette situation ne fait qu’empirer avec l’augmentation du chômage et l’accroissement continu de sa durée depuis vingt ans. Les Français ont d’ailleurs le sentiment, collectivement cette fois, que nous n’avons pas encore touché le fond. Enfin, cette même impression gagne de proche en proche non seulement les catégories populaires, mais aussi les classes moyennes qui commencent à éprouver, même si elles ne le vivent pas aussi dramatiquement que Madame Maurer, une précarité croissante ou un risque avéré de précarité – le sentiment en somme que tout peut basculer d’un moment à l’autre. Notons d’ailleurs que le dernier rapport du Médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, avant que l’institution soit supprimée, exprimait déjà de manière remarquable cette réalité.

Cette même personne a de plus assuré que les hommes politiques ne pouvaient pas comprendre ce que c'était de vivoter au jour le jour. Cette affirmation marque-t-elle une rupture consumée entre un peuple français et des élites jugées de moins en moins apte à s'émouvoir des difficultés du plus grand nombre ?

Oui, mais reconnaissons que cette rupture n’est pas nouvelle. On peut se rappeler les interpellations publiques déjà de Lionel Jospin, Jacques Chirac et François Hollande par des Français souffrants et indignés. Dans mon propre livre sur les élites (Les élites et la fin de la démocratie française, avec R. Delacroix, Paris, PUF, 1992), il y a plus de vingt ans, j’avais déjà pointé cette réalité. Je pense d’ailleurs que ce sentiment d’une rupture est largement justifié. Une immense partie des élites de gauche comme de droite – monde politique et haute fonction publique, mais aussi élites du secteur privé – effectivement ne comprennent pas, parce qu’ils vivent dans un autre monde et n’ont pas de réelle empathie pour ce que vit le peuple au jour le jour. Certains Français parlent euros en chiffres simples, d’autres en dizaines, d’autres en centaines, d’autres encore en milliers – les échelles ne sont pas les mêmes. Je me rappellerais toujours la phrase d’un ministre, en 1984, devant le constat dramatique que je lui produisais sur la situation de l’école et, singulièrement, l’illettrisme : « Il ne faut pas exagérer ». Cette phrase, je l’ai souvent entendue depuis sur le chômage, le problème des cités, la montée de la grande pauvreté, etc. Il est vrai que la classe politico-administrative donne le sentiment de cette profonde indifférence et il n’est pas si inexact que cela. On sait aussi que cela fait le jeu de l’extrême droite qui n’a évidemment pas les solutions et ne ferait même qu’aggraver encore la situation du pays. Il y a d’ailleurs longtemps ses affiches disaient : « Le peuple, c’est vous », sous-entendant cette coupure. La difficulté est de répondre à ces situations, en prenant mieux en compte la situation de chacun – ce qui veut dire aussi, sur le plan administratif, un réel guichet unique pour les plus défavorisés – et en luttant les injustices, tout en travaillant au renforcement de la compétitivité et de l’internationalisation du pays, seule solution à terme. Mais il faut aussi répondre dans l’immédiat.

Plus généralement, cette intervention nous apprend-elle quelque chose sur ce que pourraient être les angoisses des Français par rapport à l'avenir ?

Bien sûr, l’angoisse essentielle des Français est la perte de l’emploi et des revenus qui vont avec, autrement dit la pauvreté, la précarité et le déclassement. Cela peut vouloir dire concrètement l’impossibilité de garder sa maison, sa voiture, les quelques biens accumulés péniblement par le travail, la capacité à financer les études des enfants, un minimum de repos, etc. Je crois qu’il faut à nouveau parler de sentiment d’épuisement. J’ai pu aussi observer toutefois que ce sentiment de déclassement pouvait aussi être collectif : si la France ne parvient pas à maintenir son rang économique, si sa place dans le monde décline, si sa croissance d’effondre, si, conséquence de tout cela ‑ et c’est avéré – sa richesse par tête diminue de manière relative, c’est la situation de tous qui sera affectée. Même s’il faut d’abord répondre à chaque situation individuelle, il faut donc agir aussi sur le plan plus global pour accroître notre puissance dans le monde, tant économique que diplomatique, renforcer notre compétitivité et notre attractivité globales en tant que pays et ne jamais oublier que si nous perdons pied dans la concurrence mondiale, ce sont aussi les situations individuelles de pauvreté, comme celle de Madame Maurer, qui empireront. Cela aussi, je crois, peut être compris.

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